samedi 15 octobre 2016

Chapitre 6



Chapitre 6

Le meunier et sa femme ne pouvaient se consoler. Jean-Pierre resta pendant une heure étendu sur son lit à gémir ; Claudine pleurait amèrement et le petit Pierrot criait de toutes ses forces. La meunière mettait déjà son bonnet pour aller raconter cette aventure malheureuse à sa voisine la laitière, lorsque M. le baron vint à passer en revenant de la chasse avec ses valets et ses piqueurs. Le seigneur entra dans la chaumière pour se rafraîchir.
"  Que vois-je donc ? dit-il ; est-ce que ce petit baril d'or serait un nouveau cadeau de M. le Vent ?

- Précisément, monseigneur, répondit Jean-Pierre. J'arrive à l'instant avec mon tonneau merveilleux et je ne sais pas encore ce qu'il renferme.

- Il faut me vendre cela, mon ami, dit le baron.

- Nenni, nenni, monseigneur, répondit le meunier d'un air rusé. C'est assez de vous avoir vendu mon baril d'argent. Je ne recommencerai pas à faire la même faute.

- Cependant, si je t'offrais une somme plus forte que l'autre fois, douze mille livres, par exemple ?

- Je ne vous le donnerais pas pour quinze mille livres.

- Eh bien ! je t'en propose dix-huit mille.

- C'est vingt mille que j'en veux avoir.

- La somme est énorme ; mais j'ai de l'amitié pour toi, et je ferai ce sacrifice. Tu auras mille écus comptant, et pour le reste je te remettrai une promesse par écrit.

- Nenni, monseigneur. Je sais trop bien ce qui arrive à vos promesses signées. Vous me donnerez vingt mille livres comptant, en bons écus, ou vous n'aurez point le petit tonneau d'or, car je fais peut-être encore un mauvais marché.

Le baron avait tant peur de manquer l'occasion qu'il envoya un exprès au château demander vingt mille livres à son intendant. Au bout d'un quart d'heure, on apporta vingt sacs tout pleins d'écus. Jean-Pierre vérifia la somme, rangea les sacs dans son armoire et mit la clef dans sa poche ; puis il donna le petit baril d'or, et le seigneur partit enchanté de son acquisition.

A son retour au château, M. le baron s'enferma dans sa chambre pour essayer son petit tonneau merveilleux. Il frappa dessus avec la baguette, et aussitôt la fumée sortit en prenant la forme d'un géant, et le géant donna vingt-cinq coups de bâton au seigneur. Les gens de M. le baron l'entendirent pousser des cris aigus. Lorsqu'ils accoururent, ils trouvèrent leur maître étendu sur le carreau. Le géant était déjà rentré dans sa demeure et on ne sentait plus dans la chambre qu'une légère odeur de fumée. Comme le seigneur avait les reins moins durs que le meunier, il resta au lit pendant deux jours avec une courbature ; mais il ne voulait point se vanter des coups de bâton qu'il avait reçus. C'est pourquoi il ne parla de son aventure à personne. Il feignit même d'être content de posséder le petit tonneau d'or.

Cependant, le meunier et sa femme employèrent utilement leurs vingt mille livres. Ils achetèrent des prés et des champs ; ils firent abattre leur mauvaise cabane et bâtir à la place une belle ferme, avec des granges, des étables, des écuries et une bergerie où ils mirent un troupeau de moutons.

Jean-Pierre eut des valets de charrue, des travailleurs à ses gages, un garçon pour veiller au moulin. Au lieu de moudre du blé pour les autres, il fit de la farine avec le grain qu'il récoltait. Claudine acheta une robe de soie pour aller à la messe le dimanche. Aussitôt que Pierrot fut assez grand pour apprendre à lire, on l'envoya à l'école et, dès l'âge de six ans, il était déjà plus savant que son père et sa mère. Ces bonnes gens auraient pu vivre heureux et tranquilles sans la méchanceté de leur seigneur. M. le baron leur gardait rancune pour les coups de bâton qu'il avait reçus et les vingt mille livres qu'il avait payées. Il s'amusait à lâcher du gibier sur les terres de Jean-Pierre et, sous le prétexte de la chasse, il dévastait les champs avec ses chevaux, ses chiens et ses piqueurs. Le meunier avait beau se plaindre, on ne l'écoutait pas, et on recommençait le lendemain.

Un jour, le baron eut une querelle avec un autre seigneur du voisinage et il voulut lui faire la guerre. Ce fut un prétexte pour lever des impôts sur ses vassaux ; il en accabla Jean-Pierre, et lui prit ses valets de charrue pour en faire des soldats, et ses chevaux pour mener les soldats à la bataille. Le meunier, se voyant menacé de retomber dans la misère, se souvint alors des promesses que lui avait faites Mme la Pluie. Sans en parler à sa femme, il prit ses souliers ferrés, sa canne et son manteau de laine et s'en alla bien loin jusqu'à ce qu'il eût trouvé le bord de la mer et la grotte de l'Ouest. Un jour gris régnait dans cette grotte ; un brouillard léger en voilait l'entrée et l'humidité suintait à travers les rochers. De petits esprits y voltigeaient avec des ailes semblables à des nageoires. En passant, ils jetaient de l'eau sur le nez de Jean-Pierre et disaient tout bas :

" Mouillons, trempons cet indiscret. Perçons-lui son manteau. Pénétrons à travers ses chaussures. "

Mais Jean-Pierre releva le collet de son manteau et marcha hardiment jusqu'au fond de la grotte. Il y trouva Mme la Pluie entourée de nymphes grises, languissantes et enrhumées comme elle. On était alors dans le cœur de l'été ; la Pluie en profitait pour faire ses provisions. Les petits esprits apportaient une à une les gouttes d'eau que le soleil avait enlevées sur la mer, dans les rivières, les bois, les marais et les prairies. Les nymphes recevaient ces gouttes d'eau dans des coupes d'or et les jetaient ensuite dans un grand réservoir. Lorsque Mme la Pluie aperçut Jean-Pierre, elle se mit à bâiller, puis elle se moucha, et lui dit d'une voix lamentable :

"  Quel est cet ennuyeux personnage qui vient me troubler dans mes occupations ?

- Madame, répondit le meunier, je suis Jean-Pierre, chez qui vous avez pris un peu de repos il y a longtemps. Vous m'avez promis de vous intéresser au sort de mon enfant. Le petit Pierrot aura bientôt sept ans, je viens vous prier de faire quelque chose pour lui. Il le mérite par sa sagesse, puisqu'il sait déjà lire couramment.

- Que veux-tu que je fasse pour lui ?

- Madame, je suis un pauvre paysan qui n'ai point d'idées. Je ne saurais quoi imaginer ; mais je m'en rapporte à vous.

- Rustre que tu es ! dit Mme la Pluie en éternuant, tu viens me déranger, et tu ne sais pas même ce que tu veux ! Il faut pourtant me débarrasser de cet homme. Puisque son fils sait lire, qu'on lui donne ma grande boîte de cuivre avec la baguette et le livre doré sur tranche. Si le petit Pierrot est moins bête que son père, c'est assez pour faire sa fortune.

Les esprits apportèrent la grande boîte de cuivre, la baguette et le livre doré sur tranche. Jean-Pierre mit le tout sous son bras et s'enfuit en courant.

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