dimanche 31 juillet 2016

La princesse Rosette - Mme d'Aulnoy



Il était une fois un roi et une reine qui avaient deux beaux garçons : ils croissaient comme le jour, tant ils se faisaient bien nourrir. La reine n'avait jamais d'enfant qu'elle n'envoyât convier les fées à leur naissance ; elle les priait toujours de lui dire ce qui leur devait arriver.
Elle donna naissance à une belle petite fille, qui était si jolie, qu'on ne la pouvait voir sans l'aimer. La reine ayant bien régalé toutes les fées qui étaient venues la voir, quand elles furent prêtes à s'en aller, elle leur dit : "N'oubliez pas votre bonne coutume et dites-moi ce qui arrivera à Rosette. "(C'est ainsi que l'on appelait la petite princesse.)
Les fées lui dirent qu'elles avaient oublié leur grimoire à la maison, qu'elles reviendraient une autre fois la voir.
"Ah ! dit la reine, cela ne m'annonce rien de bon ; vous ne voulez pas m'affliger par une mauvaise prédiction. Mais, je vous en prie, que je sache tout ; ne me cachez rien. "
Elles s'en excusaient bien fort, et la reine avait encore bien plus envie de savoir ce que c'était. Enfin, la plus jeune des fées lui dit :
" Nous craignons, madame, que Rosette ne cause un grand malheur à ses frères ; qu'ils ne meurent dans quelque affaire pour elle. Voilà tout ce que nous pouvons deviner sur cette belle petite fille : nous sommes bien fâchées de n'avoir pas de meilleures nouvelles à vous apprendre. "
Elles s'en allèrent; et la reine resta si triste, si triste, que le roi s'en aperçut à sa mine. Il lui demanda ce qu'elle avait : elle répondit qu'elle s'était approchée trop près du feu, et qu'elle avait brûlé tout le lin qui était sur sa quenouille.
"N'est-ce que cela ?" dit le roi.
Il monta dans son grenier et lui apporta plus de lin qu'elle n'en pouvait filer en cent ans.
La reine continua d'être triste : il lui demanda ce qu'elle avait. Elle lui dit qu'étant au bord de la rivière, elle avait laissé tomber sa pantoufle de satin vert dans le cours d'eau.
"N'est-ce que cela ?" dit le roi.
Il envoya quérir tous les cordonniers de son royaume, et apporta dix mille pantoufles de satin vert à la reine.
Celle-ci continua d'être triste : il lui demanda ce qu'elle avait. Elle lui dit qu'en mangeant de trop bon appétit, elle avait avalé sa bague de noce, qui était à son doigt. Le roi découvrit qu'elle mentait car il avait caché cette bague, et lui dit :
"Ma chère femme, vous mentez ! voilà votre bague que j'ai cachée dans ma bourse. "
Dame ! elle fut bien attrapée d'être prise à mentir (car c'est la chose la plus laide du monde), et elle vit que le roi boudait. C'est pourquoi elle lui dit ce que les fées avaient prédit de la petite Rosette, et que s'il savait quelque bon remède, il le dît.
Le roi s'attrista beaucoup. Il avoua enfin à la reine :
" Je ne sais point d'autre moyen de sauver nos deux fils, qu'en faisant mourir Rosette. "
Mais la reine s'écria qu'elle n'y survivrait pas.
On apprit cependant à la reine qu'il y avait dans un grand bois un vieil ermite, qui couchait dans le tronc d'un arbre, que l'on allait consulter de partout. " Il faut que j'y aille aussi, dit la reine, les fées m'ont annoncé le mal, mais elles ont oublié le remède. "
Elle monta de bon matin sur une belle petite mule blanche, toute ferrée d'or, avec deux de ses demoiselles, qui avaient chacune un joli cheval. Quand elles furent auprès du bois, la reine et ses demoiselles descendirent de cheval et se rendirent à l'arbre où l'ermite demeurait. Il n'aimait guère voir des femmes ; mais quand il reconnut la reine il lui dit :
" Soyez la bienvenue ! Que me voulez-vous ? "
Elle lui conta ce que les fées avaient dit de Rosette, et lui demanda conseil. Il lui répondit qu'il fallait cacher la princesse dans une tour, sans qu'elle en sortît jamais. La reine le remercia, lui fit une bonne aumône, et revint tout raconter au roi.
Quand le roi sut ces nouvelles, il fit rapidement bâtir une grosse tour. Il y mit sa fille et, pour qu'elle ne s'ennuyât point, le roi, la reine et les deux frères allaient la voir tous les jours.
L'aîné s'appelait le grand prince, et le cadet, le petit prince. Ils aimaient leur sœur passionnément car elle était la plus belle et la plus gracieuse que l'on eût jamais vue, et le moindre de ses regards valait mieux que cent pistoles.
Quand elle eut quinze ans, le grand prince dit au roi :
"Ma sœur est assez grande pour être mariée : n'irons-nous pas bientôt à la noce ? "
Le petit prince en dit autant à la reine, mais Leurs Majestés leur firent des réponses évasives.
Mais le roi et la reine tombèrent malades. Ils moururent tous deux le même jour.
La cour s'habilla de noir, et l'on sonna les cloches partout. Rosette était inconsolable de la mort de sa maman.
Quand le roi et la reine eurent été enterrés, les marquis et les ducs du royaume firent monter le grand prince sur un trône d'or et de diamants, avec une belle couronne sur sa tête, et des habits de velours violet, chamarrés de soleils et de lunes. Et puis toute la cour cria trois fois " Vive le roi ! " L'on ne songea plus qu'à se réjouir.
Le roi et son frère décidèrent : " A présent que nous sommes les maîtres, il faut retirer notre sœur de la tour où elle s'ennuie depuis longtemps. " Ils n'eurent qu'à traverser le jardin pour aller à la tour, qu'on avait bâtie la plus haute que l'on avait pu car le roi et la reine défunts voulaient qu'elle y demeurât toujours.
Rosette brodait une belle robe sur un métier qui était là devant elle ; mais quand elle vit ses frères, elle se leva et prit la main du roi, lui disant :
" Bonjour, sire ! Vous êtes à présent le roi, et moi votre petite servante. Je vous prie de me retirer de la tour où je m'ennuie fort. "
Et, là-dessus, elle se mit à pleurer. Le roi l'embrassa, et lui dit de ne point pleurer ; qu'il venait pour l'ôter de la tour, et la mener dans un beau château. Le prince avait ses poches pleines de dragées, qu'il donna à Rosette.
" Allons, lui dit-il, sortons de cette vilaine tour ! Le roi te mariera bientôt ! Ne t'afflige point !"
Quand Rosette vit le beau jardin tout rempli de fleurs, de fruits, de fontaines, elle demeura si étonnée qu'elle ne pouvait pas dire un mot, car elle n'avait encore jamais rien vu d'aussi beau. Elle regardait de tous côtés ; elle marchait, elle s'arrêtait ; elle cueillait des fruits sur les arbres, et des fleurs dans le parterre : son petit chien, appelé Frétillon, qui était vert comme un perroquet, qui n'avait qu'une oreille, et qui dansait à ravir, allait devant elle, faisant jap, jap, jap, avec mille sauts et mille cabrioles.
Frétillon réjouissait fort la compagnie. Il se mit tout d'un coup à courir dans un petit bois. La princesse le suivit et fut émerveillée de voir, dans ce bois, un grand paon qui faisait la roue et qui lui parut si beau, si beau, qu'elle n'en pouvait détourner ses yeux.
Le roi et le prince arrivèrent auprès d'elle, et lui demandèrent à quoi elle s'amusait. Elle leur montra le paon, et leur demanda ce que c'était que cela. Ils lui dirent que c'était un oiseau dont on mangeait quelquefois.
" Quoi ! dit-elle, on ose tuer un si bel oiseau, et le manger? Je vous déclare que je ne me marierai jamais qu'au roi des paons, et quand j'en serai la reine, j'empêcherai bien que l'on en mange. "
L'on ne peut dire l'étonnement du roi.
"Mais, ma sœur, lui dit-il, où voulez-vous que nous trouvions le roi des paons ?
- Où il vous plaira, sire ! Mais je ne me marierai qu'à lui ! "
Après avoir pris cette résolution, les deux frères la conduisirent à leur château, où il fallut apporter le paon, et le mettre dans sa chambre. Les dames qui n'avaient pas encore vu Rosette, accoururent pour la saluer : les unes lui apportèrent des confitures, les autres du sucre ; les autres des robes d'or, de beaux rubans, des poupées, des souliers en broderie, des perles, des diamants.
Pendant qu'elle causait avec des amis, le roi et le prince songeaient à trouver le roi des paons, s'il y en avait un au monde. Ils s'avisèrent qu'il fallait faire un portrait de la princesse Rosette ; et ils le firent faire si beau, qu'il ne lui manquait que la parole et lui dirent :
" Puisque vous ne voulez épouser que le roi des paons, nous allons partir ensemble, et nous irons le chercher par toute la terre. Prenez soin de notre royaume en attendant que nous revenions. "
Rosette les remercia de la peine qu'ils prenaient ; elle leur dit qu'elle gouvernerait bien le royaume, et qu'en leur absence tous son plaisir serait de regarder le beau paon et de faire danser Frétillon. Ils ne purent s'empêcher de pleurer en se disant adieu. Voilà les deux princes partis, qui demandaient à tout le monde :
" Ne connaissez-vous point le roi des paons ?
- Non, non !"
Ils passaient et allaient encore plus loin. Comme cela, ils allèrent si loin, si loin, que personne n'a jamais été si loin.
Ils arrivèrent au royaume des hannetons : il ne s'en est point encore tant vu ; ceux-ci faisaient un si grand bourdonnement que le roi avait peur de devenir sourd. Il demanda à celui qui lui parut le plus raisonnable s'il ne savait point en quel endroit il pourrait trouver le roi des paons.
"Sire, lui dit le hanneton, son royaume est à trente mille lieues d'ici. Vous avez pris le plus long chemin pour y aller.
- Et comment savez-vous cela ? dit le roi.
- C'est, répondit le hanneton, que nous vous connaissons bien, et que nous allons tous les ans passer deux ou trois mois dans vos jardins. "
Voilà le roi et son frère qui prirent le hanneton bras dessus, bras dessous : en guise d'amitié, ils dînèrent ensemble. Ils virent avec admiration toutes les curiosités de ce pays-là, où la plus petite feuille d'arbre vaut une pistole. Après cela, ils partirent pour achever leur voyage, et comme ils savaient le chemin, ils ne mirent pas longtemps. Ils voyaient tous les arbres chargés de paons, et tout en était si rempli qu'on les entendait crier et parler de deux lieues.
Le roi disait à son frère :
"Si le roi des paons est un paon lui-même, comment notre sœur prétend-elle l'épouser ? Il faudrait être fou pour y consentir. Voyez la belle alliance qu'elle nous donnerait, des petits paonneaux pour neveux."
Le prince n'était pas moins en peine :
" C'est là, dit-il, une malheureuse fantaisie qui lui est venue dans l'esprit. Je ne sais où elle a été deviner qu'il y a dans le monde un roi des paons. "
Quand ils arrivèrent à la grande ville, ils virent qu'elle était pleine d'hommes et de femmes, mais qui avaient des habits faits de plumes de paon, et qu'ils en mettaient partout comme une fort belle chose. Ils rencontrèrent le roi qui allait se promener dans un beau petit carrosse d'or et de diamants, que douze paons menaient à toute bride. Ce roi des paons était si beau, si beau, que le roi et le prince en furent charmés : il avait de longs cheveux blonds et frisés, le visage blanc, une couronne de queue de paon. Quand il les vit, il jugea que puisqu'ils avaient des habits d'une autre façon que les gens du pays, il fallait qu'ils fussent étrangers ; et pour le savoir, il arrêta son carrosse, et les fit appeler.
Le roi et le prince vinrent à lui. Ayant fait la révérence, ils lui dirent :
" Sire, nous venons de bien loin pour vous montrer un beau portrait. "
Ils tirèrent de leur valise le grand portrait de Rosette. Lorsque le roi des paons l'eut bien regardé :
" Je ne peux croire, dit-il, qu'il y ait au monde une si belle fille !
- Elle est encore cent fois plus belle, dit le roi.
- Ah ! vous vous moquez, répliqua le roi des paons.
- Sire, dit le prince, voilà mon frère qui est roi comme vous. Notre sœur, dont voici le portrait, est la princesse Rosette : nous venons vous demander si vous voulez l'épouser ; elle est belle et bien sage, et nous lui donnerons un boisseau d'écus d'or.
- Oui, dit le roi, je l'épouserai de bon cœur. Elle ne manquera de rien avec moi, je l'aimerai beaucoup : mais je vous assure que je veux qu'elle soit aussi belle que son portrait, sinon, je vous ferai mourir.
- Eh bien, nous y consentons, dirent les deux frères de Rosette.
- Vous y consentez ? ajouta le roi. Allez donc en prison, et restez-y jusqu'à ce que la princesse soit arrivée. "
Les princes le firent sans difficulté, car ils étaient bien certains que Rosette était plus belle que son portrait.
Lorsqu'ils furent dans la prison, le roi allait les voir souvent et il avait dans son château le portrait de Rosette, dont il était si fou qu'il ne dormait ni jour, ni nuit. Comme le roi et son frère étaient en prison, ils écrivirent par la poste à la princesse de faire rapidement sa malle et de venir le plus vite possible parce que, enfin, le roi des paons l'attendait. Ils ne lui dirent pas qu'ils étaient prisonniers, de peur de l'inquiéter trop.
Quand elle reçut cette lettre, elle fut tellement transportée qu'elle pensa en mourir. Elle dit à tout le monde que le roi des paons était trouvé, et qu'il voulait l'épouser. On alluma des feux de joie, on tira le canon ; l'on mangea des dragées et du sucre partout.
Elle laissa ses belles poupées à ses amies, et le royaume de son frère entre les mains des plus sages vieillards de la ville. Elle leur recommanda bien de prendre soin de tout, de ne guère dépenser, d'amasser de l'argent pour le retour du roi ; elle les pria de conserver son paon, et ne voulut emmener avec elle que sa nourrice et sa sœur de lait, avec le petit chien vert Frétillon.
Elles se mirent dans un bateau sur la mer. Elles portaient le boisseau d'écus d'or et des habits pour dix ans, à en changer deux fois par jour. Elles ne faisaient que rire et chanter. La nourrice demandait au batelier :
" Approchons - nous, approchons - nous du royaume des paons?" Il lui disait : "Non, non!" Une autre fois elle lui demandait " Approchons-nous, approchons- nous ? "
Il lui disait :
" Bientôt, bientôt. "
Une autre fois elle lui dit :
" Approchons-nous, approchons-nous ? "
Il répliqua :
" Oui, oui. "
Et quand il eut dit cela, elle se mit au bout du bateau, assise auprès de lui, et lui dit :
" Si tu veux, tu seras riche à jamais. "
Il répondit :
"Je le veux bien !"
Elle continua :
" Si tu veux, tu gagneras de bonnes pistoles. "
Il répondit :
"Je ne demande pas mieux.
- Eh bien, dit-elle, il faut que cette nuit, pendant que la princesse dormira, tu m'aides à la jeter dans la mer. Après qu'elle sera noyée, j'habillerai ma fille de ses beaux habits, et nous la mènerons au roi des paons qui sera bien aise de l'épouser ; et, pour ta récompense, nous te donnerons plein de diamants. "
Le batelier fut bien étonné de ce que lui proposait la nourrice ; il lui dit que c'était dommage de noyer une si belle princesse, qu'elle lui faisait pitié : mais elle prit une bouteille de vin, et le fit tant boire qu'il ne savait plus rien lui refuser.
La nuit étant venue, la princesse se coucha : son petit Frétillon était joliment couché au fond du lit, sans remuer ni pieds, ni pattes. Rosette dormait à poings fermés, quand la méchante nourrice, qui ne dormait pas, s'en alla quérir le batelier. Elle le fit entrer dans la chambre de la princesse ; puis, sans la réveiller, ils la prirent avec son lit de plume, son matelas, ses draps, ses couvertures. La sœur de lait les aidait de toutes ses forces. Ils jetèrent le tout à la mer ; et la princesse dormait de si bon sommeil, qu'elle ne se réveilla point.
Mais ce qu'il y eut d'heureux, c'est que son lit de plume était fait de plumes de phénix, qui sont fort rares, et qui ont cette propriété qu'elles ne vont jamais au fond de l'eau ; de sorte qu'elle nageait dans son lit, comme si elle eût été dans un bateau.
L'eau pourtant mouillait peu à peu son lit de plume, puis le matelas ; et Rosette, sentant de l'eau, eut peur d'avoir fait pipi au dodo, et d'être grondée.
Comme elle se tournait d'un côté sur l'autre, Frétillon s'éveilla. Il avait le nez excellent ; il sentait les soles et les morues de si près, qu'il se mit à japper, à japper, tant qu'il éveilla tous les autres poissons.
Ils commencèrent à nager : les gros poissons donnaient de la tête contre le lit de la princesse, qui ne tenant à rien, tournait et retournait comme une pirouette. Dame, elle était bien étonnée !
"Est-ce que notre bateau danse sur l'eau ? disait-elle. Je n'ai jamais été aussi mal à mon aise que cette nuit. "
Et toujours Frétillon qui jappait, et qui faisait une vie de désespéré. La méchante nourrice et le batelier l'entendaient de bien loin, et disaient :
" Voilà ce petit drôle de chien qui boit avec sa maîtresse à notre santé. Dépêchons-nous d'arriver ! " Car ils étaient tout près de la ville du roi des paons.
Il avait envoyé au bord de la mer cent carrosses tirés par toutes sortes de bêtes rares : il y avait des lions, des ours, des cerfs, des loups, des chevaux, des bœufs, des ânes, des aigles, des paons. Le carrosse où la princesse Rosette devait prendre place était traîné par six singes bleus, qui sautaient, qui dansaient sur la corde, qui faisaient mille tours agréables : ils avaient de beaux harnais de velours cramoisi, avec des plaques d'or. On voyait soixante jeunes demoiselles que le roi avait choisies pour la divertir. Elles étaient habillées de toutes sortes de couleurs, et l'or et l'argent étaient la moindre chose.
La nourrice avait pris grand soin de parer sa fille ; elle lui mit les diamants de Rosette à la tête et partout, ainsi que sa plus belle robe : mais elle était avec ses ajustements plus laide qu'une guenon, ses cheveux d'un noir gras, les yeux de travers, les jambes tordues, une grosse bosse au milieu du dos, de méchante humeur et maussade, qui grognait toujours.
Quand tous les gens du roi des paons la virent sortir du bateau, ils demeurèrent si surpris, qu'ils ne pouvaient parler.
"Qu'est-ce que cela ? dit-elle. Est-ce que vous dormez ? Allons, allons, que l'on m'apporte à manger ! Vous êtes de bonnes canailles, je vous ferai tous pendre ! "
A cette nouvelle, ils se disaient :
" Quelle vilaine bête ! Elle est aussi méchante que laide. Voilà notre roi bien marié, je ne m'étonne point ; ce n'était pas la peine de la faire venir du bout du monde. " Elle faisait toujours la maîtresse, et pour moins que rien elle donnait des soufflets et des coups de poing à tout le monde.
Comme son équipage était fort grand, elle allait doucement. Elle se carrait comme une reine dans son carrosse. Mais tous les paons qui s'étaient mis sur les arbres pour la saluer en passant, et qui avaient résolu de crier : "Vive la belle reine Rosette ! ", quand ils l'aperçurent si horrible, ils criaient :
" Fi, fi, qu'elle est laide !"
Elle enrageait de dépit, et disait à ses gardes :
"Tuez ces coquins de paons qui me chantent injures. "
Les paons s'envolaient bien vite et se moquaient d'elle.
Le fripon de batelier, qui voyait tout cela, disait tout bas à la nourrice :
" Commère, nous ne sommes pas bien ; votre fille devrait être plus jolie. "
Elle lui répondit :
" Tais-toi, étourdi, tu nous porteras malheur. "
L'on alla avertir le roi que la princesse approchait.
" Eh bien, dit-il, ses frères m'ont-ils dit vrai ? Est-elle plus belle que son portrait ?
- Sire, dit-on, c'est bien assez qu'elle soit aussi belle.
- Oui, dit le roi, j'en serai bien content : allons la voir !"
Car il entendit, par le grand bruit que l'on faisait dans la cour, qu'elle arrivait, et il ne pouvait rien distinguer de ce que l'on disait, sinon : "Fi, fi, qu'elle est laide ! "
Il crut qu'on parlait de quelque naine ou de quelque bête qu'elle avait peut-être amenée avec elle, car il ne pouvait lui entrer dans l'esprit que ce fût effectivement de la jeune fille.
L'on portait le portrait de Rosette au bout d'un grand bâton tout découvert, et le roi marchait gravement après, avec tous ses barons et tous ses paons, puis les ambassadeurs des royaumes voisins. Le roi des paons était impatient de voir sa chère Rosette. Dame ! quand il l'aperçut, il faillit mourir sur place ; il se mit dans la plus grande colère du monde ; il déchira ses habits ; il ne voulait pas l'approcher : elle lui faisait peur.
" Comment, dit-il, ces deux marauds que je tiens dans mes prisons ont bien de la hardiesse de s'être moqués de moi et de m'avoir proposé d'épouser une magotte comme cela : je les ferai mourir. Allons, que l'on enferme tout à l'heure cette pimbêche, sa nourrice et celui qui les amène ! Qu'on les mette au fond de ma grande tour ! "
D'un autre côté, le roi et son frère, qui étaient prisonniers, et qui savaient que leur sœur devait arriver, s'étaient habillés de beau pour la recevoir. Au lieu de venir ouvrir la prison, et les mettre en liberté ainsi qu'ils l'espéraient, le geôlier vint avec des soldats et les fit descendre dans une cave toute noire, pleine de vilaines bêtes, où ils avaient de l'eau jusqu'au cou.
" Hélas ! se disaient-ils l'un à l'autre, voilà de tristes noces pour nous. Qu'est-ce qui peut nous procurer un si grand malheur ? "
Ils ne savaient au monde que penser, sinon qu'on voulait les faire mourir.
Trois jours se passèrent sans qu'ils entendissent parler de rien. Au bout de trois jours, le roi des paons vint leur dire des injures par un trou.
"Vous avez pris le titre de roi et de prince, leur cria-t-il, pour m'attraper et pour m'engager à épouser votre sœur! Mais vous n'êtes tous deux que des gueux, qui ne valez pas l'eau que vous buvez. Je vais envoyer des juges qui feront bien vite votre procès. L'on file déjà la corde dont je vous ferai pendre.
- Roi des paons, répondit le roi en colère, n'allez pas si vite dans cette affaire, car vous pourriez vous en repentir. Je suis roi comme vous ; j'ai un beau royaume, des habits et des couronnes, et de bons écus ; j'y mangerais jusqu'à ma chemise.
"Ho, ho, vous êtes plaisant de nous vouloir pendre ! est-ce que nous avons volé quelque chose ? "
Quand le roi l'entendit parler si résolument, il ne savait où il en était, et il avait quelquefois envie de les laisser partir avec leur sœur sans les faire mourir. Mais son confident, qui était un vrai flatteur, l'encouragea, lui disant que s'il ne se vengeait pas, tout le monde se moquerait de lui, et qu'on le prendrait pour un petit roitelet de quatre deniers. Il jura de ne leur point pardonner, et il ordonna que l'on fît leur procès. Cela ne dura guère : il n'y eut qu'à voir le portrait de la véritable princesse Rosette auprès de celle qui était venue, et qui prétendait l'être, de sorte qu'on les condamna d'avoir le cou coupé, comme étant menteurs, puisqu'ils avaient promis une belle princesse au roi, et qu'ils ne lui avaient donné qu'une laide paysanne.
L'on alla à la prison leur lire cet arrêt et ils s'écrièrent qu'ils n'avaient point menti ; que leur sœur était princesse, et plus belle que le jour ; qu'il y avait quelque chose là-dessous qu'ils ne comprenaient pas, et qu'ils demandaient encore sept jours avant qu'on les fît mourir ; que peut-être pendant ce temps leur innocence serait reconnue. Le roi des paons, qui était fort en colère, eut beaucoup de peine à accorder cette grâce ; mais enfin il le voulut bien.
Pendant que toutes ces affaires se passaient à la cour, il faut dire quelque chose de la pauvre princesse Rosette. Dès qu'il fit jour, elle demeura bien étonnée, et Frétillon aussi, de se voir au milieu de la mer sans bateau et sans secours. Elle se prit à pleurer, à pleurer tant et tant, qu'elle faisait pitié à tous les poissons. Elle ne savait que faire, ni que devenir. " Assurément, disait-elle, j'ai été jetée dans la mer par l'ordre du roi des paons ; il s'est repenti de m'épouser, et pour se défaire de moi, il m'a fait noyer. Voilà un étrange homme, continua-t-elle. Je l'aurais tant aimé ! Nous aurions fait si bon ménage ! " Là dessus elle pleurait plus fort, car elle ne pouvait s'empêcher de l'aimer.
Elle demeura deux jours ainsi, flottant d'un côté et de l'autre de la mer, mouillée jusqu'aux os, enrhumée à mourir, et presque transie. Si ce n'avait été le petit FrétilIon qui lui réchauffait un peu le cœur, elle serait morte cent fois.
Elle avait une faim épouvantable ; elle vit des huîtres à l'écaille ; elle en prit autant qu'elle en voulut, et elle en mangea. Frétillon ne les aimait guère ; il fallut pourtant bien qu'il s'en nourrît. Quand la nuit venait, une grande peur prenait Rosette, et elle disait à son chien :
" Frétillon, jappe toujours, de crainte que les soles ne nous mangent. "
Il avait jappé toute la nuit, et le lit de la princesse n'était pas bien loin du bord de l'eau. En ce lieu-là, il y avait un bon vieillard qui vivait tout seul dans une petite chaumière où personne n'allait jamais : il était fort pauvre, et ne se souciait pas des biens du monde. Quand il entendit japper Frétillon, il fut tout étonné car il ne passait guère de chiens par là. Il crut que quelques voyageurs s'étaient égarés. Il sortit pour les remettre charitablement dans leur chemin. Tout d'un coup il aperçut la princesse et Frétillon qui nageaient sur la mer ; et la princesse, le voyant, lui tendit les bras et lui cria :
" Bon vieillard, sauvez-moi, car je périrai ici ; il y a deux jours que je languis. "
Lorsqu'il l'entendit parler si tristement, il en eut pitié, et rentra dans sa maison pour prendre un long crochet. Il s'avança dans l'eau jusqu'au cou, et pensa deux ou trois fois être noyé. Enfin il tira tant qu'il amena le lit jusqu'au bord de l'eau. Rosette et Frétillon furent bien aises d'être sur la terre. Elle remercia bien fort le bonhomme, et prit sa couverture dont elle s'enveloppa. Puis, toute nu-pieds elle entra dans la chaumière, où il lui alluma un petit feu de paille sèche, et tira de son coffre le plus bel habit de feu sa femme, avec des bas et des souliers dont la princesse s'habilla. Ainsi vêtue en paysanne, elle était belle comme le jour, et Frétillon dansait autour d'elle pour la divertir.
Le vieillard voyait bien que Rosette était quelque grande dame, car les couvertures de son lit étaient toutes d'or et d'argent, et son matelas de satin. Il la pria de lui conter son histoire, et qu'il n'en dirait mot si elle le souhaitait. Elle lui apprit tout d'un bout à l'autre, pleurant bien fort, car elle croyait toujours que c'était le roi des paons qui l'avait fait noyer.
" Comment ferons-nous, ma fille ? lui dit le vieillard. Vous êtes une si grande princesse, accoutumée à manger de bons morceaux, et moi je n'ai que du pain noir et des raves. Vous allez faire méchante chère, et si vous m'en vouliez croire, j'irais dire au roi des paons que vous êtes ici : certainement, s'il vous avait vue, il vous épouserait.
- Ah ! c'est un méchant, dit Rosette, il me ferait mourir : mais si vous avez un petit panier, il faut l'attacher au cou de mon chien, et il y aura bien du malheur s'il ne rapporte la provision. "
Le vieillard donna un panier à la princesse ; elle l'attacha au cou de Frétillon, et lui dit :
" Va-t'en au meilleur pot de la ville, et me rapporte ce qu'il y a dedans. "
Frétillon court à la ville ; comme il n'y avait point de meilleur pot que celui du roi, il entre dans sa cuisine, il découvre le pot, prend adroitement tout ce qui était dedans, et revient à la maison. Rosette lui dit :
" Retourne à l'office et prends ce qu'il y aura de meilleur. "
Frétillon retourne à l'office, et prend du vin blanc, du vin muscat, toutes sortes de fruits et de confitures : il était si chargé qu'il n'en pouvait plus.
Quand le roi des paons voulut dîner, il n'y avait rien dans son pot ni dans son office. Chacun se regardait, et le roi était dans une colère horrible.
"Eh bien, dit-il, je ne dînerai donc point ! Mais que ce soir on mette la brioche au feu, et que j'aie de bons rôtis."
Le soir étant venu, la princesse dit à Frétillon :
"Va-t'en à la ville, entre dans la meilleure cuisine, et m'apporte de bons rôtis. "
Frétillon fit comme sa maîtresse lui avait commandé, et ne sachant point de meilleure cuisine que celle du roi, il y entra tout doucement. Pendant que les cuisiniers avaient le dos tourné, il prit le rôti qui était à la broche ; il avait une mine excellente et, à voir seulement, faisait appétit. Frétillon rapporta son panier plein à la princesse. Elle le renvoya aussitôt à l'office, et il apporta toutes les compotes et les dragées du roi.
Le roi, qui n'avait pas dîné, ayant grand-faim, voulut souper de bonne heure ; mais il n'y avait rien : il se mit dans une colère effroyable, et alla se coucher sans souper. Le lendemain au dîner et au souper, il en fut de même ; de sorte que le roi resta trois jours sans boire ni manger, parce que quand il allait se mettre à table, l'on trouvait que tout était pris.
Son confident fort en peine, craignant la mort du roi, se cacha dans un petit coin de la cuisine, et il avait toujours les yeux sur la marmite qui bouillait. Il fut bien étonné de voir entrer tout doucement un petit chien vert, qui n'avait qu'une oreille, qui découvrait le pot, et mettait la viande dans son panier. Il le suivit pour savoir où il irait ; il le vit sortir de la ville. Le suivant toujours, il fut chez le bon vieillard. En même temps il vint tout conter au roi ; que c'était chez un pauvre paysan que son bouilli et son rôti allaient soir et matin.
Le roi demeura bien étonné. Il demanda qu'on allât le chercher. Le confident, pour faire sa cour, y voulut aller lui-même et mena des archers : ils le trouvèrent qui dînait avec la princesse, mangeant le bouilli du roi. Il les fit prendre, et les attacha de grosses cordes, ainsi que FrétilIon.
Quand ils furent arrivés, on alla prévenir le roi, qui répondit :
"C'est demain qu'expire le septième jour que j'ai accordé à ces affronteurs. Je les ferai mourir avec les voleurs de mon dîner. "
Puis il entra dans sa salle de justice. Le vieillard se mit à genoux, et dit qu'il allait lui conter tout. Pendant qu'il parlait, le roi regardait la belle princesse, et il avait pitié de la voir pleurer. Puis quand le bonhomme eut déclaré que c'était elle qui se nommait la princesse Rosette, qu'on avait jetée dans la mer, malgré la faiblesse où il était d'avoir été si longtemps sans manger, il fit trois sauts tout de suite, et courut l'embrasser, et lui détacher les cordes des dont elle était prisonnière, lui disant qu'il l'aimait de tout son cœur.
On fut en même temps quérir les princes, qui croyaient que c'était pour les faire mourir, et qui arrivèrent fort tristes, en baissant la tête. L'on alla de même quérir la nourrice et sa fille. Quand ils se virent, ils se reconnurent tous : Rosette sauta au cou de ses frères ; la nourrice et sa fille, avec le batelier, se jetèrent à genoux et demandèrent grâce. La joie était si grande que le roi et la princesse leur pardonnèrent ; et le bon vieillard fut récompensé largement : il demeura toujours dans le palais.
Enfin le roi des paons fit toute sorte de satisfaction au roi et à son frère, témoignant sa douleur de les avoir maltraités. La nourrice rendit à Rosette ses beaux habits et son boisseau d'écus d'or, et la noce dura quinze jours. Tous furent heureux, jusqu'à Frétillon, qui ne mangeait plus que des ailes de perdrix.

Le ciel veille pour nous, et lorsque l'innocence
Se trouve en un pressant danger,
Il sait embrasser sa défense,
La délivrer et la venger.
A voir la timide Rosette,
Ainsi qu'un Alcion, dans son petit berceau,
Au gré des vents voguer sur l'eau,
On sent en sa faveur une pitié secrète ;
On craint qu'elle ne trouve une tragique fin
Au milieu des flots abîmée,
Et qu'elle n'aille faire un fort léger festin
A quelque baleine affamée.
Sans le secours du ciel, sans doute, elle eût péri.
Frétillon sut jouer son rôle
Contre la morue et la sole,
Et quand il s'agissait aussi
De nourrir sa chère maîtresse.
Il en est bien en ce temps-ci
Qui voudraient rencontrer des chiens de cette espèce !
Rosette, échappée au naufrage,
Aux auteurs de ses maux accorde le pardon.
0 vous, à qui l'on fait outrage,
Qui voulez en tirer raison,
Apprenez qu'il est beau de pardonner l'offense,
Après que l'on a su vaincre ses ennemis,
Et qu'on en peut tirer une juste vengeance !
La vertu vous admire, et le crime pâlit.

samedi 30 juillet 2016

Le Mouton - Madame d'Aulnoy



Dans l'heureux temps où les fées vivaient, régnait un roi qui avait trois filles ; elles étaient belles et jeunes ; elles avaient du mérite mais la cadette était la plus aimable et la mieux aimée ; on la nommait Merveilleuse. Le roi son père lui donnait plus de robes et de rubans en un mois, qu'aux autres en un an ; et elle avait un si bon petit cœur, qu'elle partageait tout avec ses sœurs, de sorte que l'union était grande entre elles.
Le roi avait de mauvais voisins, qui, las de le laisser en paix, lui firent une si forte guerre, qu'il craignit d'être battu, s'il ne se défendait. Il assembla une grosse armée, et se mit en campagne. Les trois princesses restèrent avec leur gouverneur dans un château, où elles apprenaient tous les jours de bonnes nouvelles du roi, tantôt qu'il avait pris une ville, puis gagné une bataille ; enfin, il fit tant qu'il vainquit ses ennemis, et les chassa de ses états ; puis il revint bien vite dans son château, pour revoir sa petite Merveilleuse qu'il aimait tant. Les trois princesses s'étaient fait faire trois robes de satin, l'une verte, l'autre bleue, et la dernière blanche ; leurs pierreries revenaient aux robes : la verte avait des émeraudes, la bleue des turquoises, la blanche des diamants ; et ainsi parées, elles furent au-devant du roi, chantant ces vers qu'elles avaient composés sur ses victoires :
Après tant d'illustres conquêtes,
Quel bonheur de revoir et son père et son roi !
Inventons des plaisirs, célébrons mille fêtes,
Que tout ici se soumette à sa loi,
Et tâchons de prouver quelle est notre tendresse,
Par nos soins empressés et nos chants d'allégresse.

Lorsqu'il les vit si belles et si gaies, il les embrassa tendrement, et fit à Merveilleuse plus de caresses qu'aux autres. On servit un magnifique repas ; le roi et ses trois filles se mirent à table ; et comme il tirait des conséquences de tout, il dit à l'aînée : ça, dites-moi, pourquoi avez-vous pris une robe verte ? Monseigneur, dit-elle, ayant su vos exploits, j'ai cru que le vert signifierait ma joie et l'espoir de votre retour. Cela est fort bien dit, s'écria le roi. Et vous, ma fille, continua-t-il, pourquoi avez-vous pris une robe bleue ? Monseigneur, dit la princesse, pour marquer qu'il fallait sans cesse implorer les dieux en votre faveur, et qu'en vous voyant, je crois voir le ciel et les plus beaux astres. Comment, dit le roi, vous parlez comme un oracle. Et vous, Merveilleuse, quelle raison avez-vous eue pour vous habiller de blanc ? Monseigneur, dit-elle, parce que cela me sied mieux que les autres couleurs. Comment, dit le roi fort fâché, petite coquette, vous n'avez eu que cette intention ? J'avais celle de vous plaire, dit la princesse, il me semble que je n'en dois point avoir d'autre. Le roi, qui l'aimait, trouva l'affaire si bien accommodée, qu'il dit que ce petit tour d'esprit lui plaisait, et qu'il y avait même de l'art à n'avoir pas déclaré tout d'un coup sa pensée. Ho ça, dit-il, j'ai bien soupé, je ne veux pas me coucher si tôt ; contez-moi les rêves que vous avez faits la nuit qui a précédé mon retour.
L'aînée dit qu'elle avait songé qu'il lui apportait une robe, dont l'or et les pierreries brillaient plus que le soleil. La seconde, qu'elle avait songé qu'il lui apportait une robe et une quenouille d'or pour lui filer des chemises. La cadette dit qu'elle avait songé qu'il mariait sa seconde sœur, et que le jour des noces, il tenait une aiguière d'or, et qu'il lui disait, venez, Merveilleuse, venez que je vous donne à laver.
Le roi indigné de ce rêve, fronça le sourcil, et fit la plus laide grimace du monde ; chacun connut qu'il était fâché. Il entra dans sa chambre ; il se mit brusquement au lit ; le songe de sa fille lui revenait toujours dans la tête. Cette petite insolente, disait-il, voudrait me réduire à devenir son domestique ! Je ne m'étonne pas si elle prit la robe de satin blanc, sans penser à moi ; elle me croit indigne de ses réflexions, mais je veux prévenir son mauvais dessein avant qu'il ait lieu.
Il se leva tout en furie ; et quoiqu'il ne fût pas encore jour, il envoya quérir son capitaine des gardes, et lui dit, vous avez entendu le rêve que Merveilleuse a fait, il signifie des choses étranges contre moi. Je veux que vous la preniez tout à l'heure, que vous la meniez dans la forêt, et que vous l'égorgiez ; ensuite vous m'apporterez son cœur et sa langue, car je ne prétends pas être trompé, ou je vous ferai cruellement mourir. Le capitaine des gardes fut bien étonné d'entendre un ordre si barbare. Il ne voulut point contrarier le roi, crainte de l'aigrir davantage, et qu'il ne donnât cette commission à quelqu'autre. Il lui dit qu'il allait emmener la princesse, qu'il l'égorgerait et lui rapporterait son cœur et sa langue.
Il alla aussitôt dans sa chambre, qu'on eut bien de la peine à lui ouvrir, car il était fort matin. Il dit à Merveilleuse que le roi la demandait. Elle se leva promptement. Une petite mauresse, appelée Patypata, prit la queue de sa robe ; sa guenuche et son doguin qui la suivaient toujours, coururent après elle. Sa guenuche se nommait Grabugeon, et le doguin Tintin.
Le capitaine des gardes obligea Merveilleuse de descendre, et lui dit que le roi était dans le jardin pour prendre le frais ; elle y entra. Il fit semblant de le chercher, et ne l'ayant point trouvé : sans doute, dit-il, le roi a passé jusqu'à la forêt. Il ouvrit une petite porte, et la mena dans la forêt. Le jour paraissait déjà un peu ; la princesse regarda son conducteur ; il avait les larmes aux yeux, et il était si triste, qu'il ne pouvait parler. Qu'avez-vous ? lui dit-elle avec un air de bonté charmant, vous me paraissez bien affligé ! Ha ! madame, qui ne le serait, s'écria-t-il, de l'ordre le plus funeste qui ait jamais été. Le roi veut que je vous égorge ici, et que je lui porte votre cœur et votre langue ; si j'y manque, il me fera mourir. La pauvre princesse effrayée, pâlit et commença à pleurer tout doucement ; elle semblait d'un petit agneau qu'on allait immoler. Elle attacha ses beaux yeux sur le capitaine des gardes, et le regardant sans colère : aurez-vous bien le courage, lui dit-elle, de me tuer, moi qui ne vous ai jamais fait de mal, et qui n'ai dit au roi que du bien de vous ? Encore si j'avais mérité la haine de mon père, j'en souffrirais les effets sans murmurer. Hélas ! je lui ai tant témoigné de respect et d'attachement, qu'il ne peut se plaindre sans injustice. Ne craignez pas aussi, belle princesse, dit le capitaine des gardes, que je sois capable de lui prêter ma main pour une action si barbare, je me résoudrais plutôt à la mort dont il me menace ; mais, quand je me poignarderais, vous n'en seriez pas plus en sûreté ; il faut trouver moyen que je puisse retourner auprès du roi, et lui persuader que vous êtes morte.
Quel moyen trouverons-nous, dit Merveilleuse ; car il veut que vous lui portiez ma langue et mon cœur, sans cela il ne vous croira point ? Patypata qui avait tout écouté, et que la princesse ni le capitaine des gardes n'avaient pas même aperçue, tant ils étaient tristes, s'avança courageusement et vint se jeter aux pieds de Merveilleuse : Madame, lui dit-elle, je viens vous offrir ma vie ; il faut me tuer ; je serai trop contente de mourir pour une si bonne maîtresse. Ha ! je n'ai garde, ma chère Patypata, dit la princesse en la baisant ; après un si tendre témoignage de ton amitié, ta vie ne me doit pas être moins précieuse que la mienne propre. Grabugeon s'avança et dit : vous avez raison, ma princesse, d'aimer une esclave aussi fidèle que Patypata ; elle vous peut être plus utile que moi ; je vous offre ma langue et mon cœur, avec joie, voulant m'immortaliser dans l'empire des magots. Ha ! ma mignonne Grabugeon, répliqua Merveilleuse, je ne puis souffrir la pensée de t'ôter la vie. Il ne serait pas supportable pour moi, s'écria Tintin, qu'étant aussi bon doguin que je le suis, un autre donnât sa vie pour ma maîtresse, je dois mourir ou personne ne mourra. Il s'éleva là-dessus une grande dispute entre Patypata, Grabugeon et Tintin ; l'on en vint aux grosses paroles ; enfin Grabugeon, plus vive que les autres, monta au haut d'un arbre, et se laissa tomber exprès la tête la première, ainsi elle se tua ; et quelque regret qu'en eût la princesse, elle consentit, puisqu'elle était morte, que le capitaine des gardes prît sa langue, mais elle se trouva si petite (car en tout elle n'était pas plus grosse que le poing), qu'ils jugèrent avec une grande douleur que le roi n'y serait point trompé.
Hélas ! ma chère petite guenon, te voilà donc morte, dit la princesse, sans que ta mort mette ma vie en sûreté. C'est à moi que cet honneur est réservé, interrompit la mauresse. En même temps, elle prit le couteau dont on s'était servi pour Grabugeon, et se l'enfonça dans la gorge. Le capitaine des gardes voulut emporter sa langue, elle était si noire, qu'il n'osa se flatter de tromper le roi avec. Ne suis-je pas bien malheureuse, dit la princesse en pleurant, je perds tout ce que j'aime, et ma fortune ne change point. Si vous aviez voulu, dit Tintin, accepter ma proposition, vous n'auriez eu que moi à regretter, et j'aurais l'avantage d'être seul regretté. Merveilleuse baisa son petit doguin, en pleurant si fort qu'elle n'en pouvait plus : elle s'éloigna promptement ; de sorte que lorsqu'elle se retourna, elle ne vit plus son conducteur ; elle se trouva au milieu de sa mauresse, de sa guenuche et de son doguin. Elle ne put s'en aller qu'elle ne les eût mis dans une fosse qu'elle trouva par hasard au pied d'un arbre, ensuite elle écrivit ces paroles sur l'arbre.

Ci-gît un mortel, deux mortelles,
Tous trois également fidèles,
Qui voulant conserver mes jours,
Des leurs ont avancé le cours.

Elle songea enfin à sa sûreté ; et comme il n'y en avait point pour elle dans cette forêt qui était si proche du château de son père, que les premiers passants pouvaient la voir et la reconnaître, ou que les lions et les loups pouvaient la manger comme un poulet, elle se mit à marcher tant qu'elle put ; mais la forêt était si grande, et le soleil si ardent, qu'elle mourait de chaud, de peur et de lassitude. Elle regardait de tous côtés sans voir le bout de la forêt. Tout l'effrayait ; elle croyait toujours que le roi courait après elle pour la tuer : il est impossible de redire ses tristes plaintes.
Elle marchait sans suivre aucune route certaine ; les buissons déchiraient sa belle robe, et blessaient sa peau blanche. Enfin elle entendit bêler un mouton : sans doute, dit-elle, qu'il y a des bergers ici avec leurs troupeaux ; ils pourront me guider à quelque hameau, où je me cacherai sous l'habit d'une paysanne. Hélas ! continua-t-elle, ce ne sont pas les souverains et les princes qui sont toujours les plus heureux. Qui croirait dans tout ce royaume que je suis fugitive, que mon père, sans sujet ni raison, souhaite ma mort, et que pour l'éviter, il faut que je me déguise !
En faisant ces réflexions, elle s'avançait vers le lieu où elle entendait bêler ; mais quelle fut sa surprise, en arrivant dans un endroit assez spacieux, tout entouré d'arbres, de voir un gros mouton plus blanc que la neige, dont les cornes étaient dorées, qui avait une guirlande de fleurs autour de son col, les jambes entourées de fils de perles d'une grosseur prodigieuse, quelques chaînes de diamants sur lui, et qui était couché sur des fleurs d'oranges ; un pavillon de drap d'or suspendu en l'air, empêchait le soleil de l'incommoder ; une centaine de moutons parés étaient autour de lui, qui ne paissaient point l'herbe, mais les uns prenaient du café, du sorbet, des glaces, de la limonade, les autres des fraises, de la crème et des confitures les uns jouaient à la bassette, d'autres au lansquenet ; plusieurs avaient des colliers d'or enrichis de devises galantes, les oreilles percées, des rubans et des fleurs en mille endroits. Merveilleuse demeura si étonnée, qu'elle resta presque immobile. Elle cherchait des yeux le berger d'un troupeau si extraordinaire, lorsque le plus beau mouton vint à elle, bondissant et sautant. Approchez, divine princesse, lui dit-il, ne craignez point des animaux aussi doux et pacifiques que nous. Quel prodige ! des moutons qui parlent ! Ha ! madame, reprit-il, votre guenon et votre doguin parlaient si joliment, avez-vous moins de sujet de vous en étonner ? Une fée, répliqua Merveilleuse, leur avait fait don de la parole, c'est ce qui rendait le prodige plus familier. Peut-être qu'il nous est arrivé quelque aventure semblable, répondit le mouton en souriant à la moutonne. Mais, ma princesse, qui conduit ici vos pas ? Mille malheurs, seigneur mouton, lui dit-elle, je suis la plus infortunée personne du monde ; je cherche un asile contre les fureurs de mon père. Venez, madame, répliqua le mouton, venez avec moi, je vous en offre un qui ne sera connu que de vous, et vous y serez la maîtresse absolue. Il m'est impossible de vous suivre, dit Merveilleuse ; je suis si lasse que j'en mourrais.
Le mouton aux cornes dorées commanda qu'on fût quérir son char. Un moment après l'on vit venir six chèvres attelées à une citrouille d'une si prodigieuse grosseur, que deux personnes pouvaient s'y asseoir très commodément. La citrouille était sèche, il y avait dedans de bons carreaux de duvet et de velours partout. La princesse s'y plaça, admirant un équipage si nouveau. Le maître mouton entra dans la citrouille avec elle, et les chèvres coururent de toute leur force jusqu'à une caverne, dont l'entrée se fermait par une grosse pierre.
Le mouton doré la toucha avec son pied, aussitôt elle tomba. Il dit à la princesse d'entrer sans crainte ; elle croyait que cette caverne n'avait rien que d'affreux, et si elle eût été moins alarmée, rien n'aurait pu l'obliger de descendre ; mais dans la force de son appréhension, elle se serait même jetée dans un puits.
Elle n'hésita donc pas à suivre le mouton, qui marchait devant elle : il la fit descendre si bas, si bas, qu'elle pensait aller au moins aux antipodes ; et elle avait peur quelquefois qu'il ne la conduisît au royaume des morts. Enfin elle découvrit tout d'un coup une vaste plaine émaillée de mille fleurs différentes, dont la bonne odeur surpassait toutes celles qu'elle avait jamais senties ; une grosse rivière d'eau de fleurs d'oranges coulait autour, des fontaines de vin d'Espagne, de rossolis, d'hypocras et de mille autres sortes de liqueurs formaient des cascades et de petits ruisseaux charmants. Cette plaine était couverte d'arbres singuliers ; il y avait des avenues tout entières de perdreaux, mieux piqués et mieux cuits que chez la Guerbois, et qui pendaient aux branches ; il y avait d'autres allées de cailles et de lapereaux, de dindons, de poulets, de faisans et d'ortolans ; en de certains endroits où l'air paraissait plus obscur, il y pleuvait des bisques d'écrevisses, des soupes de santé, des foies gras, des ris de veau mis en ragoûts, des boudins blancs, des saucissons, des tourtes, des pâtés, des confitures sèches et liquides, des louis d'or, des écus, des perles et des diamants. La rareté de cette pluie, et tout ensemble l'utilité, aurait attiré la bonne compagnie, si le gros mouton avait été un peu plus d'humeur à se familiariser ; mais toutes les chroniques qui ont parlé de lui, assurent qu'il gardait mieux sa gravité qu'un sénateur romain.
Comme l'on était dans la plus belle saison de l'année, lorsque Merveilleuse arriva dans ces beaux lieux, elle ne vit point d'autres palais qu'une longue suite d'orangers, de jasmins, de chèvrefeuilles et de petites roses muscades, dont les branches entrelacées les unes dans les autres formaient des cabinets, des salles et des chambres toutes meublées de gaze d'or et d'argent, avec de grands miroirs, des lustres et des tableaux admirables.
Le maître mouton dit à la princesse qu'elle était souveraine dans ces lieux, que depuis quelques années il avait eu des sujets sensibles de s'affliger et de répandre des larmes, mais qu'il ne tiendrait qu'à elle de lui faire oublier ses malheurs. La manière dont vous en usez, charmant mouton, lui dit-elle, a quelque chose de si généreux, et tout ce que je vois ici me paraît si extraordinaire, que je ne sais qu'en juger.
Elle avait à peine achevé ces paroles, qu'elle vit paraître devant elle une troupe de nymphes d'une admirable beauté. Elles lui présentèrent des fruits dans des corbeilles d'ambre ; mais lorsqu'elle voulut s'approcher d'elles, insensiblement leur corps s'éloigna ; elle allongea le bras pour les toucher, elle ne sentit rien, et reconnut que c'était des fantômes. Ha ! qu'est ceci ? s'écria-t-elle. Avec qui suis-je ? Elle se prit à pleurer ; et le roi Mouton (car on le nommait ainsi), qui l'avait laissée pour quelques moments, étant revenu auprès d'elle, et voyant couler ses larmes, en demeura si éperdu, qu'il pensa mourir à ses pieds.
Qu'avez-vous, belle princesse ? lui dit-il. A-t-on manqué dans ces lieux au respect qui vous est dû ? Non, lui dit-elle, je ne me plains point, je vous avoue seulement que je ne suis pas accoutumée à vivre avec les morts et avec les moutons qui parlent. Tout me fait peur ici ; et quelque obligation que je vous aie de m'y avoir amenée, je vous en aurai encore davantage de me remettre dans le monde.
Ne vous effrayez point, répliqua le mouton, daignez m'entendre tranquillement, et vous saurez ma déplorable aventure.
Je suis né sur le trône. Une longue suite de rois que j'ai pour aïeux, m'avait assuré la possession du plus beau royaume de l'univers ; mes sujets m'aimaient, et j'étais craint et envié de mes voisins, et estimé avec quelque justice. On disait que jamais roi n'avait été plus digne de l'être. Ma personne n'était pas indifférente à ceux qui me voyaient ; j'aimais fort la chasse ; et m'étant laissé emporter au plaisir de suivre un cerf qui m'éloigna un peu de tous ceux qui m'accompagnaient, je le vis tout d'un coup se précipiter dans un étang ; j'y poussai mon cheval avec autant d'imprudence que de témérité ; mais en avançant un peu, je sentis, au lieu de la fraîcheur de l'eau, une chaleur extraordinaire ; l'étang tarit ; et par une ouverture dont il sortait des feux terribles, je tombai au fond d'un précipice où l'on ne voyait que des flammes.
Je me croyais perdu, lorsque j'entendis une voix qui me dit : il ne faut pas moins de feux, ingrat, pour échauffer ton cœur. Hé ! qui se plaint ici de ma froideur ? m'écriai-je. Une personne infortunée, répliqua la voix, qui t'adore sans espoir. En même temps les feux s'éteignirent ; je vis une fée que je connaissais dès ma plus tendre jeunesse, dont l'âge et la laideur m'avaient toujours épouvanté. Elle s'appuyait sur une jeune esclave d'une beauté incomparable ; elle avait des chaînes d'or qui marquaient assez sa condition. Quel prodige se passe ici, Ragotte (c'est le nom de la fée) ? lui dis-je. Serait-ce bien par vos ordres ? Hé, par l'ordre de qui donc ? répliqua-t-elle. N'as-tu point connu jusqu'à présent mes sentiments ? Faut-il que j'aie la honte de m'en expliquer? Mes yeux, autrefois si sûrs de leurs coups, ont-ils perdu tout leur pouvoir ? Considère où je m'abaisse, c'est moi qui te fais l'aveu de ma faiblesse, car encore que tu sois un grand roi, tu es moins qu'une fourmi devant une fée comme moi.
Je suis tout ce qu'il vous plaira, lui dis-je, d'un air et d'un ton impatient ; mais enfin, que me demandez-vous ? Est-ce ma couronne, mes villes, mes trésors ? Ha ! malheureux, reprit-elle dédaigneusement, mes marmitons, quand je voudrai, seront plus puissants que toi. Je demande ton cœur ; mes yeux te l'ont demandé mille et mille fois ; tu ne les as pas entendus, ou pour mieux dire, tu n'as pas voulu les entendre. Si tu étais engagé avec une autre, continua-t-elle, je te laisserais faire des progrès dans tes amours ; mais j'ai eu trop d'intérêt à t'éclairer, pour n'avoir pas découvert l'indifférence qui règne dans ton cœur. Eh bien, aime-moi, ajouta-t-elle, en serrant la bouche pour l'avoir plus agréable, et roulant les yeux, je serai ta petite Ragotte, j'ajouterai vingt royaumes à celui que tu possèdes, cent tours pleines d'or, cinq cents pleines d'argent ; en un mot, tout ce que tu voudras.
Madame Ragotte, lui dis-je, ce n'est point dans le fond d'un trou où j'ai pensé être rôti, que je veux faire une déclaration à une personne de votre mérite ; je vous supplie, par tous les charmes qui vous rendent aimable, de me mettre en liberté, et puis nous verrons ensemble ce que je pourrai pour votre satisfaction. Ha ! traître, s'écria-t-elle, si tu m'aimais, tu ne chercherais point le chemin de ton royaume ; dans une grotte, dans une renardière, dans les bois, dans les déserts, tu serais content. Ne crois pas que je sois novice ; tu songes à t'esquiver, mais je t'avertis qu'il faut que tu restes ici ; et la première chose que tu feras, c'est de garder mes moutons : ils ont de l'esprit, et parlent pour le moins aussi bien que toi.
En même temps, elle s'avança dans la plaine où nous sommes, et me montra son troupeau. Je le considérai peu ; cette belle esclave qui était auprès d'elle m'avait semblé merveilleuse ; mes yeux me trahirent. La cruelle Ragotte y prenant garde, se jeta sur elle, et lui enfonça un poinçon si avant dans l'œil, que cet objet adorable perdit sur-le-champ la vie. A cette funeste vue, je me jetai sur Ragotte, et mettant l'épée à la main, je l'aurais immolée à des mânes si chers, si par son pouvoir elle ne m'eût rendu immobile. Mes efforts étant inutiles, je tombai par terre, et je cherchais les moyens de me tuer pour me délivrer de l'état où j'étais, quand elle me dit avec un sourire ironique : je veux te faire connaître ma puissance ; tu es un lion à présent, tu vas devenir un mouton.
Aussitôt elle me toucha de sa baguette, et je me trouvai métamorphosé comme vous voyez. Je ne perdis point l'usage de la parole, ni les sentiments de douleur que je devais à mon état. Tu seras cinq ans mouton, dit-elle, et maître absolu de ces beaux lieux ; pendant qu'éloignée de toi, et ne voyant plus ton agréable figure, je ne songerai qu'à la haine que je te dois.
Elle disparut. Et si quelque chose avait pu adoucir ma disgrâce, ç'aurait été son absence. Les moutons parlants, qui sont ici, me reconnurent pour leur roi ; ils me racontèrent qu'ils étaient des malheureux qui avaient déplu par plusieurs sujets différents à la vindicative fée, et qu'elle en avait composé un troupeau ; que leur pénitence n'était pas aussi longue pour les uns que pour les autres. En effet, ajouta-t-il, de temps en temps ils redeviennent ce qu'ils ont été, et quittent le troupeau. Pour les autres, ce sont des rivales ou des ennemies de Ragotte, qu'elle a tuées pour un siècle ou pour moins, et qui retourneront ensuite dans le monde. La jeune esclave dont je vous ai parlé est de ce nombre ; je l'ai vue plusieurs fois de suite avec plaisir, quoiqu'elle ne me parlât point, et qu'en voulant l'approcher, il me fût fâcheux de connaître que ce n'était qu'une ombre ; mais ayant remarqué un de mes moutons assidu près de ce petit fantôme, j'ai su que c'était son amant, et que Ragotte, susceptible des tendres impressions, avait voulu le lui ôter.
Cette raison m'éloigna de l'ombre esclave ; et depuis trois ans, je n'ai senti aucun penchant pour rien que pour ma liberté.
C'est ce qui m'engage d'aller quelquefois dans la forêt. Je vous y ai vue, belle princesse, continua-t-il, tantôt sur un chariot que vous conduisiez vous-même avec plus d'adresse que le soleil n'en a lorsqu'il conduit les siens, tantôt à la chasse sur un cheval qui semblait indomptable à tout autre qu'à vous ; puis courant légèrement dans la plaine avec les princesses de votre cour, vous gagniez le prix comme une autre Atalante. Ah ! princesse, si dans tous ces temps où mon cœur vous rendait des vœux secrets, j'avais osé vous parler, que ne vous aurais-je point dit ? Mais comment auriez-vous reçu la déclaration d'un malheureux mouton comme moi ?
Merveilleuse était si troublée de tout ce qu'elle avait entendu jusqu'alors, qu'elle ne savait presque plus lui répondre ; elle lui fit cependant des honnêtetés qui lui laissèrent quelque espérance, et dit qu'elle avait moins de peur des ombres, puisqu'elles devaient revivre un jour. Hélas ! continua-t-elle, si ma pauvre Patypata, ma chère Grabugeon et le joli Tintin, qui sont morts pour me sauver, pouvaient avoir un sort semblable, je ne m'ennuirais plus ici.
Malgré la disgrâce du roi Mouton, il ne laissait pas d'avoir des privilèges admirables. Allez, dit-il à son grand écuyer (c'était un mouton de fort bonne mine), allez quérir la mauresse, la guenuche et le doguin, leurs ombres divertiront notre princesse. Un instant après, Merveilleuse les vit, et quoiqu'ils ne l'approchassent pas d'assez près pour en être touchés, leur présence lui fut d'une consolation infinie.
Le roi Mouton avait tout l'esprit et toute la délicatesse qui pouvait former d'agréables conversations. Il aimait si passionnément Merveilleuse qu'elle vint aussi à le considérer, et ensuite à l'aimer. Un joli mouton, bien doux, bien caressant ne laisse pas de plaire, surtout quand on sait qu'il est roi, et que la métamorphose doit finir. Ainsi la princesse passait doucement ses beaux jours, attendant un sort plus heureux. Le galant mouton ne s'occupait que d'elle ; il faisait des fêtes, des concerts, des chasses ; son troupeau le secondait, jusqu'aux ombres, elles y jouaient leur personnage.
Un soir que les courriers arrivèrent, car il envoyait soigneusement aux nouvelles, et il en savait toujours des meilleures, on vint lui dire que la sœur aînée de la princesse Merveilleuse allait épouser un grand prince, et que rien n'était plus magnifique que tout ce qu'on préparait pour les noces. Ha ! s'écria la jeune princesse, que je suis infortunée de ne pas voir tant de belles choses ; me voilà sous la terre avec des ombres et des moutons, pendant que ma sœur va paraître parée comme une reine ; chacun lui fera sa cour, je serai la seule qui ne prendra point de part à sa joie. De quoi vous plaignez-vous, madame, lui dit le roi des moutons, vous ai-je refusé d'aller à la noce ? Partez quand il vous plaira, mais donnez-moi parole de revenir ; si vous n'y consentez pas, vous m'allez voir expirer à vos pieds, car l'attachement que j'ai pour vous est trop violent pour que je puisse vous perdre sans mourir.
Merveilleuse attendrie, promit au mouton que rien au monde ne pourrait empêcher son retour. Il lui donna un équipage proportionné à sa naissance ; elle s'habilla superbement, et n'oublia rien de tout ce qui pouvait augmenter sa beauté ; elle monta dans un char de nacre de perle, traîné par six hippogriffes isabelles nouvellement arrivés des antipodes ; il la fit accompagner par un grand nombre d'officiers richement vêtus et admirablement bien faits ; il les avait envoyés chercher fort loin pour faire le cortège.
Elle se rendit au palais du roi son père, dans le moment qu'on célébrait le mariage ; dès qu'elle entra, elle surprit par l'éclat de sa beauté et par celui de ses pierreries, tous ceux qui la virent ; elle n'entendait autour d'elle que des acclamations et des louanges ; le roi la regardait avec une attention et un plaisir qui lui fit craindre d'en être reconnue ; mais il était si prévenu de sa mort, qu'il n'en eut pas la moindre idée.
Cependant, l'appréhension d'être arrêtée l'empêcha de rester jusqu'à la fin de la cérémonie ; elle sortit brusquement, et laissa un petit coffre de corail garni d'émeraudes ; on voyait écrit dessus en pointes de diamants, pierreries pour la mariée. On l'ouvrit aussitôt, et que n'y trouva-t-on pas ? Le roi qui avait espéré de la rejoindre et qui brûlait de la connaître, fut au désespoir de ne plus la voir ; il ordonna absolument que, si jamais elle revenait, on fermât toutes les portes sur elle, et qu'on la retint.
Quelque courte que fut l'absence de Merveilleuse, elle avait semblé au mouton de la longueur d'un siècle. Il l'attendait au bord d'une fontaine, dans le plus épais de la forêt ; il y avait fait étaler des richesses immenses pour les lui offrir en reconnaissance de son retour. Dès qu'il la vit, il courut vers elle, sautant et bondissant comme un vrai mouton ; il lui fit mille tendres caresses, il se couchait à ses pieds, il baisait ses mains, il lui racontait ses inquiétudes et ses impatiences ; sa passion lui donnait une éloquence dont la princesse était charmée.
Au bout de quelque temps, le roi maria sa seconde fille. Merveilleuse l'apprit, et elle pria le mouton de lui permettre d'aller voir, comme elle avait déjà fait, une fête où elle s'intéressait si fort. A cette proposition, il sentit une douleur dont il ne fut point le maître, un pressentiment secret lui annonçait son malheur ; mais comme il n'est pas toujours en nous de l'éviter, et que sa complaisance pour la princesse l'emportait sur tous les autres intérêts, il n'eut pas la force de la refuser. Vous voulez me quitter, madame, lui dit-il ; cet effet de mon malheur vient plutôt de ma mauvaise destinée que de vous. Je consens à ce que vous souhaitez, et je ne puis jamais vous faire un sacrifice plus complet.
Elle l'assura qu'elle tarderait aussi peu que la première fois ; qu'elle ressentirait vivement tout ce qui pourrait l'éloigner de lui, et qu'elle le conjurait de ne se pas inquiéter. Elle se servit du même équipage qui l'avait déjà conduite, et elle arriva comme la cérémonie commençait : malgré l'attention que l'on y avait, sa présence fit élever un cri de joie et d'admiration, qui attira les yeux de tous les princes sur elle ; ils ne pouvaient se lasser de la regarder, et ils la trouvaient d'une beauté si peu commune, qu'ils étaient prêts à croire que ce n'était pas une personne mortelle.
Le roi se sentit charmé de la revoir ; il n'ôta les yeux de sur elle que pour ordonner que l'on fermât bien toutes les portes pour la retenir. La cérémonie étant sur le point de finir, la princesse se leva promptement, voulant se dérober parmi la foule, mais elle fut extrêmement surprise et affligée de trouver les portes fermées.
Le roi l'aborda avec un grand respect et une soumission qui la rassura. Il la pria de ne leur pas ôter si tôt le plaisir de la voir et d'être du célèbre festin qu'il donnait aux princes et aux princesses. Il la conduisit dans un salon magnifique où toute la cour était ; il prit lui-même un bassin d'or et un vase plein d'eau, pour laver ses belles mains. Dans ce moment, elle ne fut plus maîtresse de son transport, elle se jeta à ses pieds, et embrassant ses genoux : Voilà mon songe accompli, dit-elle, vous m'avez donné à laver le jour des noces de ma sœur, sans qu'il vous en soit rien arrivé de fâcheux.
Le roi la reconnut avec d'autant moins de peine qu'il avait trouvé plus d'une fois qu'elle ressemblait parfaitement à Merveilleuse ! Ha ! ma chère fille, dit-il, en l'embrassant et versant des larmes, pouvez-vous oublier ma cruauté ? J'ai voulu votre mort, parce que je croyais que votre songe signifiait la perte de ma couronne. Il la signifiait aussi, continua-t-il ; voilà vos deux sœurs mariées, elles en ont chacune une, et la mienne sera pour vous. Dans le même moment, il se leva et la mit sur la tête de la princesse, puis il cria : vive la reine Merveilleuse ; toute la cour cria comme lui : les deux sœurs de cette jeune reine vinrent lui sauter au cou, et lui faire mille caresses. Merveilleuse ne se sentait pas, tant elle était aise : elle pleurait et riait tout à la fois ; elle embrassait l'une, elle parlait à l'autre, elle remerciait le roi, et parmi toutes ces différentes choses, elle se souvenait du capitaine des gardes, auquel elle avait tant d'obligation, et elle le demandait avec instance ; mais on lui dit qu'il était mort : elle ressentit vivement cette perte.
Lorsqu'elle fut à table, le roi la pria de raconter ce qui lui était arrivé depuis le jour où il avait donné des ordres si funestes contre elle. Aussitôt elle prit la parole avec une grâce admirable, et tout le monde attentif l'écoutait.
Mais pendant qu'elle s'oubliait auprès du roi et de ses sœurs, l'amoureux mouton voyait passer l'heure du retour de la princesse, et son inquiétude devenait si extrême, qu'il n'en était point le maître. Elle ne veut plus revenir, s'écriait-il, ma malheureuse figure de mouton lui déplaît. Ha ! trop infortuné amant, que ferai-je sans Merveilleuse ? Ragotte, barbare fée, quelle vengeance ne prends-tu point de l'indifférence que j'ai pour toi ? Il se plaignit longtemps, et voyant que la nuit approchait, sans que la princesse parût, il courut à la ville. Quand il fut au palais du roi, il demanda Merveilleuse ; mais comme chacun savait déjà son aventure, et qu'on ne voulait plus qu'elle retournât avec le mouton, on lui refusa durement de la voir ; il poussa des plaintes, et fit des regrets capables d'émouvoir tout autre que les suisses, qui gardaient la porte du palais. Enfin, pénétré de douleur, il se jeta par terre et y rendit la vie.
Le roi et Merveilleuse ignoraient la triste tragédie qui venait de se passer. Il proposa à sa fille de monter dans un char, et de se faire voir par toute la ville, à la clarté de mille et mille flambeaux, qui étaient aux fenêtres et dans les grandes places ; mais quel spectacle pour elle, de trouver en sortant de son palais son cher mouton, étendu sur le pavé, qui ne respirait plus ? Elle se précipita du chariot, elle courut vers lui, elle pleura, elle gémit, elle connut que son peu d'exactitude avait causé la mort du mouton royal. Dans son désespoir, elle pensa mourir elle-même. L'on convint alors que les personnes les plus élevées sont sujettes, comme les autres, aux coups de la fortune, et que souvent elles éprouvent les plus grands malheurs dans le moment où elles se croient au comble de leurs souhaits.

Souvent les plus beatu dons des cieux
Ne servent qu'à notre ruine :
Le mérite éclatant que l'on demande aux Dieux,
Quelquefois de nos maux est la triste origine.
Le roi mouton eût moins souffert,
S'il n'eût point allumé cette flamme fatale
Que Ragotte vengea sur lui, sur sa rivale :
C'est son mérite qui le perd.
Il devait éprouver un destin plus propice.
Ragotte et ses présents ne purent rien sui lui ;
Il haïssait sans feinte, aimait sans artifice,
Et ne ressemblait pas aux hommes d'aujourd'hui.
Sa fin même pourra nous paraître fort rare,
Et ne convient qu'au roi Mouton.
On n'en voit point dans ce canton
Mourir quand leur brebis s'égare.

vendredi 29 juillet 2016

Total 24 Hours of Spa - Francorchamps - 2016


Et c'est reparti pour les 24 heures de Spa-Francorchamps, la plus belle épreuve d'endurance exclusivement réservée aux bolides de la catégorie Grand Tourisme ! Jusqu'au 31 juillet 2016 l'air de la région va vrombir aux rythmes des 65 voitures engagées.


Mercredi 27 juillet avait lieu la traditionnelle parade des Total 24 Hours of Spa. J'étais le long de la route nationale entre Francorchamps et Spa alors que le centre ville était envahi par des milliers de passionnés en quête d'autographes ou de photos rapprochées des voitures.

La parade représente le départ «officieux» de l'épreuve. Les Aston Martin, Audi, Bentley, BMW, Ferrari, Jaguar, Lamborghini, McLaren, Mercedes, Nissan, Porsche… sont passées bien trop vite devant le Domaine de Malchamps, restaurant dans lequel le cercle d'entreprises Max25 tenait sa réunion mensuelle.


Jeudi, le circuit était occupé dès 13;20 par une séance «libre» de 90’ une heure de pré-qualification à 17h45 et les deux séances qualificatives, une de 75’ à 20h00 et une de nuit de 120’, qui a démarré à 21h45. A l’issue de la soirée, les vingt voitures les plus rapides se sont qualifiées pour la Super Pole qui se dispute le vendredi en toute fin d’après-midi.

Quelques clichés pris depuis la route... et qui seront les seuls de l'épreuve car un week-end chargé non automobile m'attend...





























jeudi 28 juillet 2016

La Belle aux Cheveux d'Or - Mme d'Aulnoy


Il y avait une fois la fille d'un roi qui était si belle, qu'il n'y avait rien de si beau au monde. On la nommait la Belle aux Cheveux d'Or car ses cheveux étaient plus fins que de l'or, et blonds par merveille, tout frisés, qui lui tombaient jusque sur les pieds. Elle allait toujours couverte de ses cheveux bouclés, avec une couronne de fleurs sur la tête et des habits brochés de diamants et de perles, si bien qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer.
Il y avait un jeune roi de ses voisins qui n'était point marié, et qui était bien fait et bien riche. Quand il eut appris tout ce qu'on disait de la Belle aux Cheveux d'Or, bien qu'il ne l'eût point encore vue, il se prit à l'aimer si fort, qu'il en perdait le boire et le manger, et il se résolut de lui envoyer un ambassadeur pour la demander en mariage. Il fit faire un carrosse magnifique à son ambassadeur ; il lui donna plus de cent chevaux et cent laquais, et lui recommanda bien de lui amener la princesse.
Quand il eut pris congé du roi et qu'il fut parti, toute la cour ne parlait d'autre chose ; et le roi, qui ne doutait pas que la Belle aux Cheveux d'Or ne consentît à ce qu'il souhaitait, lui faisait déjà faire de belles robes et des meubles admirables. Pendant que les ouvriers étaient occupés à travailler, l'ambassadeur, arrivé chez la Belle aux Cheveux d'Or, lui fit son petit message. Mais, soit qu'elle ne fût pas ce jour-là de bonne humeur, ou que le compliment ne lui semblât pas à son gré, elle répondit à l'ambassadeur qu'elle remerciait le roi, mais qu'elle n'avait point envie de se marier.
L'ambassadeur partit de la cour de cette princesse, bien triste de ne la pas amener avec lui ; il rapporta tous les présents qu'il lui avait portés de la part du roi : car elle était fort sage, et savait bien qu'il ne faut pas que les filles reçoivent rien des garçons. Aussi elle ne voulut jamais accepter les beaux diamants et le reste ; et, pour ne pas mécontenter le roi, elle prit seulement un quarteron d'épingles d'Angleterre.
Quand l'ambassadeur arriva à la grande ville du roi, où il était attendu si impatiemment, chacun s'affligea de ce qu'il n'amenait point la Belle aux Cheveux d'Or. Le roi se mit à pleurer comme un enfant : on le consolait sans en pouvoir venir à bout.
Il y avait un jeune garçon à la cour qui était beau comme le soleil, et le mieux fait de tout le royaume : à cause de sa bonne grâce et de son esprit, on le nommait Avenant. Tout le monde l'aimait, hors les envieux, qui étaient fâchés que le roi lui fît du bien et qu'il lui confiât tous les jours ses affaires.
Avenant se trouva avec des personnes qui parlaient du retour de l'ambassadeur, et qui disaient qu'il n'avait rien fait qui vaille. Il leur dit, sans y prendre garde : " Si le roi m'avait envoyé vers la Belle aux Cheveux d'Or, je suis certain qu'elle serait venue avec moi. "
Tout aussitôt ces méchantes gens vont dire au roi : " Sire, vous ne savez pas ce que dit Avenant ? Que, si vous l'aviez envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, il l'aurait ramenée. Considérez bien sa malice, il prétend être plus beau que vous, et qu'elle l'aurait tant aimé, qu'elle l'aurait suivi partout. "
Voilà le roi qui se met en colère, en colère tant et tant, qu'il était hors de lui. " Ha ! ha ! dit-il, ce joli mignon se moque de mon malheur, et il se prise plus que moi. Allons, qu'on le mette dans ma grosse tour, et qu'il y meure de faim ! "
Les gardes du roi furent chez Avenant, qui ne pensait plus à ce qu'il avait dit. Ils le traînèrent en prison et lui firent mille maux. Ce pauvre garçon n'avait qu'un peu de paille pour se coucher et il serait mort sans une petite fontaine qui coulait dans le pied de la tour, dont il buvait un peu pour se rafraîchir : car la faim lui avait bien séché la bouche.
Un jour qu'il n'en pouvait plus, il disait en soupirant : " De quoi se plaint le roi ? Il n'a point de sujet qui lui soit plus fidèle que moi, je ne l'ai jamais offensé. " Le roi, par hasard, passait près de la tour : quand il entendit la voix de celui qu'il avait tant aimé, il s'arrêta pour l'écouter, malgré ceux qui étaient avec lui, qui haïssaient Avenant et qui disaient au roi : " A quoi vous amusez-vous, sire ! ne savez-vous pas que c'est un fripon ? " Le roi répondit : " Laissez-moi là, je veux l'écouter. " Ayant ouï ses plaintes, les larmes lui vinrent aux yeux. Il ouvrit la porte de la tour et l'appela.
Avenant vint tout triste se mettre a genoux devant lui, et baisa ses pieds : " Que vous ai-je fait, sire, lui dit-il, pour me traiter si durement ?
- Tu t'es moqué de moi et de mon ambassadeur, dit le roi. Tu as dit que, si je t'avais envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, tu l'aurais bien amenée.
- Il est vrai, sire, répondit Avenant, que je lui aurais si bien fait connaître vos grandes qualités, que je suis persuadé qu'elle n'aurait pu s'en défendre ; et en cela je n'ai rien dit qui ne vous dût être agréable. "
Le roi trouva qu'effectivement il n'avait point de tort ; il regarda de travers ceux qui lui avaient dit du mal de son favori, et il l'emmena avec lui, se repentant bien de la peine qu'il lui avait faite.
Après l'avoir fait souper à merveille, il l'appela dans son cabinet, et lui dit : " Avenant, j'aime toujours la Belle aux Cheveux d'Or, ses refus ne m'ont point rebuté ; mais je ne sais comment m'y prendre pour quelles veuille m'épouser : j'ai envie de t'y envoyer pour voir si tu pourras réussir. "
Avenant répliqua qu'il était disposé à lui obéir en toutes choses, et qu'il partirait dès le lendemain.
" Oh ! dit le roi, je veux te donner un grand équipage.
- Cela n'est point nécessaire, répondit-il ; il ne me faut qu'un bon cheval, avec des lettres de votre part. "
Le roi l'embrassa, car il était ravi de le voir sitôt prêt.
Ce fut le lundi matin qu'il prit congé du roi et de ses amis, pour aller à son ambassade tout seul, sans pompe et sans bruit. Il ne faisait que rêver aux moyens d'engager la Belle aux Cheveux d'Or à épouser le roi. Il avait une écritoire dans sa poche, et, quand il lui venait quelque belle pensée à mettre dans sa harangue, il descendait de cheval et s'asseyait sous des arbres pour écrire, afin de ne rien oublier. Un matin qu'il était parti à la petite pointe du jour, en passant dans une grande prairie, il lui vint une pensée fort jolie ; il mit pied à terre, et se plaça contre des saules et des peupliers qui étaient plantés le long d'une petite rivière qui coulait au bord du pré. Après qu'il eut écrit, il regarda de tous côtés, charmé de se trouver en un si bel endroit. Il aperçut sur l'herbe une grosse carpe dorée qui bâillait et qui n'en pouvait plus, car, ayant voulu attraper de petits moucherons, elle avait sauté si hors de l'eau, qu'elle s'était élancée sur l'herbe, où elle était près de mourir. Avenant en eut pitié ; et, quoiqu'il fût jour maigre et qu'il eût pu l'emporter pour son dîner, il fut la prendre et la remit doucement dans la rivière. Dès que ma commère la carpe sent la fraîcheur de l'eau, elle commence à se réjouir, et se laisse couler jusqu'au fond ; puis revenant toute gaillarde au bord de la rivière : " Avenant, dit-elle, je vous remercie du plaisir que vous venez de me faire ; sans vous je serais morte, et vous m'avez sauvée ; je vous le revaudrai. " Après ce petit compliment, elle s'enfonça dans l'eau ; et Avenant demeura bien surpris de l'esprit et de la grande civilité de la carpe.
Un autre jour qu'il continuait son voyage, il vit un corbeau bien embarrassé : ce pauvre oiseau était poursuivi par un gros aigle (grand mangeur de corbeaux) : il était près de l'attraper, et il l'aurait avalé comme une lentille, si Avenant n'eût éprouvé de la compassion pour cet oiseau. " Voilà, dit-il, comme les plus forts oppriment les plus faibles : quelle raison a l'aigle de manger le corbeau ? " Il prend son arc qu'il portait toujours, et une flèche, puis, visant bien l'aigle, croc ! il lui décoche la flèche dans le corps et le perce de part en part. L'aigle tombe mort, et le corbeau, ravi, vient se percher sur un arbre. " Avenant, lui dit-il, vous êtes bien généreux de m'avoir secouru, moi qui ne suis qu'un misérable corbeau ; mais je ne demeurerai point ingrat, je vous le revaudrai. "
Avenant admira le bon esprit du corbeau et continua son chemin. En entrant dans un grand bois, si matin qu'il ne voyait qu'à peine son chemin, il entendit un hibou qui criait en hibou désespéré. " Ouais ! dit-il, voilà un hibou bien affligé ; il pourrait s'être laissé prendre dans quelque filet. " Il chercha de tous côtés, et enfin il trouva de grands filets que des oiseleurs avaient tendus la nuit pour attraper des oisillons. " Quelle pitié dit-il ; les hommes ne sont faits que pour s'entre-tourmenter, ou pour persécuter de pauvres animaux qui ne leur font ni tort ni dommage. "
Il tira son couteau et coupa les cordelettes. Le hibou prit l'essor ; mais, revenant à tire-d'aile : " Avenant, dit-il, il n'est pas nécessaire que je vous fasse une longue harangue pour vous faire comprendre l'obligation que je vous ai ; elle parle assez d'elle-même : les chasseurs allaient venir, j'étais pris, j'étais mort sans votre secours. J'ai le cœur reconnaissant, je vous le revaudrai. "
Voilà les trois plus considérables aventures qui arrivèrent à Avenant dans son voyage. Il était si pressé d'arriver, qu'il ne tarda pas à se rendre au palais de la Belle aux Cheveux d'Or. Tout y était admirable ; l'on y voyait les diamants entassés comme des pierres ; les beaux habits, le bonbon, l'argent ; c'étaient des choses merveilleuses: et il pensait en lui-même que, si elle quittait tout cela pour venir chez le roi son maître, il faudrait qu'il ait bien de la chance. Il prit un habit de brocart, des plumes incarnates et blanches ; il se peigna, se poudra, se lava le visage, mit une riche écharpe toute brodée à son cou, avec un petit panier, et dedans un beau petit chien, qu'il avait acheté en passant à Bologne. Avenant était si bien fait, si aimable, il faisait toute chose avec tant de grâce, que, lorsqu'il se présenta à la porte du palais, tous les gardes lui firent une grande révérence ; et l'on courut dire à la Belle aux Cheveux d'Or qu'Avenant, ambassadeur du roi son plus proche voisin, demandait à la voir. Sur ce nom d'Avenant, la princesse dit : " Je gagerais qu'il est joli et qu'il plaît à tout le monde.
- Vraiment oui, madame, lui dirent toutes ses filles d'honneur : nous l'avons vu du grenier où nous accommodions votre filasse, et tant qu'il est demeuré sous les fenêtres nous n'avons pu rien faire.
- Voilà qui est beau, répliqua la Belle aux Cheveux d'Or, de vous amuser à regarder les garçons ! Çà, que l'on me donne ma grande robe de satin bleu brodée, et que l'on éparpille bien mes blonds cheveux ; que l'on me fasse des guirlandes de fleurs nouvelles ; que l'on me donne mes souliers hauts et mon éventail ; que l'on balaie ma chambre et mon trône : car je veux qu'il dise partout que je suis vraiment la Belle aux Cheveux d'Or. "
Voilà toutes ses femmes qui s'empressaient de la parer comme une reine. Elles montraient tant de hâte qu'elles s'entrecognaient et n'avançaient guère. Enfin la princesse passa dans sa galerie aux grands miroirs, pour voir si rien ne lui manquait. Puis elle monta sur son trône d'Or, d'ivoire, et d'ébène, qui sentait comme un baume, et elle commanda à ses filles de prendre des instruments et de chanter tout doucement pour n'étourdir personne.
On conduisit Avenant dans la salle d'audience. Il demeura si transporté d'admiration, qu'il a dit depuis bien des fois qu'il ne pouvait presque parler. Néanmoins il reprit courage et fit sa harangue à merveille : il pria la princesse qu'il n'eût pas le déplaisir de s'en retourner sans elle.
" Gentil Avenant, lui dit-elle, toutes les raisons que vous venez de me conter sont fort bonnes, et je vous assure que je serais bien aise de vous favoriser plus qu'un autre. Mais il faut que vous sachiez qu'il y a un mois je fus me promener sur la rivière avec toutes mes dames ; et comme l'on me servit ma collation, en ôtant mon gant je tirai de mon doigt une bague qui tomba par malheur dans la rivière. Je la chérissais plus que mon royaume. Je vous laisse à juger de quelle affliction cette perte fut suivie. J'ai fait serment de n'écouter jamais aucune proposition de mariage, que l'ambassadeur qui me proposera un époux ne me rapporte ma bague. Voyez à présent ce que vous avez à faire là-dessus car quand vous me parleriez quinze jours et quinze nuits, vous ne me persuaderiez pas de changer de sentiment. "
Avenant demeura bien étonné de cette réponse. Il lui fit une profonde révérence et la pria de recevoir le petit chien, le panier et l'écharpe ; mais elle lui répliqua qu'elle ne voulait point de présents, et qu'il songeât à ce qu'elle venait de lui dire.
Quand il fut retourné chez lui, il se coucha sans souper. Son petit chien, qui s'appelait Cabriole, ne voulut pas souper non plus : il vint se mettre auprès de lui. De toute la nuit, Avenant ne cessa point de soupirer. " Où puis-je prendre une bague tombée depuis un mois dans une grande rivière ? disait-il : c'est folie d'essayer. La princesse ne m'a dit cela que pour me mettre dans l'impossibilité de lui obéir. "
Il soupirait et s'affligeait très fort. Cabriole, qui l'écoutait, lui dit : " Mon cher maître, je vous prie, ne désespérez point de votre bonne fortune : vous êtes trop aimable pour n'être pas heureux. Allons, dès qu'il fera jour, au bord de la rivière. "
Avenant lui donna deux petits coups de la main et ne répondit rien ; mais, tout accablé de tristesse, il s'endormit.
Cabriole, voyant le jour, cabriola tant qu'il l'éveilla, et lui dit : " Mon maître, habillez- vous, et sortons. " Avenant le voulut bien. Il se lève, s'habille et descend dans le jardin, et du jardin il va insensiblement au bord de la rivière, où il se promenait son chapeau sur ses yeux et ses bras croisés l'un sur l'autre, ne pensant qu'à son départ, quand tout d'un coup il entendit qu'on l'appelait :
" Avenant ! Avenant ! " Il regarde de tous côtés et ne voit personne ; il crut rêver. Il continue sa promenade ; on le rappelle : " Avenant ! Avenant !
- Qui m'appelle ? " dit-il.
Cabriole, qui était fort petit, et qui regardait de près l'eau, lui répliqua : " Ne me croyez jamais, si ce n'est une carpe dorée que j'aperçois. "
Aussitôt la grosse carpe paraît, et lui dit : "Vous m'avez sauvé la vie dans le pré des Aliziers, où je serais restée sans vous ; je vous promis de vous le revaloir. Tenez, cher Avenant, voici la bague de la Belle aux Cheveux d'Or."
Il se baissa et la prit dans la gueule de ma commère la carpe, qu'il remercia mille fois.
Au lieu de retourner chez lui, il fut droit au palais avec le petit Cabriole, qui était bien aise d'avoir fait venir son maître au bord de l'eau. On alla dire à la princesse qu'il demandait à la voir. " Hélas ! dit-elle, le pauvre garçon, il vient prendre congé de moi. Il a considéré que ce que je veux est impossible, et il va le dire à son maître. "
On fit entrer Avenant, qui lui présenta sa bague et lui dit : " Madame la princesse, voilà votre commandement fait ; vous plaît-il recevoir le roi mon maître Pour époux ? "
Quand elle vit sa bague où il ne manquait rien, elle resta si étonnée, qu'elle croyait rêver. " Vraiment, dit-elle, gracieux Avenant, il faut que vous soyez favorisé de quelque fée ; car naturellement cela n'est pas possible.
- Madame, dit-il, je n'en connais aucune, mais j'avais bien envie de vous obéir.
- Puisque vous avez si bonne volonté, continua-t-elle, il faut que vous me rendiez un autre service, sans lequel je ne me marierai jamais. Il y a un prince, qui n'est pas éloigné d'ici, appelé Galifron, lequel s'était mis dans l'esprit de m'épouser. Il me fit déclarer son dessein avec des menaces épouvantables, que si je le refusais il désolerait mon royaume. Mais jugez si je pouvais l'accepter : c'est un géant qui est plus haut qu'une haute tour ; il mange un homme comme un singe mange un marron. Quand il va à la campagne, il porte dans ses poches de petits canons, dont il se sert de pistolets ; et, lorsqu'il parle bien haut, ceux qui sont près de lui deviennent sourds. Je lui fis répondre que je ne voulais point me marier, et qu'il m'excusât. Depuis, il n'a cessé de me persécuter; il tue tous mes sujets et, avant toutes choses, il faut vous battre contre lui et m'apporter sa tête. "
Avenant demeura un peu étourdi de cette proposition. Il rêva quelque temps, puis il dit : " Eh bien, madame, je combattrai Galifron. Je crois que je serai vaincu ; mais je mourrai en homme brave. "
La princesse resta bien étonnée : elle lui dit mille choses pour l'empêcher de faire cette entreprise. Cela ne servit à rien : il se retira pour aller chercher des armes et tout ce qu'il lui fallait. Quand il eut ce qu'il voulait, il remit le petit Cabriole dans son panier, monta sur son beau cheval, et fut dans le pays de Galifron. Il demandait de ses nouvelles à ceux qu'il rencontrait, et chacun lui disait que c'était un vrai démon dont on n'osait approcher : Plus il entendait dire cela, plus il avait Peur. Cabriole le rassurait, en lui disant : " Mon cher maître, pendant que vous vous battrez, j'irai lui mordre les jambes ; il baissera la tête pour me chasser, et vous le tuerez. " Avenant admirait l'esprit du petit chien, mais il savait assez que son secours ne suffirait pas.
Enfin, il arriva près du château de Galifron. Tous les chemins étaient couverts d'os et de carcasses d'hommes qu'il avait mangés ou mis en pièces. Il ne l'attendit pas longtemps, qu'il le vit venir à travers un bois. Sa tête dépassait les plus grands arbres, et il chantait d'une voix épouvantable :
Où sont les petits enfants
Que je les croque à belles dents ?
Il m'en faut tant, tant et tant,
Que le monde n'est suffisant.

Aussitôt Avenant se mit à chanter sur le même air :

Approche : voici Avenant,
Qui t'arrachera les dents.
Bien qu'il ne soit pas des plus grands,
Pour te battre il est suffisant.

Les rimes n'étaient pas bien régulières mais il fit la chanson fort vite, et c'est même un miracle qu'il ne la fît pas plus mal, car il avait horriblement peur. Quand Galifron entendit ces paroles, il regarda de tous côtés, et aperçut Avenant l'épée à la main, qui lui dit deux ou trois injures pour l'irriter. Il n'en fallut pas tant : il se mit dans une colère effroyable, et prenant une massue toute de fer, il aurait assommé du premier coup le gentil Avenant, sans un corbeau qui vint se mettre sur le haut de sa tête, et avec son bec lui donna si juste dans les yeux, qu'il les creva. Son sang coulait sur son visage. Il était comme un désespéré, frappant de tous côtés. Avenant l'évitait et lui portait de grands coups d'épée qu'il enfonçait jusqu'à la garde, et qui lui faisaient mille blessures, par où il perdit tant de sang qu'il tomba. Aussitôt Avenant lui coupa la tête, bien ravi d'avoir été si heureux ; et le corbeau, qui s'était perché sur un arbre, lui dit : " Je n'ai pas oublié le service que vous me rendîtes en tuant l'aigle qui me poursuivait. Je vous promis de m'en acquitter : je crois l'avoir fait aujourd'hui.
- C'est moi qui vous dois tout, monsieur du Corbeau, répliqua Avenant ; je demeure votre serviteur. "
Il monta aussitôt à cheval, chargé de l'épouvantable tête de Galifron.
Quand il arriva dans la ville, tout le monde le suivait et criait : " Voici le brave Avenant qui vient de tuer le monstre " ; de sorte que la princesse, qui entendit bien du bruit et qui tremblait qu'on ne lui vînt apprendre la mort d'Avenant, n'osait demander ce qui lui était arrivé ; mais elle vit entrer Avenant avec la tête du géant, qui ne laissa pas de lui faire encore peur, bien qu'il n'y eût plus rien à craindre.
" Madame, lui dit-il, votre ennemi est mort ; j'espère que vous ne refuserez plus le roi mon maître ?
- Ah ! si fait, dit la Belle aux Cheveux d'Or, je le refuserai si vous ne trouvez moyen, avant mon départ, de m'apporter de l'eau de la grotte ténébreuse. Il y a proche d'ici une grotte profonde qui a bien six lieues de tour. On trouve à l'entrée deux dragons qui empêchent qu'on y entre. Ils ont du feu dans la gueule et dans les yeux. Puis, lorsqu'on est dans la grotte, on trouve un grand trou dans lequel il faut descendre : il est plein de crapauds, de couleuvres et de serpents. Au fond de ce trou, il y a une petite cave où coule la fontaine de beauté et de santé: c'est de cette eau que je veux absolument. Tout ce qu'on en lave devient merveilleux : si l'on est belle, on demeure toujours belle ; si l'on est laide, on devient belle ; si l'on est jeune, on reste jeune ; si l'on est vieille, on devient jeune. Vous jugez bien, Avenant, que je ne quitterai pas mon royaume sans en emporter.
- Madame, lui dit-il, vous êtes si belle que cette eau vous est bien inutile ; mais je suis un malheureux ambassadeur dont vous voulez la mort : je vais aller chercher ce que vous désirez, avec la certitude de n'en pouvoir revenir. "
La Belle aux Cheveux d'Or ne changea point de dessein, et Avenant partit avec le petit chien Cabriole, pour aller à la grotte ténébreuse chercher de l'eau de beauté. Tous ceux qu'il rencontrait sur le chemin disaient : " C'est une pitié de voir un garçon si aimable aller se perdre de gaieté de cœur ; il va seul à la grotte, et quand irait-il accompagné de cent braves, il n'en pourrait venir à bout. Pourquoi la princesse ne veut-elle que des choses impossibles ? " Il continuait de marcher, et ne disait pas un mot ; mais il était bien triste.
Il arriva vers le haut d'une montagne où il s'assit pour se reposer un peu, et il laissa paître son cheval et courir Cabriole après des mouches. Il savait que la grotte ténébreuse n'était pas loin de là, il regardait s'il ne la verrait point. Enfin il aperçut un vilain rocher noir comme de l'encre, d'où sortait une grosse fumée, et au bout d'un moment un des dragons, qui jetait du feu par les yeux et par la gueule : il avait le corps jaune et vert, des griffes et une longue queue qui faisait plus de cent tours. Cabriole vit tout cela ; il ne savait où se cacher, tant il avait peur.
Avenant, tout résolu de mourir, tira son épée, descendit avec une fiole que la Belle aux Cheveux d'Or lui avait donnée pour la remplir de l'eau de beauté. Il dit à son chien Cabriole : " C'en est fait de moi ! je ne pourrai jamais avoir de cette eau qui est gardée par des dragons. Quand je serai mort, remplis la fiole de mon sang et porte-la à la princesse, pour qu'elle voie ce qu'elle me coûte ; et puis va trouver le roi mon maître et conte-lui mon malheur."
Comme il parlait ainsi, il entendit qu'on appelait : " Avenant ! Avenant ! "
Il dit : " Qui m'appelle ? " et il vit un hibou dans le trou d'un vieil arbre, qui lui dit : " Vous m'avez retiré du filet des chasseurs où j'étais pris, et vous me sauvâtes la vie, je vous promis que je vous le revaudrais : en voici le temps. Donnez-moi votre fiole : je sais tous les chemins de la grotte ténébreuse ; je vais vous chercher de l'eau de beauté. "
Dame ! qui fut bien aise ? je vous le laisse à penser. Avenant lui donna vite la fiole, et le hibou entra sans nul empêchement dans la grotte. En moins d'un quart d'heure, il revint rapporter la bouteille bien bouchée. Avenant fut ravi. Il le remercia de tout son cœur, et, remontant la montagne, il prit le chemin de la ville bien joyeux.
Il alla droit au palais ; il présenta la fiole à la Belle aux Cheveux d'Or, qui n'eut plus rien à dire : elle remercia Avenant, et donna ordre à tout ce qu'il fallait pour partir ; puis elle se mit en voyage avec lui. Elle le trouvait bien aimable et lui disait quelquefois : " Si vous aviez voulu, je vous aurais fait roi, nous ne serions point partis de mon royaume. "
Mais il répondit : " Je ne voudrais pas faire un si grand déplaisir à mon maître pour tous les royaumes de la terre, quoique je vous trouve plus belle que le soleil. "
Enfin ils arrivèrent à la grande ville du roi, qui, sachant que la Belle aux Cheveux d'Or venait, alla au-devant d'elle et lui fit les plus beaux présents du monde. Il l'épousa avec tant de réjouissances que l'on ne parlait d'autre chose. Mais la Belle aux Cheveux d'Or, qu'aimait Avenant dans le fond de son cœur, n'était heureuse que quand elle le voyait, et le louait toujours. " Je ne serais point venue sans Avenant, dit-elle au roi. Il a fallu qu'il ait fait des choses impossibles pour mon service : vous lui devez être obligé. Il m'a donné de l'eau de beauté : je ne vieillirai jamais, je serai toujours belle. "
Les envieux qui écoutaient la reine dirent au roi : " Vous n'êtes point jaloux, et vous avez sujet de l'être. La reine aime si fort Avenant qu'elle en perd le boire et le manger. Elle ne fait que parler de lui et des obligations que vous lui avez, comme si tel autre que vous auriez envoyé n'en eût pas fait autant. "
Le roi dit : " Vraiment, je m'en aperçois ; qu'on aille le mettre dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains."
On prit Avenant, et, pour sa récompense d'avoir si bien servi le roi, on l'enferma dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains. Il ne voyait personne que le geôlier, qui lui jetait un morceau de pain noir par un trou, et de l'eau dans une écuelle de terre. Pourtant son petit chien Cabriole ne le quittait point ; il le consolait et venait lui dire toutes les nouvelles.
Quand la Belle aux Cheveux d'Or sut sa disgrâce, elle se jeta aux pieds du roi, et, tout en pleurs, elle le pria de faire sortir Avenant de prison. Mais plus elle le priait, plus il se fâchait, songeant : " C'est qu'elle l'aime "; et il n'en voulut rien faire. Elle n'en parla plus ; elle était bien triste.
Le roi s'avisa qu'elle ne le trouvait peut-être pas assez beau ; il eut envie de se frotter le visage avec de l'eau de beauté, afin que la reine l'aimât plus qu'elle ne faisait. Cette eau était dans une fiole sur le bord de la cheminée de la chambre de la reine, elle l'avait mise là pour la regarder plus souvent ; mais une de ses femmes de chambre, voulant tuer une araignée avec un balai, jeta par malheur la fiole par terre, qui se cassa, et toute l'eau fut perdue. Elle balaya vitement, et, ne sachant que faire, elle se souvint qu'elle avait vu dans le cabinet du roi une fiole toute semblable pleine d'eau claire comme était l'eau de beauté ; elle la prit adroitement sans rien dire, et la porta sur la cheminée de la reine.
L'eau qui était dans le cabinet du roi servait à faire mourir les princes et les grands seigneurs quand ils étaient criminels ; au lieu de leur couper la tête ou de les pendre, on leur frottait le visage de cette eau : ils s'endormaient, et ne se réveillaient plus. Un soir donc, le roi prit la fiole et se frotta bien le visage, puis il s'endormit et mourut. Le petit chien Cabriole l'apprit parmi les premiers et ne manqua pas de l'aller dire à Avenant, qui lui dit d'aller trouver la Belle aux Cheveux d'Or et de la faire souvenir du pauvre prisonnier.
Cabriole se glissa doucement dans la presse ; car il y avait grand bruit à la cour pour la mort du roi. Il dit à la reine : " Madame, n'oubliez pas le pauvre Avenant. " Elle se souvint aussitôt des peines qu'il avait souffertes à cause d'elle et de sa grande fidélité. Elle sortit sans parler à personne, et fut droit à la tour, où elle ôta elle-même les fers des pieds et des mains d'Avenant. Et, lui mettant une couronne d'or sur la tête et le manteau royal sur les épaules, elle lui dit : "Venez, aimable Avenant, je vous fais roi et vous prends pour mon époux. "
Il se jeta à ses pieds et la remercia. Chacun fut ravi de l'avoir pour maître. Il se fit la plus belle noce du monde, et la Belle aux Cheveux d'Or vécut longtemps avec le bel Avenant, tous deux heureux et satisfaits.

Si par hasard un malheureux
Te demande ton assistance,
Ne lui refuse point un secours généreux.
Un bienfait tôt ou tard reçoit sa récompense.
Quand Avenant, avec tant de bonté,
Servati carpe et corbeau ; quand jusqu'au hibou même,
Sans être rebuté de sa laideur extrême,
Il conservait la liberté !
Aurait-on jamais pu le croire,
Que ces animaux quelque jour
Le conduiraient au comble de la gloire,
Lorsqu'il voudrait du roi servir le tendre amour ?
Malgré tous les attraits d'une beauté charmante,
Qui commençait pour lui de sentir des désirs,
Il conserve à son maître, étouffant ses soupirs,
Une fidélité constante.
Toutefois, sans raison, il se voit accusé :
Mais, quand à son bonheur il paraît plus d'obstacle,
Le Ciel lui devait un miracle,
Qu'à la vertu jamais le Ciel n'a refusé.