lundi 15 septembre 2014

Un été dans le pré - Lucy Diamond


Un été dans le pré - Lucy Diamond - Collection Piment - Editions France Loisirs
Presses de la Cité, 2012

L'auteur :

Lucy diamond, de son vrai nom Sue Mongredien est une auteure britannique née en 1970 et qui a grandi à Nottingham. Aujourd'hui elle vit à Bath avec sa famille. Un été dans le pré est son sixième roman.

Résumé :

Polly la soeur des villes et Clare la soeur des champs semblent n'avoir pas grand chose en commun.
Polly  citadine jusqu'au bout des ongles, femme d'affaire ambitieuse à qui tout réussit passe voir ses parents une fois par an. Sa soeur Clare, divorcée, deux enfants à charge, reine du système D n'a jamais quitté son village.
Lorsqu'elle perd son emploi et doit vendre son appartement, Polly se voit contrainte, à son grand désespoir, de s'installer à la campagne chez ses parents. Sa sœur Clare lui propose de vivre chez elle. Les débuts de la cohabitation sont difficiles. Un projet fédérateur : la fabrication de produits bio pour le bain va les réunir. Et pour que Polly reste au village n'y aurait-il pas un ancien amoureux ?

Quatrième de couverture :


Extrait :

Prologue

Dès qu'elle entendit la voiture de ses parents s'éloigner, elle décrocha le téléphone et l'appela. Son coeur battait à cent à l'heure.
— Ils sont partis. Tu veux venir ?
— Tu m'étonnes ! répondit-il.
Et une vague de chaleur explosa en elle, telle une flaque d'essence enflammée par une allumette.
— J'arrive !
Fébrile, elle fit les cent pas dans le salon en l'attendant. Grouille-toi, grouille-toi, grouille-toi. S'il n'arrivait pas très vite, elle risquait de se dégonfler.
Deux minutes plus tard, il frappait à la porte. La roue avant de son vélo tournait encore dans l'allée, où il l'avait abandonné. En allant ouvrir, elle surprit son propre reflet dans le miroir de l'entrée, ses yeux brillants, ses joues empourprées. Le grand moment était arrivé.
Pendant de longues minutes, ils restèrent sur le seuil à se bécoter, au vu et au su des voisins. Leurs baisers avaient un goût d'interdit. C'était excitant. Tout pouvait advenir. De l'autre côté de la rue, les rideaux de Mme Lindley frémirent d'indignation, mais Polly s'en fichait éperdument. Pointant le majeur en direction de la vieille commère, elle embrassa son amoureux avec encore plus d'ardeur.
Ils n'avaient jamais couché ensemble dans la maison familiale. Ce soir serait le grand soir.
— Salut, la plus belle, dit-il quand ils s'écartèrent l'un de l'autre.
Il avait la voix rauque et les pupilles dilatées.
— Salut, répondit-elle, le souffle court. Entre.
Elle le prit par la main et l'emmena dans le salon, le coeur affolé, la peau parcourue de frissons. Elle avait dix-sept ans, et cette nuit-là allait tout changer.


1
Vingt ans plus tard

Il était 7 heures en ce matin d'avril, et le soleil pointait son nez sur la City de Londres. Un camaïeu allant du rose le plus vif à l'orangé le plus pâle striait le ciel, tandis qu'à vingt mètres sous terre les premiers métros filaient dans un roulement de percussion. Dans les immeubles de bureaux étincelants, les lumières s'allumaient aux fenêtres comme si une énorme machine prenait vie, et les techniciens de surface poussaient leurs aspirateurs vrombissants dans les couloirs beiges et sans âme. Ailleurs, dans les maisons et les appartements qui s'étendaient à la périphérie du coeur palpitant de la ville, des millions de gens se retournaient dans leurs lits douillets, rêvaient, ronflaient, se pelotonnaient contre leur partenaire, faisaient taire le réveil d'une main tâtonnante ou, les yeux mi-clos, encore bouffis de sommeil, pourvoyaient aux besoins matinaux de leurs bambins.
Polly Johnson avait un coup d'avance : elle était déjà fin prête pour la bataille. Sa peau, récurée sous le jet puissant d'une douche brûlante, était dissimulée sous un chemisier blanc immaculé et un tailleur-pantalon anthracite à la coupe sévère. Ses cheveux mi-longs, couleur caramel, étaient coiffés en un chignon strict. Un masque de fond de teint et d'anticernes – foutues poches sous les yeux, qu'elle avait de plus en plus de mal à cacher ! – couvrait son visage, barré d'un trait de rouge à lèvres en guise de peinture de guerre. Ordinateur portable, talons vertigineux, sac à main verni : elle était parée.
Elle pénétra à grandes foulées dans le hall vitré de la Compagnie financière Waterman, adressa un bref salut aux réceptionnistes, plaqua sa carte magnétique sur le tourniquet et poussa les barrières en métal – les seuls bras qui l'étreignaient ces derniers temps. Puis elle piqua droit vers l'ascenseur. Direction : le sommet.
Polly Johnson s'était hissée jusqu'en haut de la pyramide en un crescendo bien orchestré au fil des années. Non, présenté comme ça, on aurait dit qu'on lui avait déroulé le tapis rouge. Rien n'était plus éloigné de la réalité. Elle avait dû se battre et jouer des coudes à chaque étape, bousculer ses rivaux à haut potentiel, piétiner les plus faibles et les plus lents, dans son ascension vers la gloire. Elle avait accumulé les heures de travail, grimpant obstinément sans s'accorder de vacances, de week-ends ou de sorties ; sans la moindre vie sociale, pour dire la vérité. S'arrêtant à peine pour reprendre haleine, elle avait gravi un à un, à la force du poignet, les barreaux de l'échelle professionnelle. Ses collègues féminines avaient peu à peu lâché prise, dégringolant sur le sentier de la maternité, pour s'apercevoir que les opportunités de carrière s'arrêtaient à la porte de la salle d'accouchement. Mais pas Polly. Pour Polly, le travail passait avant la famille, les amis, les amants. Pour rien au monde elle n'aurait sauté du train de la réussite.
C'est ainsi qu'elle avait rejoint l'équipe de direction en tant que consultante senior en gestion actif-passif et politique de prix de transfert dans le département de risk management. Certes, ça faisait beaucoup à caser sur une carte de visite. Lors de la dernière réunion de famille, à Noël, elle avait vu le regard de ses proches s'embrumer quand elle avait énoncé son nouvel intitulé de poste, comme si elle parlait une langue étrangère. Ils étaient revenus sur terre lorsqu'elle avait révélé le montant du salaire qui allait avec.
« Combien ? s'était étranglé son père, manquant tomber la tête la première dans le trifle aux cerises.
— Mince alors, avait dit sa mère dans un souffle. Bravo, ma chérie. C'est extraordinaire ! »
Cet instant lui avait fait l'effet d'une rédemption, comme si elle était absoute de toutes les erreurs du passé. Elle avait inscrit son nom au tableau d'honneur !
Clare, bien sûr, n'avait pu s'empêcher de tout gâcher en lançant une remarque acerbe sur les bonus obscènes des banquiers, mais Polly l'avait ignorée superbement. Je gagne, tu perds, songeait-elle en jubilant. Elle avait soutenu le regard de sa soeur, qui n'avait pu que baisser les yeux. C'était tellement moche, la jalousie.
« Encore un peu de champagne ? » avait-elle proposé, tout sourire, en brandissant la bouteille verte et ventrue.
À cela, une seule réponse possible.
L'approbation de ses parents comptait plus qu'elle ne l'avait cru. C'était seulement en voyant leurs visages sidérés qu'elle avait mesuré tout ce qu'elle avait voulu prouver, à eux plus qu'à quiconque. Elle était ravie de gagner de l'argent, forcément, mais c'était la réussite qu'elle convoitait avant tout : la gloire, le succès, un CV ronflant. Prouver au monde qu'elle en était capable, qu'elle avait une utilité. Depuis la mort de Michael eh bien, disons qu'elle avait deux fois plus envie de réussir.
Et quand, en entrant dans son bureau, elle vit le ciel rose se teinter de bleu au-dessus du dôme de la cathédrale Saint-Paul et le soleil du matin se réverbérer sur les fenêtres et les toits de la ville étendue devant elle, elle se dit qu'elle avait réussi sa démonstration. Elle avait atteint chaque cible avec précision, et mérité les honneurs, les augmentations de salaire et les promotions, sans parler du luxueux appartement avec vue sur la Tamise, des entrées dans les clubs les plus exclusifs de Londres, du coupé Mercedes gris métallisé que ces messieurs lorgnaient d'un oeil jaloux et du grand dressing rempli de vêtements de créateurs à tomber par terre. Ah, sans oublier le super-bonus qui se profilait à l'horizon. Et qui tombait à pic, d'ailleurs, car elle s'était un peu emballée récemment en faisant des investissements risqués à la Bourse. Mais pour gagner, il fallait jouer, pas vrai ?

Jake, l'assistant de Polly, arriva à 8 heures en lui apportant son habituel expresso. Il était grand, élégant, joli à regarder, et avait compris qu'on ne plaisantait pas avec une chose aussi essentielle que le café. Elle avait viré des collaborateurs pour moins que ça.
Quand il posa délicatement la tasse devant elle, elle se contenta de grommeler, sans quitter des yeux son écran.
— Hum Polly, j'ai quelques points à vérifier avec vous, dit-il, bloc et stylo à la main. Vous êtes invitée à faire une communication à la conférence sur les solutions de risk management le mois prochain
— Répondez que je suis prise, l'interrompit-elle, jurant tout bas en faisant une nouvelle correction.
Elle relisait le rapport préparé par Marcus Handbury, un consultant junior, pour une importante réunion prévue le lendemain. Elle n'en était qu'à la première page et avait déjà dû réécrire plusieurs lignes et souligner trois fautes de grammaire. Du travail de cochon. Marcus était un de ces golden boys issus d'une école privée, à qui on avait toujours tout servi sur un plateau. Le fait de connaître les gens qu'il fallait ne l'autorisait pourtant pas à bâcler ses dossiers.
— Deuxième chose, Henry Curtis a de nouveau appelé pour vous rencontrer
Polly tendit l'oreille.
— Déjeuner ou dîner ?
Henry Curtis occupait un gros poste dans une société de gestion alternative et faisait courir le bruit qu'il voulait la débaucher. Il avait foncé droit sur elle lors d'une récente conférence à New York et l'avait couverte d'attentions. De manière assez flatteuse, il n'ignorait rien du coup de maître qu'elle avait réussi en raflant un gros client à la barbe de Carlson International. D'accord, en surprenant la lueur salace dans le regard qu'il promenait sur ses hanches, Polly s'était demandé s'il ne convoitait pas autre chose que sa seule compétence professionnelle. Même s'il remplissait un certain nombre des critères qu'elle jugeait indispensables au partenaire idéal – riche, haut placé, séduisant –, il était officiellement trop vieux pour qu'elle envisage une liaison : il avait quarante-six ans. (Quarante-quatre, c'était la limite d'âge. Au-delà, les hommes commençaient à dégager un parfum de crise de la cinquantaine qui les mettait hors jeu. Dans sa vie privée comme en toute chose, elle n'acceptait que la perfection. De toute façon, elle n'avait pas de temps à consacrer à une relation.)
— Dîner, répondit Jake, le stylo en suspension au-dessus de la page. Vous voulez que je réserve quelque part ?
— Dites-lui qu'il devra se contenter d'un déjeuner. Peut-être un jour de la semaine prochaine ? Réservez une table dans le coin.
Elle allait obliger Curtis à faire un effort, à lui montrer l'étendue de sa motivation. Si elle n'était pas pressée de changer de boîte, il ne lui déplaisait pas d'être sollicitée.
Jake passa en revue divers autres points, un mémo sur les risques de liquidité à approuver, différents sujets à l'ordre du jour du conseil de direction, un nouveau client potentiellement intéressant qui avait approché la compagnie.
— Ah, et mercredi, c'est l'anniversaire de votre nièce. Voulez-vous que je lui envoie quelque chose en particulier ?
Polly évacua le sujet d'un revers de main.
— Juste quelque chose de joli, dit-elle.
Elle ne savait plus très bien quel âge avait Leila, la fille de Clare (dix ans, peut-être ?), mais Jake était très doué pour choisir les cadeaux. Il avait déniché une fabuleuse robe de couturier pour l'anniversaire de Clare le mois précédent et des boutons de manchette Paul Smith très chics comme cadeau de retraite pour son père. Il trouverait sûrement le présent adéquat. Après tout, il avait le temps de chercher, contrairement à elle.
— C'est tout, merci, dit-il avec un petit hochement de tête, avant de quitter le bureau.
— Pas de problème, répondit automatiquement Polly.
Ces trois mots étaient devenus son mantra personnel au fil des années. Pour elle, rien n'était un problème – il suffisait d'une bonne dose de logique et de détermination (ou du personnel possédant les capacités nécessaires) pour gérer n'importe quelle situation. Jake, par exemple, faisait disparaître nombre des problèmes de Polly. Il s'occupait de son emploi du temps, des factures à payer, de la teinturerie, il envoyait des fleurs et des cartes de voeux pour elle, prenait rendez-vous pour faire nettoyer sa voiture Comment les gens se débrouillaient-ils sans un Jake dans leur vie ?
— Santé !
— Santé !
Douze heures plus tard, Polly avait rejoint le Red House, un club privé près de Liverpool Street, plein d'autres yuppies de la City occupés à parler boutique en sirotant des cocktails ou du vin hors de prix. Comme souvent ces derniers soirs, elle était attablée au bar du cinquième étage : après le tourbillon d'activités d'une longue journée trépidante, elle s'était sentie incapable de rentrer directement chez elle sans prendre d'abord un verre, ou même trois.

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