vendredi 31 mars 2017

Les sabots - Guy de Maupassant


À Léon Fontaine.

Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe étaient posés à terre à côté d’elles ; et la lourde chaleur d’un jour de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois un souffle d’air chargé d’arômes des champs s’engouffrait sous le portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, il allait faire vaciller sur l’autel les petites flammes jaunes au bout des cierges...
" Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il ! " prononçait le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre
et se mit, comme chaque semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de la commune. C’était un vieil homme à cheveux blancs qui administrait la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour communiquer familièrement avec tout son monde.
Il reprit : « Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu’est bien malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches. »
Il ne savait plus ; il cherchait les bouts de papier posés dans un bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua : « Il ne faut pas que les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, ou bien je préviendrai le garde champêtre. – M. Césaire Omont voudrait bien trouver une jeune fille honnête comme servante. » Il réfléchit encore quelques secondes, puis ajouta : « C’est tout, mes frères, c’est la grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. » Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.
Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux petit paysan sec et ridé, s’assit devant la table, pendant que sa femme décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet les verres et les assiettes, et il dit : « Ça s’rait p’t-être bon, c’te place chez maîtr’ Omont, vu que le v’là veuf, que sa bru l’aime pas, qu’il est seul et qu’il a d’ quoi.
"J’ ferions p’t-être ben d’y envoyer Adélaïde."
La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d’une odeur de choux, elle réfléchit.
L’homme reprit : « Il a d’ quoi, pour sûr. Mais qu’il faudrait être dégourdi et qu’Adélaïde l’est
pas un brin. »
La femme alors articula :
« J’ pourrions voir tout d’ même. »
Puis, se tournant vers sa fille, une gaillarde à l’air niais, aux cheveux jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria :
« T’entends, grande bête. T’iras chez maîtr’ Omont t’ proposer comme servante, et tu f’ras tout c’ qu’il te commandera. »
La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois commencèrent à manger. Au bout de dix minutes, le père reprit :
« Écoute un mot, la fille, et tâche d’ n’ point te mettre en défaut sur ce que j’ vas te dire... »
Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête d’un vieux veuf mal avec sa famille.
La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et
muette. Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.
Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il habitait une sorte de petit pavillon de brique adossé aux bâtiments d’exploitation qu’occupaient ses fermiers. Car il s’était retiré du faire-valoir, pour vivre de ses rentes.
Il avait environ cinquante-cinq ans ; il était gros, jovial et bourru comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait du cidre et de l’eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour chaud, malgré son âge. Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée du  blé ou la floraison des colzas d’un œil d’amateur à son aise, qui aime ça, mais qui ne se la foule plus.
On disait de lui : « C’est un père Bon-Temps, qui n’est pas bien levé tous les jours. »
Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se renversant, il demanda :
« Qu’est-ce que vous désirez ? »
La mère prit la parole :
« C’est not’ fille Adélaïde que j’ viens vous proposer pour servante, vu c’ qu’a dit çu matin
monsieur le curé. »
Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement :
 « Quel âge qu’elle a, c’te grande bique-là ?
– Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.
– C’est bien ; all’ aura quinze francs par mois et l’ fricot. J’ l’attends d’main, pour faire ma
soupe du matin. »
Et il congédia les deux femmes.
Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, sans dire un mot, comme elle
faisait chez ses parents.
Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, M. Omont la héla :
« Adélaïde ! »
Elle accourut.
« Me v’là, not’ maître. »
Dès qu’elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l’œil troublé, il déclara :
" Écoute un peu, qu’il n’y ait pas d’erreur entre nous. T’es ma servante, mais rien de plus.
T’entends. Nous ne mêlerons point nos sabots."
– Oui, not’ maître.
– Chacun sa place, ma fille, t’as ta cuisine ; j’ai ma salle. À part ça, tout sera pour té comme
pour mé. C’est convenu ?
– Oui, not’ maître.
– Allons, c’est bien, va à ton ouvrage. »
Et elle alla reprendre sa besogne.
À midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier peint, puis, quand la soupe
fut sur la table, elle alla prévenir M. Omont.
« C’est servi, not’ maître. »
Il entra, s’assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita une seconde, puis, d’une voix de
tonnerre :
« Adélaïde ! »
Elle arriva, effarée. Il cria comme s’il allait la massacrer. « Eh bien, nom de D... et té, ousqu’est
ta place ?
– Mais... not’ maître... »
Il hurlait : « J’aime pas manger tout seul, nom de D... ; tu vas te mett’ là ou bien foutre le camp si tu n’veux pas. Va chercher t’n’ assiette et ton verre. »
Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant : « Me v’là, not’ maître. »
Et elle s’assit en face de lui.
Alors il devint jovial ; il trinquait, tapait sur la table, racontait des histoires qu’elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot.
De temps en temps, elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, des assiettes.
En apportant le café, elle ne déposa qu’une tasse devant lui ; alors, repris de colère, il grogna :
« Eh bien, et pour té ?
– J’n’en prends point, not’ maître.
– Pourquoi que tu n’en prends point ?
– Parce que je l’aime point. »
Alors il éclata de nouveau : « J’aime pas prend’ mon café tout seul, nom de D... Si tu n’ veux pas t’ mett’ à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ça. »
Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la grimace, mais, sous l’œil furieux du maître, avala jusqu’au bout. Puis il lui fallut boire le premier verre d’eau-de-vie de la rincette, le second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.
Et M. Omont la congédia. « Va laver ta vaisselle maintenant, t’es une bonne fille. »
Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos ; puis il l’envoya se mettre au lit.
« Va te coucher, je monterai tout à l’heure. »
Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.
Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison.
« Adélaïde ? »
Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier :
« Me v’là, not’ maître.
– Oùsque t’es ?
– Mais j’ suis dans mon lit, donc, not’ maître. »
Alors il vociféra : « Veux-tu bien descendre, nom de D... J’aime pas coucher tout seul, nom de
D..., et si tu n’ veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D... »
Alors, elle répondit d’en haut, éperdue, cherchant sa chandelle :
« Me v’là, not’ maître ! »
Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de l’escalier ; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la prit par le bras, et dès qu’elle eut laissé devant la porte ses étroites chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa dans sa chambre en grognant :
« Plus vite que ça, donc, nom de D... ! »
Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu’elle disait :
« Me v’là, me v’là, not’ maître. »
Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son père l’examina curieusement, puis demanda :
« T’es-ti point grosse ? »
Elle restait stupide regardant son ventre, répétant :
 « Mais non, je n’ crois point. »
Alors, il l’interrogea, voulant tout savoir :
« Dis-mé, si vous n’avez point, quéque soir, mêlé vos sabots ?
– Oui, je les ons mêlés l’ premier soir et puis l’sautres.
– Mais alors t’es pleine, grande futaille. »
Elle se mit à sangloter, balbutiant :
« J’ savais ti, mé ? J’ savais ti, mé ? »
Le père Malandain la guettait, l’œil éveillé, la mine satisfaite. Il demanda :
« Quéque tu ne savais point ? »
Elle prononça, à travers ses pleurs :
 « J’ savais ti, mé, que ça se faisait comme ça, d’s’ éfants ! »
Sa mère rentrait. L’homme articula, sans colère :
« La v’là grosse, à c’t’ heure. »
Mais la femme se fâcha, révoltée d’instinct, injuriant à pleine gueule sa fille en larmes, la traitant de « manante » et de « traînée ».
Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller causer de leurs affaires avec maît’ Césaire Omont, il déclara :
« All’ est tout d’ même encore pu sotte que j’aurais cru. All’ n’ savait point c’ qu’all’ faisait,
c’te niente.
Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.

jeudi 30 mars 2017

LA ROCHE AUX GUILLEMOTS (Guy de Maupassant)



Voici la saison des guillemots.
D'avril à la fin de mai, avant que les baigneurs parisiens arrivent, on voit paraître soudain, sur la petite plage d'Étretat, quelques vieux messieurs bottés, sanglés en des vestes de chasse. Ils passent quatre ou cinq jours à l'hôtel Hauville, disparaissent, reviennent trois semaines plus tard ; puis, après un nouveau séjour, s'en vont définitivement.
On les revoit au printemps suivant.
Ce sont les derniers chasseurs de guillemots, ceux qui restent des anciens ; car ils étaient une vingtaine de fanatiques, il y a trente ou quarante ans ; ils ne sont plus que quelques enragés tireurs.
Le guillemot est un oiseau voyageur fort rare, dont les habitudes sont étranges. Il habite presque toute l'année les parages de Terre-Neuve, des îles Saint-Pierre et Miquelon ; mais, au moment des amours, une bande d'émigrants traverse l'Océan, et, tous les ans, vient pondre et couver au même endroit, à la roche dite aux Guillemots, près d'Étretat. On n'en trouve que là, rien que là. Ils y sont toujours venus, on les a toujours chassés, et ils reviennent encore ; ils reviendront toujours. Sitôt les petits élevés, ils repartent, disparaissent pour un an.
Pourquoi ne vont-ils jamais ailleurs, ne choisissent-ils aucun autre point de cette longue falaise blanche et sans cesse pareille qui court du Pas-de-Calais au Havre ? Quelle force, quel instinct invincible, quelle habitude séculaire poussent ces oiseaux a revenir en ce lieu ? Quelle première émigration, quelle tempête peut-être a jadis jeté leurs pères sur cette roche ? Et pourquoi les fils, les petits-fils, tous les descendants des premiers y sont-ils toujours retournés ?
Ils ne sont pas nombreux : une centaine au plus, comme si une seule famille avait cette tradition, accomplissait ce pèlerinage annuel.
Et chaque printemps, dès que la petite tribu voyageuse s'est réinstallée sur sa roche, les mêmes chasseurs aussi reparaissent dans le village. On les a connus jeunes autrefois ; ils sont vieux aujourd'hui, mais fidèles au rendez-vous régulier qu'ils se sont donné depuis trente ou quarante ans.
Pour rien au monde, ils n'y manqueraient.

C'était par un soir d'avril de l'une des dernières années. Trois des anciens tireurs de guillemots venaient d'arriver ; un d'eux manquait, M. d'Arnelles.
Il n'avait écrit à personne, n'avait donné aucune nouvelle ! Pourtant il n'était point mort, comme tant d'autres ; on l'aurait su. Enfin, las d'attendre, les premiers venus se mirent à table ; et le dîner touchait à sa fin, quand une voiture roula dans la cour de l'hôtellerie ; et bientôt le retardataire entra.
Il s'assit, joyeux, se frottant les mains, mangea de grand appétit, et, comme un de ses compagnons s'étonnait qu'il fût en redingote, il répondit tranquillement :
« Oui, je n'ai pas eu le temps de me changer. »
On se coucha en sortant de table, car, pour surprendre les oiseaux, il faut partir bien avant le jour.
Rien de joli comme cette chasse, comme cette promenade matinale.
Dès trois heures du matin, les matelots réveillent les chasseurs en jetant du sable dans les vitres. En quelques minutes on est prêt et on descend sur le perret. Bien que le crépuscule ne se montre point encore, les étoiles sont un peu pâlies ; la mer fait grincer les galets ; la brise est si fraîche qu'on frissonne un peu, malgré les gros habits.
Bientôt les deux barques poussées par les hommes, dévalent brusquement sur la pente de cailloux ronds, avec un bruit de toile qu'on déchire ; puis elles se balancent sur les premières vagues. La voile brune monte au mât, se gonfle un peu, palpite, hésite et, bombée de nouveau, ronde comme un ventre, emporte les coques goudronnées vers la grande porte d'aval qu'on distingue vaguement dans l'ombre.
Le ciel s'éclaircit ; les ténèbres semblent fondre ; la côte paraît voilée encore, la grande côte blanche, droite comme une muraille.
On franchit la Manne-Porte, voûte énorme où passerait un navire ; on double la pointe de la Courtine ; voici le val d'Antifer, le cap du même nom ; et soudain on aperçoit une plage où des centaines de mouettes sont posées. Voici la roche aux Guillemots.
C'est tout simplement une petite bosse de la falaise et, sur les étroites corniches du roc, des têtes d'oiseaux se montrent, qui regardent les barques.
Ils sont là, immobiles, attendant, ne se risquant point à partir encore. Quelques-uns, piqués sur des rebords avancés, ont l'air assis sur leurs derrières, dressés en forme de bouteille, car ils ont des pattes si courtes qu'ils semblent, quand ils marchent, glisser comme des bêtes à roulettes ; et, pour s'envoler, ne pouvant prendre d'élan, il leur faut se laisser tomber comme des pierres, presque jusqu'aux hommes qui les guettent.
Ils connaissent leur infirmité et le danger qu'elle leur crée, et ne se décident pas à vite s'enfuir.
Mais les matelots se mettent à crier, battent leurs bordages avec les tolets de bois, et les oiseaux, pris de peur, s'élancent un à un, dans le vide, précipités jusqu'au ras de la vague ; puis, les ailes battant à coups rapides, ils filent, filent et gagnent le large, quand une grêle de plombs ne les jette pas à l'eau.
Pendant une heure on les mitraille ainsi, les forçant à déguerpir l'un après l'autre ; et quelquefois les femelles au nid, acharnées à couver, ne s'en vont point, et reçoivent coup sur coup les décharges qui font jaillir sur la roche blanche des gouttelettes de sang rose, tandis que la bête expire sans avoir quitté ses œufs.

Le premier jour, M. d'Arnelles chassa avec son entrain habituel ; mais, quand on repartit vers dix heures, sous le haut soleil radieux, qui jetait de grands triangles de lumière dans les échancrures blanches de la côte, il se montra un peu soucieux, rêvant parfois, contre son habitude.
Dès qu'on fut de retour au pays, une sorte de domestique en noir vint lui parler bas. Il sembla réfléchir hésiter, puis il répondit : « Non, demain. »
Et, le lendemain, la chasse recommença. M. d'Arnelles, cette fois, manqua souvent les bêtes, qui pourtant se laissaient choir presque au bout du canon de fusil ; et ses amis, riant, lui demandaient s'il était amoureux, si quelque trouble secret lui remuait le cœur et l'esprit.
A la fin, il en convint :
« Oui, vraiment, il faut que je parte tantôt, et cela me contrarie.
- Comment, vous partez ? Et pourquoi ?
- Oh ! j'ai une affaire qui m'appelle, je ne puis rester plus longtemps. »
Puis on parla d'autre chose.
Dès que le déjeuner fut terminé, le valet en noir reparut. M. d'Arnelles ordonna d'atteler ; et l'homme allait sortir quand les trois autres chasseurs intervinrent, insistèrent, priant et sollicitant pour retenir leur ami. L'un d'eux, à la fin demanda :
« Mais, voyons, elle n'est pas si grave, cette affaire, puisque vous avez bien attendu déjà deux jours ! »
Le chasseur tout à fait perplexe réfléchissait, visiblement combattu, tiré par le plaisir et une obligation, malheureux et troublé.
Après une longue méditation, il murmura, hésitant :
« C'est que... c'est que... je ne suis pas seul ici ; j'ai mon gendre. »
Ce furent des cris et des exclamations :
« Votre gendre ?... mais où est-il ? »
Alors, tout à coup, il sembla confus, et rougit.
« Comment ! vous ne savez pas ?... Mais... mais... il est sous la remise. Il est mort. »
Un silence de stupéfaction régna.
M. d'Arnelles reprit, de plus en plus troublé :
« J'ai eu le malheur de le perdre ; et, comme je conduisais le corps chez moi, à Briseville, j'ai fait un petit détour pour ne pas manquer notre rendez-vous. Mais, vous comprenez que je ne puis m'attarder plus longtemps. »
Alors, un des chasseurs, plus hardi :
« Cependant... puisqu'il est mort... il me semble... qu'il peut bien attendre un jour de plus. »
Les deux autres n'hésitèrent plus :
« C'est incontestable », dirent-ils.
M. d'Arnelles semblait soulagé d'un grand poids encore un peu inquiet pourtant, il demanda :
« Mais là... franchement... vous trouvez ?... »
Les trois autres, comme un seul homme, répondirent :
« Parbleu ! mon cher, deux jours de plus ou de moins n'y feront rien dans son état. »
Alors, tout à fait tranquille, le beau-père se retourna vers le croque-mort :
« Eh bien ! mon ami, ce sera pour après-demain. »

mercredi 29 mars 2017

LA ROUILLE (Guy de Maupassant)



Il n'avait eu, toute sa vie, qu'une inapaisable passion : la chasse. Il chassait tous les jours, du matin au soir, avec un emportement furieux. Il chassait hiver comme été, au printemps comme à l'automne, au marais, quand les règlements interdisaient la plaine et les bois ; il chassait au tiré, à courre, au chien d'arrêt, au chien courant, à l'affût, au miroir, au furet. Il ne parlait que de chasse, rêvait chasse, répétait sans cesse : « Doit-on être malheureux quand on n'aime pas la chasse ! »
Il avait maintenant cinquante ans sonnés, se portait bien, restait vert, bien que chauve, un peu gros, mais vigoureux ; et il portait tout le dessous de la moustache rasé pour bien découvrir les lèvres et garder libre le tour de la bouche, afin de pouvoir sonner du cor plus facilement.
On ne le désignait dans la contrée que par son petit nom : M. Hector. Il s'appelait le baron Hector Gontran de Coutelier.
Il habitait, au milieu des bois, un petit manoir, dont il avait hérité ; et bien qu'il connût toute la noblesse du département et rencontrât tous ses représentants mâles dans les rendez-vous de chasse, il ne fréquentait assidûment qu'une famille : les Courville, des voisins aimables, alliés à sa race depuis des siècles.
Dans cette maison il était choyé, aimé, dorloté, et il disait : « Si je n'étais pas chasseur, je voudrais ne point vous quitter. » M. de Courville était son ami et son camarade depuis l'enfance. Gentilhomme agriculteur, il vivait tranquille avec sa femme, sa fille et son gendre, M. de Darnetot, qui ne faisait rien, sous prétexte d'études historiques.
Le baron de Coutelier allait souvent dîner chez ses amis, surtout pour leur raconter ses coups de fusil. Il avait de longues histoires de chiens et de furets dont il parlait comme de personnages marquants qu'il aurait beaucoup connus. Il dévoilait leurs pensées, leurs intentions, les analysait, les expliquait : « Quand Médor a vu que le râle le faisait courir ainsi, il s'est dit : "Attends, mon gaillard, nous allons rire." Alors, en me faisant signe de la tête d'aller me placer au coin du champ de trèfle, il s'est mis à quêter de biais, à grand bruit, en remuant les herbes pour pousser le gibier dans l'angle où il ne pourrait plus échapper. Tout est arrivé comme il l'avait prévu ; le râle, tout d'un coup, s'est trouvé sur la lisière. Impossible d'aller plus loin sans se découvrir. Il s'est dit : "Pincé, nom d'un chien !" et s'est tapi. Médor alors tomba en arrêt en me regardant ; je lui fais un signe, il force. - Brrrou - le râle s'envole - j'épaule - pan ! - il tombe ; et Médor, en le rapportant, remuait la queue pour me dire : "Est-il joué, ce tour-là, monsieur Hector ?" »
Courville, Darnetot et les deux femmes riaient follement de ces récits pittoresques où le baron mettait toute son âme. Il s'animait, remuait les bras, gesticulait de tout le corps ; et quand il disait la mort du gibier, il riait d'un rire formidable, et demandait toujours comme conclusion : « Est-elle bonne, celle-là ? »
Dès qu'on parlait d'autre chose, il n'écoutait plus et s'essayait tout seul à fredonner des fanfares. Aussi, dès qu'un instant de silence se faisait entre deux phrases, dans ces moments de brusques accalmies qui coupent la rumeur des paroles, on entendait tout à coup un air de chasse : « Ton ton, ton taine ton ton », que le baron poussait en gonflant les joues comme s'il eût tenu son cor.
Il n'avait jamais vécu que pour la chasse et vieillissait sans s'en douter ni s'en apercevoir. Brusquement, il eut une attaque de rhumatisme et resta deux mois au lit. Il faillit mourir de chagrin et d'ennui. Comme il n'avait pas de bonne, faisant préparer sa cuisine par un vieux serviteur, il n'obtenait ni cataplasmes chauds, ni petits soins, ni rien de ce qu'il faut aux souffrants. Son piqueur fut son garde-malade, et cet écuyer qui s'ennuyait au moins autant que son maître, dormait jour et nuit dans un fauteuil, pendant que le baron jurait et s'exaspérait entre ses draps.
Les dames de Courville venaient parfois le voir ; et c'étaient pour lui des heures de calme et de bien-être. Elles préparaient sa tisane, avaient soin du feu, lui servaient gentiment son déjeuner, sur le bord du lit ; et quand elles partaient il murmurait : « Sacrebleu ! vous devriez bien venir loger ici. » Et elles riaient de tout leur cœur.

Comme il allait mieux et recommençait à chasser au marais, il vint un soir dîner chez ses amis ; mais il n'avait plus son entrain ni sa gaieté. Une pensée incessante le torturait, la crainte d'être ressaisi par les douleurs avant l'ouverture. Au moment de prendre congé, alors que les femmes l'enveloppaient en un châle, lui nouaient un foulard au cou, et qu'il se laissait faire pour la première fois de sa vie, il murmura d'un ton désolé : « Si ça recommence, je suis un homme foutu. »
Lorsqu'il fut parti, Me de Darnetot dit à sa mère : « Il faudrait marier le baron. »
Tout le monde leva les bras. Comment n'y avait-on pas encore songé ? On chercha toute la soirée parmi les veuves qu'on connaissait, et le choix s'arrêta sur une femme de quarante ans, encore jolie, assez riche, de belle humeur et bien portante, qui s'appelait Mme Berthe Vilers.
On l'invita à passer un mois au château. Elle s'ennuyait. Elle vint. Elle était remuante et gaie ; M. de Coutelier lui plut tout de suite. Elle s'en amusait comme d'un jouet vivant et passait des heures entières à l'interroger sournoisement sur les sentiments des lapins et les machinations des renards. Il distinguait gravement les manières de voir différentes des divers animaux, et leur prêtait des plans et des raisonnements subtils comme aux hommes de sa connaissance.
L'attention qu'elle lui donnait le ravit ; et, un soir, pour lui témoigner son estime, il la pria de chasser, ce qu'il n'avait encore jamais fait pour aucune femme. L'invitation parut si drôle qu'elle accepta. Ce fut une fête pour l'équiper ; tout le monde s'y mit, lui offrit quelque chose ; et elle apparut vêtue en manière d'amazone, avec des bottes, des culottes d'homme, une jupe courte, une jaquette de velours trop étroite pour la gorge, et une casquette de valet de chiens.
Le baron semblait ému comme s'il allait tirer son premier coup de fusil. Il lui expliqua minutieusement la direction du vent, les différents arrêts des chiens, la façon de tirer les gibiers ; puis il la poussa dans un champ, en la suivant pas à pas, avec la sollicitude d'une nourrice qui regarde son nourrisson marcher pour la première fois.
Médor rencontra, rampa, s'arrêta, leva la patte. Le baron, derrière son élève, tremblait comme une feuille. Il balbutiait : « Attention, attention, des per... des per... des perdrix. »
Il n'avait pas fini qu'un grand bruit s'envola de terre, - brrr, brrr, brrr - et un régiment de gros oiseaux monta dans l'air en battant des ailes.
Mme Vilers, éperdue, ferma les yeux, lâcha les deux coups, recula d'un pas sous la secousse du fusil ; puis, quand elle reprit son sang-froid, elle aperçut le baron qui dansait comme un fou, et Médor rapportant deux perdrix dans sa gueule.
À dater de ce jour, M. de Coutelier fut amoureux d'elle.
Il disait en levant les yeux : « Quelle femme ! » et il venait tous les soirs maintenant pour causer chasse. Un jour, M. de Courville, qui le reconduisait et l'écoutait s'extasier sur sa nouvelle amie, lui demanda brusquement : « Pourquoi ne l'épousez-vous pas ? » Le baron resta saisi : « Moi ? moi ? l'épouser !... mais... au fait... » Et il se tut. Puis serrant précipitamment la main de son compagnon, il murmura : « Au revoir, mon ami », et disparut à grands pas dans la nuit.
Il fut trois jours sans revenir. Quand il reparut, il était pâli par ses réflexions, et plus grave que de coutume. Ayant pris à part M. de Courville : « Vous avez eu là une fameuse idée. Tâchez de la préparer à m'accepter. Sacrebleu, une femme comme ça, on la dirait faite pour moi. Nous chasserons ensemble toute l'année. »
M. de Courville, certain qu'il ne serait pas refusé, répondit : « Faites votre demande tout de suite, mon cher. Voulez-vous que je m'en charge ? » Mais le baron se troubla soudain ; et balbutiant : « Non... non... il faut d'abord que je fasse un petit voyage... un petit voyage... à Paris. Dès que je serai revenu, je vous répondrai définitivement. » On n'en put obtenir d'autres éclaircissements, et il partit le lendemain.

Le voyage dura longtemps. Une semaine, deux semaines, trois semaines se passèrent, M. de Coutelier ne reparaissait pas. Les Courville, étonnés, inquiets, ne savaient que dire à leur amie qu'ils avaient prévenue de la démarche du baron. On envoyait tous les deux jours prendre chez lui de ses nouvelles ; aucun de ses serviteurs n'en avait reçu.
Or, un soir, comme Mme Vilers chantait en s'accompagnant au piano, une bonne vint, avec un grand mystère, chercher M. de Courville, en lui disant tout bas qu'un monsieur le demandait. C'était le baron, changé, vieilli, en costume de voyage. Dès qu'il vit son vieil ami, il lui saisit les mains, et, d'une voix un peu fatiguée : « J'arrive à l'instant, mon cher, et j'accours chez vous, je n'en puis plus. » Puis il hésita, visiblement embarrassé : « Je voulais vous dire... tout de suite... que cette... cette affaire... vous savez bien... est manquée. »
M. de Courville le regardait stupéfait. « Comment ? manquée ? Et pourquoi ? - Oh ! ne m'interrogez pas, je vous prie, ce serait trop pénible à dire, mais soyez sûr que j'agis en... en honnête homme. Je ne peux pas... Je n'ai pas le droit, vous entendez, pas le droit, d'épouser cette dame. J'attendrai qu'elle soit partie pour revenir chez vous ; il me serait trop douloureux de la revoir. Adieu. »
Et il s'enfuit.
Toute la famille délibéra, discuta, supposa mille choses. On conclut qu'un grand mystère était caché dans la vie du baron, qu'il avait peut-être des enfants naturels, une vieille liaison. Enfin l'affaire paraissait grave et pour ne point entrer en des complications difficiles, on prévint habilement Mme Vilers, qui s'en retourna veuve comme elle était venue.
Trois mois encore se passèrent. Un soir, comme il avait fortement dîné et qu'il titubait un peu, M. de Coutelier, en fumant sa pipe le soir avec M. de Courville, lui dit : « Si vous saviez comme je pense souvent à votre amie, vous auriez pitié de moi. »
L'autre, que la conduite du baron en cette circonstance avait un peu froissé, lui dit sa pensée vivement : « Sacrebleu, mon cher, quand on a des secrets dans son existence, on ne s'avance pas d'abord comme vous l'avez fait ; car, enfin, vous pouviez prévoir le motif de votre reculade, assurément. »
Le baron confus cessa de fumer.
« Oui et non. Enfin, je n'aurais pas cru ce qui est arrivé. »
M. de Courville, impatienté, reprit : « On doit tout prévoir. »
Mais M. de Coutelier, en sondant de œil les ténèbres pour être sûr qu'on ne les écoutait pas, reprit à voix basse :
« Je vois bien que je vous ai blessé et je vais tout vous dire pour me faire excuser. Depuis vingt ans, mon ami, je ne vis que pour la chasse. Je n'aime que ça, vous le savez, je ne m'occupe que de ça. Aussi, au moment de contracter des devoirs envers cette dame, un scrupule, un scrupule de conscience m'est venu. Depuis le temps que j'ai perdu l'habitude de... de... de l'amour, enfin, je ne savais plus si je serais encore capable de... de..., vous savez bien... Songez donc ? voici maintenant seize ans exactement que... que... que... pour la dernière fois, vous comprenez. Dans ce pays-ci, ce n'est pas facile de... de... vous y êtes. Et puis j'avais autre chose à faire. J'aime mieux tirer un coup de fusil. Bref, au moment de m'engager devant le maire et le prêtre à... à... ce que vous savez, j'ai eu peur. Je me suis dit : Bigre, mais si... si... j'allais rater. Un honnête homme ne manque jamais à ses engagements ; et je prenais là un engagement sacré vis-à-vis de cette personne. Enfin, pour en avoir le cœur. net, je me suis promis d'aller passer huit jours à Paris.
« Au bout de huit jours, rien, mais rien. Et ce n'est pas faute d'avoir essayé. J'ai pris ce qu'il y avait de mieux dans tous les genres. Je vous assure qu'elles ont fait ce qu'elles ont pu... Oui... certainement, elles n'ont rien négligé... Mais que voulez-vous ? elles se retiraient toujours... bredouilles... bredouilles... bredouilles.
« J'ai attendu alors quinze jours, trois semaines, espérant toujours. J'ai mangé dans les restaurants un tas de choses poivrées, qui m'ont perdu l'estomac et... et... rien... toujours rien.
« Vous comprenez que, dans ces circonstances, devant cette constatation, je ne pouvais que... que... que me retirer. Ce que j'ai fait. »
M. de Courville se tordait pour ne pas rire. Il serra gravement les mains du baron en lui disant : « Je vous plains », et le reconduisit jusqu'à mi-chemin de sa demeure. Puis, lorsqu'il se trouva seul avec sa femme, il lui dit tout, en suffoquant de gaieté. Mais Mme de Courville ne riait point ; elle écoutait, très attentive, et lorsque son mari eut achevé, elle répondit avec un grand sérieux : « Le baron est un niais, mon cher ; il avait peur, voilà tout. Je vais écrire à Berthe de revenir, et bien vite. »
Et comme M. de Courville objectait le long et inutile essai de leur ami, elle reprit : « Bah ! quand on aime sa femme, entendez-vous, cette chose-là... revient toujours. »
Et M. de Courville ne répliqua rien, un peu confus lui-même.

mardi 28 mars 2017

AMOUR TROIS PAGES DU « LIVRE D'UN CHASSEUR » (Guy de Maupassant)



... Je viens de lire dans un fait divers de journal un drame de passion. Il l'a tuée, puis il s'est tué, donc il l'aimait. Qu'importent Il et Elle ? Leur amour seul m'importe ; et il ne m'intéresse point parce qu'il m'attendrit ou parce qu'il m'étonne, ou parce qu'il m'émeut ou parce qu'il me fait songer, mais parce qu'il me rappelle un souvenir de ma jeunesse, un étrange souvenir de chasse où m'est apparu l'Amour comme apparaissaient aux premiers chrétiens des croix au milieu du ciel.
Je suis né avec tous les instincts et les sens de l'homme primitif tempérés par des raisonnements et des émotions de civilisé. J'aime la chasse avec passion ; et la bête saignante, le sang sur les plumes, le sang sur mes mains, me crispent le cœurà le faire défaillir.
Cette année-là, vers la fin de l'automne, les froids arrivèrent brusquement, et je fus appelé par un de mes cousins, Karl de Rauville, pour venir avec lui tuer des canards dans les marais, au lever du jour.
Mon cousin, gaillard de quarante ans, roux, très fort et très barbu, gentilhomme de campagne, demi-brute aimable, d'un caractère gai, doué de cet esprit gaulois qui rend agréable la médiocrité, habitait une sorte de ferme-château dans une vallée large où coulait une rivière. Des bois couvraient les collines de droite et de gauche, vieux bois seigneuriaux où restaient des arbres magnifiques et où l'on trouvait les plus rares gibiers à plume de toute cette partie de la France. On y tuait des aigles quelquefois ; et les oiseaux de passage, ceux qui presque jamais ne viennent en nos pays trop peuplés, s'arrêtaient presque infailliblement dans ces branchages séculaires comme s'ils eussent connu ou reconnu un petit coin de forêt des anciens temps demeuré là pour leur servir d'abri en leur courte étape nocturne.
Dans la vallée, c'étaient de grands herbages arrosés par des rigoles et séparés par des haies ; puis, plus loin, la rivière, canalisée jusque-là, s'épandait en un vaste marais. Ce marais, la plus admirable région de chasse que j'aie jamais vue, était tout le souci de mon cousin qui l'entretenait comme un parc. À travers l'immense peuple de roseaux qui le couvrait, le faisait vivant, bruissant, houleux, on avait tracé d'étroites avenues ou les barques plates, conduites et dirigées avec des perches, passaient, muettes, sur l'eau morte, frôlaient les joncs, faisaient fuir les poissons rapides à travers les herbes et plonger les poules sauvages dont la tête noire et pointue disparaissait brusquement.
J'aime l'eau d'une passion désordonnée : la mer, bien que trop grande, trop remuante, impossible à posséder, les rivières si jolies mais qui passent, qui fuient, qui s'en vont, et les marais surtout où palpite toute l'existence inconnue des bêtes aquatiques. Le marais, c'est un monde entier sur la terre, monde différent, qui a sa vie propre, ses habitants sédentaires, et ses voyageurs de passage, ses voix, ses bruits et son mystère surtout. Rien n'est plus troublant, plus inquiétant, plus effrayant, parfois, qu'un marécage. Pourquoi cette peur qui plane sur ces plaines basses couvertes d'eau ? Sont-ce les vagues rumeurs des roseaux, les étranges feux follets, le silence profond qui les enveloppe dans les nuits calmes, ou bien les brumes bizarres, qui traînent sur les joncs comme des robes de mortes, ou bien encore l'imperceptible clapotement, si léger, si doux, et plus terrifiant parfois que le canon des hommes ou que le tonnerre du ciel, qui fait ressembler les marais à des pays de rêve, à des pays redoutables, cachant un secret inconnaissable et dangereux.
Non. Autre chose s'en dégage, un autre mystère, plus profond, plus grave, flotte dans les brouillards épais, le mystère même de la création peut-être ! Car n'est-ce pas dans l'eau stagnante et fangeuse, dans la lourde humidité des terres mouillées sous la chaleur du soleil, que remua, que vibra, que s'ouvrit au jour le premier germe de vie ?
J'arrivai le soir chez mon cousin. Il gelait à fendre les pierres.
Pendant le dîner, dans la grande salle dont les buffets, les murs, le plafond étaient couverts d'oiseaux empaillés, aux ailes étendues, ou perchés sur des branches accrochées par des clous, éperviers, hérons, hiboux, engoulevents, buses, tiercelets, vautours, faucons, mon cousin, pareil lui-même à un étrange animal des pays froids, vêtu d'une jaquette en peau de phoque, me racontait les dispositions qu'il avait prises pour cette nuit même.
Nous devions partir à trois heures et demie du matin, afin d'arriver vers quatre heures et demie au point choisi pour notre affût. On avait construit à cet endroit une hutte avec des morceaux de glace pour nous abriter un peu contre le vent terrible qui précède le jour, ce vent chargé de froid qui déchire la chair comme des scies, la coupe comme des lames, la pique comme des aiguillons empoisonnés, la tord comme des tenailles, et la brûle comme du feu.
Mon cousin se frottait les mains : « Je n'ai jamais vu une gelée pareille, disait-il, nous avions douze degrés sous zéro à six heures du soir. »
J'allai me jeter sur mon lit aussitôt après le repas, et je m'endormis à la lueur d'une grande flamme flambant dans ma cheminée.
À trois heures sonnantes on me réveilla. J'endossai, à mon tour, une peau de mouton et je trouvai mon cousin Karl couvert d'une fourrure d'ours. Après avoir avalé chacun deux tasses de café brûlant suivies de deux verres de fine champagne, nous partîmes accompagnés d'un garde et de nos chiens : Plongeon et Pierrot.
Dès les premiers pas dehors, je me sentis glacé jusqu'aux os. C'était une de ces nuits où la terre semble morte de froid. L'air gelé devient résistant, palpable tant il fait mal ; aucun souffle ne l'agite ; il est figé, immobile, il mord, traverse, dessèche, tue les arbres, les plantes, les insectes, les petits oiseaux eux-mêmes qui tombent des branches sur le sol dur, et deviennent durs aussi, comme lui, sous l'étreinte du froid.
La lune, à son dernier quartier, toute penchée sur le côté, toute pâle, paraissait défaillante au milieu de l'espace, et si faible qu'elle ne pouvait plus s'en aller, qu'elle restait là-haut, saisie aussi, paralysée par la rigueur du ciel. Elle répandait une lumière sèche et triste sur le monde, cette lueur mourante et blafarde qu'elle nous jette chaque mois, à la fin de sa résurrection.
Nous allions, côte à côte, Karl et moi, le dos courbé, les mains dans nos poches et le fusil sous le bras. Nos chaussures enveloppées de laine afin de pouvoir marcher sans glisser sur la rivière gelée ne faisaient aucun bruit ; et je regardais la fumée blanche que faisait l'haleine de nos chiens.
Nous fûmes bientôt au bord du marais, et nous nous engageâmes dans une des allées de roseaux secs qui s'avançait à travers cette forêt basse.
Nos coudes, frôlant les longues feuilles en rubans, laissaient derrière nous un léger bruit ; et je me sentis saisi, comme je ne l'avais jamais été, par l'émotion puissante et singulière que font naître en moi les marécages. Il était mort, celui-là, mort de froid, puisque nous marchions dessus, au milieu de son peuple de joncs desséchés.
Tout à coup, au détour d'une des allées, j'aperçus la hutte de glace qu'on avait construite pour nous mettre à l'abri. J'y entrai, et comme nous avions encore près d'une heure à attendre le réveil des oiseaux errants, je me roulai dans ma couverture pour essayer de me réchauffer.
Alors, couché sur le dos, je me mis à regarder la lune déformée, qui avait quatre cornes à travers les parois vaguement transparentes de cette maison polaire.
Mais le froid du marais gelé, le froid de ces murailles, le froid tombé du firmament me pénétra bientôt d'une façon si terrible, que je me mis à tousser.
Mon cousin Karl fut pris d'inquiétude : « Tant pis si nous ne tuons pas grand-chose aujourd'hui, dit-il, je ne veux pas que tu t'enrhumes ; nous allons faire du feu. » Et il donna l'ordre au garde de couper des roseaux.
On en fit un tas au milieu de notre hutte défoncée au sommet pour laisser échapper la fumée ; et lorsque la flamme rouge monta le long des cloisons claires de cristal, elles se mirent à fondre, doucement, à peine, comme si ces pierres de glace avaient sué. Karl, resté dehors, me cria : « Viens donc voir ! » Je sortis et je restai éperdu d'étonnement. Notre cabane, en forme de cône, avait l'air d'un monstrueux diamant au cœur de feu poussé soudain sur l'eau gelée du marais. Et dedans, on voyait deux formes fantastiques, celles de nos chiens qui se chauffaient.
Mais un cri bizarre, un cri perdu, un cri errant, passa sur nos têtes. La lueur de notre foyer réveillait les oiseaux sauvages.
Rien ne m'émeut comme cette première clameur de vie qu'on ne voit point et qui court dans l'air sombre, si vite, si loin, avant qu'apparaisse à l'horizon la première clarté des jours d'hiver. Il me semble à cette heure glaciale de l'aube, que ce cri fuyant emporté par les plumes d'une bête est un soupir de l'âme du monde !
Karl disait : « Éteignez le feu. Voici l'aurore. »
Le ciel en effet commençait à pâlir, et les bandes de canards traînaient de longues taches rapides, vite effacées, sur le firmament.
Une lueur éclata dans la nuit, Karl venait de tirer et les deux chiens s'élancèrent.
Alors, de minute en minute, tantôt lui et tantôt moi nous ajustions vivement dès qu'apparaissait au-dessus des roseaux l'ombre d'une tribu volante. Et Pierrot et Plongeon, essoufflés et joyeux, nous rapportaient des bêtes sanglantes dont œil quelquefois nous regardait encore.
Le jour s'était levé, un jour clair et bleu ; le soleil apparaissait au fond de la vallée et nous songions à repartir, quand deux oiseaux, le col droit et les ailes tendues, glissèrent brusquement sur nos têtes. Je tirai. Un d'eux tomba presque à mes pieds. C'était une sarcelle au ventre d'argent. Alors, dans l'espace au-dessus de moi, une voix, une voix d'oiseau cria. Ce fut une plainte courte, répétée, déchirante ; et la bête, la petite bête épargnée se mit à tourner dans le bleu du ciel au-dessus de nous en regardant sa compagne morte que je tenais entre mes mains.
Karl, à genoux, le fusil à l'épaule, ÷il ardent, la guettait, attendant qu'elle fût assez proche.
« Tu as tué la femelle, dit-il, le mâle ne s'en ira pas. »
Certes, il ne s'en allait point ; il tournoyait toujours, et pleurait autour de nous. Jamais gémissement de souffrance ne me déchira le c÷ur comme l'appel désolé comme le reproche lamentable de ce pauvre animal perdu dans l'espace.
Parfois, il s'enfuyait sous la menace du fusil qui suivait son vol ; il semblait prêt à continuer sa route, tout seul à travers le ciel. Mais ne s'y pouvant décider il revenait bientôt pour chercher sa femelle.
« Laisse-la par terre, me dit Karl, il approchera tout à l'heure. »
Il approchait, en effet, insouciant du danger, affolé par son amour de bête pour l'autre bête que j'avais tuée.
Karl tira ; ce fut comme si on avait coupé la corde qui tenait suspendu l'oiseau. Je vis une chose noire qui tombait ; j'entendis dans les roseaux le bruit d'une chute. Et Pierrot me le rapporta.
Je les mis, froids déjà, dans le même carnier... et je repartis, ce jour-là, pour Paris.

lundi 27 mars 2017

LA BECASSE (Guy de Maupassant)




Le vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi des chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie des jambes le clouait à son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son grand perron.
Le reste du temps il lisait.
C'était un homme de commerce aimable, chez qui était resté beaucoup de l'esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son entourage. Dès qu'un ami entrait chez lui, il demandait :
« Eh bien, quoi de nouveau ? »
Et il savait interroger à la façon d'un juge d'instruction.
Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les fusils, les chargeait et les passait à son maître ; un autre valet, caché dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à des intervalles irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et demeurât en éveil.
Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand il s'était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en suffoquant de gaieté :
« Y est-il, celui-là, Joseph ! As-tu vu comme il est descendu ? »
Et Joseph répondait invariablement :
« Oh ! monsieur le baron ne les manque pas. »
À l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l'ancien temps, ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait de chacun le récit fidèle de sa journée.
Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.
C'étaient d'étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait l'humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et revenaient régulièrement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur prononçait :
« J'entends : " Birr ! birr ! " et une compagnie magnifique me part à dix pas. J'ajuste : pif ! paf ! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il y en avait sept ! »
Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s'extasiaient.
Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le « conte de la Bécasse ».
Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie recommençait à chaque dîner.
Comme il adorait l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs un par convive ; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les têtes.
Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert de bec. Une chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait, dans l'anxiété de l'attente.
Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une épingle, piquait l'épingle sur un bouchon, maintenant le tout en équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière de tourniquet.
Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte :
« Une, - deux, - trois. »
Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.
Celui des invités que désignait, en s'arrêtant, le long bec pointu devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher ses voisins.
Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l'élu du hasard croquait le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations de plaisir.
Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.
Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait sur l'ordre du baron, conter une histoire pour indemniser les déshérités.

Voici quelques-uns de ces récits :

dimanche 26 mars 2017

Conte de Noël (Guy de Maupassant)



Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix : " Un souvenir de Noël ?... Un souvenir de Noël ?... "
Et tout à coup, il s'écria :
- Mais si, j'en ai un, et un bien étrange encore ; c'est une histoire fantastique. J'ai vu un miracle ! Oui, mesdames, un miracle, la nuit de Noël.
Cela vous étonne de m'entendre parler ainsi, moi qui ne crois guère à rien. Et pourtant j'ai vu un miracle ! Je l'ai vu, fis-je, vu, de mes propres yeux vu, ce qui s'appelle vu.
En ai-je été fort surpris ? non pas ; car si je ne crois point à vos croyances, je crois à la foi, et je sais qu'elle transporte les montagnes. Je pourrais citer bien des exemples ; mais je vous indignerais et je m'exposerais aussi à amoindrir l'effet de mon histoire.
Je vous avouerai d'abord que si je n'ai pas été fort convaincu et converti par ce que j'ai vu, j'ai été du moins fort ému, et je vais tâcher de vous dire la chose naïvement, comme si j'avais une crédulité d'Auvergnat.
J'étais alors médecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en pleine Normandie.
L'hiver, cette année-là, fut terrible. Dès la fin de novembre, les neiges arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait de loin les gros nuages venir du nord ; et la blanche descente des flocons commença.
En une nuit, toute la plaine fut ensevelie.
Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient s'endormir sous l'accumulation de cette mousse épaisse et légère.
Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les corbeaux, par bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur vie inutilement, s'abattant tous ensemble sur les champs livides et piquant la neige de leurs grands becs.
On n'entendait rien que le glissement vague et continu de cette poussière tombant toujours.
Cela dura huit jours pleins, puis l'avalanche s'arrêta. Là terre avait sur le dos un manteau épais de cinq pieds.
Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel clair, comme un cristal bleu le jour, et, la nuit, tout semé d'étoiles qu'on aurait crues de givre, tant le vaste espace était rigoureux, s'étendit sur la nappe unie, dure et luisante des neiges.
La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué par le froid. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus : seules les cheminées des chaumières en chemise blanche révélaient la vie cachée, par les minces filets de fumée qui montaient droit dans l'air glacial.

De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brisés sous l'écorce ; et, parfois, une grosse branche se détachait et tombait, l'invincible gelée pétrifiant la sève et cassant les fibres.

Les habitations semées çà et là par les champs semblaient éloignées de cent lieues les unes des autres. On vivait comme on pouvait. Seul, j'essayais d'aller voir mes clients les plus proches, m'exposant sans cesse à rester enseveli dans quelque creux.
Je m'aperçus bientôt qu'une terreur mystérieuse planait sur le pays. Un tel fléau, pensait-on, n'était point naturel. On prétendit qu'on entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui passaient.
Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux émigrants qui voyagent au crépuscule, et qui fuyaient en masse vers le sud. Mais allez donc faire entendre raison à des gens affolés. Une épouvante envahissait les esprits et on s'attendait à un événement extraordinaire.
La forge du père Vatinel était située au bout du hameau d'Épivent, sur la grande route, maintenant invisible et déserte. Or, comme les gens manquaient de pain, le forgeron résolut d'aller jusqu'au village. Il resta quelques heures à causer dans les six maisons qui forment le centre du pays, prit son pain et des nouvelles, et un peu de cette peur épandue sur la campagne.
Et il se mit en route avant la nuit.
Tout à coup, en longeant une haie, il crut voir un œuf dans la neige ; oui, un œuf déposé là, tout blanc comme le reste du monde. Il se pencha, c'était un œuf en effet. D'où venait-il ? Quelle poule avait pu sortir du poulailler et venir pondre en cet endroit ? Le forgeron s'étonna, ne comprit pas ; mais il ramassa l’œuf et le porta à sa femme.
" Tiens, la maîtresse, v'là un œuf que j'ai trouvé sur la route ! "
La femme hocha la tête :
" Un œuf sur la route ? Par ce temps-ci, t'es soûl, bien sûr ?
- Mais non, la maîtresse, même qu'il était au pied d'une haie, et encore chaud, pas gelé. Le v'là, j'me l'ai mis sur l'estomac pour qui n'refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton dîner. "
L’œuf fut glissé dans la marmite où mijotait la soupe, et le forgeron se mit à raconter ce qu'on disait par la contrée.
La femme écoutait toute pâle. " Pour sûr que j'ai entendu des sifflets l'autre nuit, même qu'ils semblaient v'nir de la cheminée. "
On se mit à table, on mangea la soupe d'abord, puis, pendant que le mari étendait du beurre sur son pain, la femme prit l’œuf et l'examina d'un œil méfiant.
" Si y avait quelque chose dans c't'œuf ?
- Qué que tu veux qu'y ait ?
- J'sais ti, mé ?
- Allons, mange-le, et fais pas la bête. "
Elle ouvrit l’œuf. Il était comme tous les œufs, et bien frais.

Elle se mit à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, le reprenant. Le mari disait : " Eh bien ! qué goût qu'il a, c't'œuf ? "
Elle ne répondit pas et elle acheva de l'avaler ; puis, soudain, elle planta sur son homme des yeux fixes, hagards, alliolés, leva les bras, les tordit et, convulsée de la tête aux pieds, roula par terre, en poussant des cris horribles.

Toute la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables, secouée de tremblements effrayants, déformée par de hideuses convulsions. Le forgeron, impuissant à la tenir, fut obligé de la lier.
Et elle hurlait sans repos, d'une voix infatigable :
" J'l'ai dans l'corps ! J'l'ai dans l'corps ! "
Je fus appelé le lendemain. J'ordonnai tous les calmants connus sans obtenir le moindre résultat. Elle était folle.
Alors, avec une incroyable rapidité, malgré l'obstacle des hautes neiges, la nouvelle, une nouvelle étrange, courut de ferme en ferme : " La femme du forgeron qu'est possédée ! " Et on venait de partout, sans oser pénétrer dans la maison ; on écoutait de loin ses cris affreux poussés d'une voix si forte qu'on ne les aurait pas crus d'une créature humaine.
Le curé du village fut prévenu. C'était un vieux prêtre naïf. Il accourut en surplis comme pour administrer un mourant et il prononça, en étendant les mains, les formules d'exorcisme, pendant que quatre hommes maintenaient sur un lit la femme écumante et tordue.
Mais l'esprit ne fut point chassé.
Et la Noël arriva sans que le temps eût changé.
La veille au matin, le prêtre vint me trouver :
" J'ai envie, dit-il, de faire assister à l'office de cette nuit cette malheureuse. Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, à l'heure même où il naquit d'une femme. "
Je répondis au curé :
" Je vous approuve absolument, monsieur l'abbé. Si elle a l'esprit frappé par la cérémonie (et rien n'est plus propice à l'émouvoir), elle peut être sauvée sans autre remède. "
Le vieux prêtre murmura :
" Vous n'êtes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n'est-ce pas ? Vous vous chargez de l'amener ? "
Et je lui promis mon aide.
Le soir vint, puis la nuit ; et la cloche de l'église se mit à sonner, jetant sa voix plaintive à travers l'espace morne, sur l'étendue blanche et glacée des neiges.
Des êtres noirs s'en venaient lentement, par groupes, dociles au cri d'airain du clocher. La pleine lune éclairait d'une lueur vive et blafarde tout l'horizon, rendait plus visible la pâle désolation des champs.
J'avais pris quatre hommes robustes et je me rendis à la forge.
La possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On la vêtit proprement malgré sa résistance éperdue, et on l'emporta.
L’église était maintenant pleine de monde, illuminée et froide ; les chantres poussaient leurs notes monotones ; le serpent ronflait ; la petite sonnette de l'enfant de chœur tintait, réglant les mouvements des fidèles.
J'enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytère, et j'attendis le moment que je croyais favorable.

Je choisis l'instant qui suit la communion. Tous les paysans, hommes et femmes, avaient reçu leur Dieu pour fléchir sa rigueur. Un grand silence planait pendant que le prêtre achevait le mystère divin.
Sur mon ordre, la porte fut ouverte et les quatre aides apportèrent la folle.
Dès qu'elle aperçut les lumières, la foule à genoux, le chœur en feu et le tabernacle doré, elle se débattit d'une telle vigueur, qu'elle faillit nous échapper, et elle poussa des clameurs si aiguës qu'un frisson d'épouvante passa dans l'église ; toutes les têtes se relevèrent ; des gens s'enfuirent.
Elle n'avait plus la forme d'une femme, crispée et tordue en nos mains, le visage contourné, les yeux fous.
On la traîna jusqu'aux marches du chœur et puis on la tint fortement accroupie à terre.
Le prêtre s'était levé ; il attendait. Dès qu'il la vit arrêtée, il prit en ses mains l'ostensoir ceint de rayons d'or, avec l'hostie blanche au milieu, et, s'avançant de quelques pas, il l'éleva de ses deux bras tendus au-dessus de sa tête, le présentant aux regards effarés de la démoniaque. .
Elle hurlait toujours, l’œil fixé, tendu sur cet objet rayonnant.
Et le prêtre demeurait tellement immobile qu'on l'aurait pris pour une statue. Et cela dura longtemps, longtemps.
La femme semblait saisie de peur, fascinée ; elle contemplait fixement l'ostensoir, secouée encore de tremblements terribles, mais passagers, et criant toujours, mais d'une voix moins déchirante.
Et cela dura encore longtemps.
On eût dit qu'elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu'ils étaient rivés sur l'hostie ; elle ne faisait plus que gémir ; et son corps raidi s'amollissait, s'affaissait.
Toute la foule était prosternée, le front par terre.
La possédée maintenant baissait rapidement les paupières, puis les relevait aussitôt, comme impuissante à supporter la vue de son Dieu. Elle s'était tue. Et puis soudain, je m'aperçus que ses yeux demeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules, hypnotisée, pardon ! vaincue par la contemplation persistante de l'ostensoir aux rayons d'or, terrassée par le Christ victorieux.
On l'emporta, inerte, pendant que le prêtre remontait vers l'autel.
L'assistance, bouleversée, entonna le Te Deum d'action de grâces.
Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis se réveilla sans aucun souvenir de la possession ni de la délivrance.
Voilà, mesdames, le miracle que j'ai vu.

Le docteur Bonenfant se tut, puis ajouta d'une voix contrariée : " Je n'ai pu refuser de l'attester par écrit. "

Le Gaulois, 25 décembre 1882

samedi 25 mars 2017

Contes de Guy de Maupassant



Guy de Maupassant est né le 5 août 1850, soit au château de Miromesnil, près de Dieppe, commune de Tourville-sur-Arques (Seine maritime), soit à Fécamp chez sa grand-mère maternelle, 98, rue Sous-le-bois, aujourd'hui Quai Guy-de-Maupassant et Avenue Jean-Lorrain.
Il passe les premières années de sa vie à Fécamp, parmi les enfants de pêcheurs, à deux pas de la mer et des grands voiliers qui l'attireront toute sa vie. Enfant ballotté entre des parents désunis, il adore sa mère, excessive et névropathe et méprise son père, homme faible dont Maupassant ira jusqu'à douter de la légitimité de son ascendance.
Employé au Ministère de la Marine, puis à celui de l'Instruction Publique, Maupassant commenceà collaborer comme chroniqueur dansplusieurs journaux, avant de publier d'abord des vers et du théâtre, puis de rencontrer le succès avec des nouvelles, comme Boule de Suif , la Maison Tellier ou Mademoiselle Fifi ; puis avec des romans : Une Vie, Le Horla ou Bel-Ami.


Conte de Noël 

Contes de la Bécasse

La bécasse
Amour - Trois pages du lire d'un chasseur
La rouille
La roche aux guillemots
Les sabots
Farce normande
La peur
Menuet
Pierrot
La folle
Ce cochon de Morin
La rempailleuse
En mer
Un Normand
Le testament
Aux champs
Un coq chanta
Un fils
Saint-Antoine
L’aventure de Walter Schnaffs

vendredi 24 mars 2017

Conte du pêcheur et du voyageur Jeanne-Marie Leprince de Beaumont



Il y avait une fois un homme qui n'avait pour tout bien qu'une pauvre cabane sur le bord d'une petite rivière : il gagnait sa vie à pêcher du poisson ; mais comme il n'y en avait guère dans cette rivière, il ne gagnait pas grand-chose, et ne vivait presque que de pain et d'eau. Cependant il était content dans sa pauvreté, parce qu'il ne souhaitait rien que ce qu'il avait. Un jour, il lui prit fantaisie de voir la ville, et il résolut d'y aller le lendemain. Comme il pensait à faire ce voyage, il rencontra un voyageur qui lui demanda s'il y avait bien loin jusqu'à un village, pour trouver une maison où il pût coucher.
« Il y a douze milles, répondit le pêcheur, et il est bien tard ; si vous voulez passer la nuit dans ma cabane, je vous l'offre de bon cœur. »
Le voyageur accepta sa proposition, et le pêcheur, qui voulait le régaler, alluma du feu, pour faire cuire quelques petits poissons. Pendant qu'il apprêtait le souper, il chantait, il riait et paraissait de fort bonne humeur.
« Que vous êtes heureux ! lui dit son hôte, de pouvoir vous divertir : je donnerais tout ce que je possède au monde, pour être aussi gai que vous.
- Et qui vous en empêche ? dit le pêcheur, ma joie ne me coûte rien, et je n'ai jamais eu sujet d'être triste. Est-ce que vous avez quelque grand chagrin, qui ne vous permet pas de vous réjouir ?
- Hélas, reprit le voyageur, tout le monde me croit le plus heureux des hommes. J'étais marchand, et je gagnais de grands biens, mais je n'avais pas un moment de repos. Je craignais toujours qu'on ne me fit banqueroute, que mes marchandises ne se gâtassent, que les vaisseaux que j'avais sur la mer, ne fissent naufrage ; ainsi, j'ai quitté le commerce pour essayer d'être plus tranquille, et j'ai acheté une charge chez le roi. D'abord, j'ai eu le bonheur de plaire au prince, je suis devenu son favori, et je croyais que j'allais être content ; mais je connus bientôt que j'étais plus esclave du prince, que son favori. Il fallait renoncer à tout moment à mes inclinations, pour suivre les siennes. Il aimait la chasse et moi le repos ; cependant j'étais obligé de courir avec lui les bois toute la journée : je revenais au palais bien fatigué, et avec une grande envie de me coucher. Point du tout, la maîtresse du roi donnait un bal, un festin ; on me faisait l'honneur de m'en prier pour faire sa cour au roi : j'y allais en enrageant ; mais l'amitié du prince me consolait un peu. Il y a environ quinze jours qu'il s'est avisé de parler d'un air d'amitié à un des seigneurs de sa cour, il lui a donné deux commissions, et a dit qu'il le croyait un fort honnête homme. Dès ce moment j'ai bien vu que j'étais perdu, et j'ai passé plusieurs nuits sans dormir.
- Mais, dit le pêcheur, en interrompant son hôte, est-ce que le roi vous faisait mauvais visage, et ne vous aimait plus ?
- Pardonnez-moi, répondit cet homme, le roi me faisait plus d'amitié qu'à l'ordinaire ; mais pensez donc qu'il ne m'aimait plus tout seul, et que tout le monde disait que ce seigneur allait devenir un second favori. Vous sentez bien que cela est insupportable, aussi ai-je manqué en mourir de chagrin. Je me retirai hier au soir dans ma chambre tout triste, et quand je fus seul, je me mis à pleurer. Tout d'un coup, je vis un grand homme, d'une physionomie fort agréable, qui me dit, "Azaël, j'ai pitié de ta misère, veux-tu devenir tranquille, renonce à l'amour des richesses et au désir des honneur. - Hélas ! Seigneur, ai-je dit à cet homme, je le souhaiterais de tout mon coeur ; mais comment y réussir ? - Quitte la cour, m'a-t-il dit, et marche pendant deux jours par le premier chemin qui s'offrira à ta vue ; la folie d'un homme te prépare un spectacle capable de te guérir pour jamais de l'ambition. Quand tu auras marché pendant deux jours, reviens sur tes pas, et crois fermement qu'il ne tiendra qu'à toi de vivre gai et tranquille." J'ai déjà marché un jour entier pour obéir à cet homme, et je marcherai encore demain : mais j'ai bien de la peine à espérer le repos qu'il m'a promis. »
Le pêcheur ayant écouté cette histoire, ne pût s'empêcher d'admirer la folie de cet ambitieux, qui faisait dépendre son bonheur des regards et des paroles du prince.
« Je serai charmé de vous revoir, et d'apprendre votre guérison, dit-il au voyageur : achevez votre voyage, et dans deux jours revenez dans ma cabane ; je vais voyager aussi ; je n'ai jamais été à la ville, et je m'imagine que je me divertirai beaucoup de tout le tracas qu'il doit y avoir.
- Vous avez là une mauvaise pensée, dit le voyageur : puisque vous êtes heureux à présent, Pourquoi cherchez-vous à vous rendre misérable ? Votre cabane vous paraît suffisante aujourd'hui mais quand vous aurez vu les palais des grands, elle vous paraîtra bien petite et bien chétive. Vous êtes content de votre habit, parce qu'il vous couvre ; mais il vous fera mal au coeur, quand vous aurez examiné les superbes vêtements des riches.
- Monsieur, dit le pêcheur à son hôte, vous parlez comme un livre, servez-vous de ces belles raisons, pour apprendre à ne vous pas fâcher quand on regarde les autres, ou qu'on leur parle. Le monde est plein de ces gens qui conseillent les autres, pendant qu'ils ne peuvent se gouverner eux-mêmes. »
Le voyageur ne répliqua rien, parce qu'il n'est pas honnête de contredire les gens dans leur maison, et le lendemain il continua son voyage, pendant que le pêcheur commençait le sien. Au bout de deux jours, le voyageur Azaël, qui n'avait rien rencontré d'extraordinaire, revint à la cabane. Il trouva le pêcheur assis devant sa porte, la tête appuyée dans sa main, et les yeux fixés contre terre.
« A quoi pensez-vous ? lui demanda Azaël.
- Je pense que je suis fort malheureux, répondit le pêcheur. Qu'est-ce que j'ai fait à Dieu pour m'avoir rendu si pauvre pendant qu'il y a une si grande quantité d'hommes si riches et si contents ? »
Dans le moment, cet homme qui avait commandé à Azaël de marcher pendant deux jours, et qui était un ange, parut.
« Pourquoi n'as-tu pas suivi les conseils d'Azaël ? dit-il au pêcheur. La vue des magnificences de la ville a fait naître chez toi l'avarice et l'ambition, elles en ont chassé la joie et la paix. Modère tes désirs, et tu retrouveras ces précieux avantages.
- Cela vous est bien aisé à dire, reprit le pêcheur ; mais cela ne m'est pas possible, et je sens que je serai toujours malheureux, à moins qu'il ne plaise à Dieu de changer ma situation.
- Ce serait pour ta perte, lui dit l'ange. Crois-moi, ne souhaite que ce que tu as.
- Vous avez beau parler, reprit le pêcheur, vous ne m'empêcherez pas de souhaiter une autre situation.
- Dieu exauce quelquefois les vœux de l'ambitieux, répondit l'ange ; mais c'est dans sa colère, et pour le punir.
- Et que vous importe, dit le pêcheur. S'il ne tenait qu'à souhaiter, je ne m'embarrasserais guère de vos menaces.
- Puisque tu veux te perdre, dit l'ange, j'y consens : tu peux souhaiter trois choses, Dieu te les accordera."
Le pêcheur transporté de joie, souhaita que sa cabane fût changée en un palais magnifique, et aussitôt son souhait fut accompli. Le pêcheur, après avoir admiré ce palais, souhaita que la petite rivière qui était devant sa porte, fût changée en une grande mer, et aussitôt son souhait fut accompli. Il lui en restait un troisième à faire ; il y rêva quelque temps, et ensuite il souhaita que la petite barque fût changée en un vaisseau superbe, chargé d'or et de diamants. Aussitôt qu'il vit le vaisseau, il y courut pour admirer les richesses dont il était devenu le maître ; mais à peine y fut-il entré, qu'il s'éleva un grand orage. Le pêcheur voulut revenir au rivage et descendre à terre, mais il n'y avait pas moyen. Ce fut alors qu'il maudit son ambition : regrets inutiles, la mer l'engloutit avec toutes ses richesses, et l'ange dit à Azaël :
« Que cet exemple te rende sage. La fin de cet homme est presque toujours celle de l'ambitieux. La cour où tu vis présentement, est une mer fameuse par les naufrages et les tempêtes : pendant que tu le peux encore, gagne le rivage, tu le souhaiteras un jour sans pouvoir y parvenir. »
Azaël effrayé promit d'obéir à l'ange, et lui tint parole. Il quitta la cour, et vint demeurer à la campagne, où il se maria avec une fille qui avait plus de vertu que de beauté et fortune. Au lieu de chercher à augmenter ses grandes richesses, il ne s'appliqua plus qu'à en jouir avec modération, et à en distribuer le superflu aux pauvres. Il se vit alors heureux et content, et il ne passa aucun jour sans remercier Dieu de l'avoir guéri de l'avarice et de l'ambition, qui avaient jusqu'alors empoisonné tout le bonheur de sa vie.

jeudi 23 mars 2017

Le Prince Tity Jeanne-Marie Leprince de Beaumont



Il y avait une fois un roi, nommé Guinguet, qui était fort avare. Il voulut se marier ; mais il ne se souciait pas d'avoir une belle princesse, il voulait seulement qu'elle eût beaucoup d'argent, et qu'elle fût plus avare que lui. Il en trouva une, telle qu'il la souhaitait. Elle eut un fils qu'on nomma Tity, et une autre année, elle eut encore un autre fils, qu'on nomma Mirtil. Tity était bien plus beau que son frère, mais le roi et la reine ne le pouvaient souffrir, parce qu'il aimait à partager tout ce qu'on lui donnait avec les autres enfants, qui venaient jouer avec lui. Pour Mirtil, il aimait mieux laisser gâter ses bonbons, que d'en donner à personne : il enfermait ses jouets, crainte de les user, et quand il tenait quelque chose dans sa main, il la serrait si fort, qu'on ne pouvait la lui arracher, même pendant qu'il dormait. Le roi et sa femme étaient fous de cet enfant, parce qu'il leur ressemblait. Les princes devinrent grands, et de peur que Tity ne dépensât son argent, on ne lui donnait pas un sol. Un jour que Tity était à la chasse, un de ses écuyers qui courait à cheval passa auprès d'une vieille femme et la jeta dans la boue : la vieille criait qu'elle avait la jambe cassée ; mais l'écuyer n'en faisait que rire. Tity, qui avait un bon coeur, gronda son écuyer, et s'approchant de la vieille avec l'Eveillé qui était son page favori, il aida à la vieille à se relever, et l'ayant prise chacun par un bras, ils la conduisirent dans une petite cabane, où elle demeurait. Le prince alors fut au désespoir de n'avoir point d'argent pour donner à cette femme :
« A quoi me sert-il d'être prince, disait-il, puisque je n'ai pas la liberté de pouvoir faire du bien ? Il n'y a de plaisir à être un grand seigneur, que parce qu'on a le pouvoir de soulager les misérables. »
L'Eveillé, qui entendit parler le prince ainsi, lui dit :
« J'ai un écu pour tout bien et il est à votre service.
- Je vous récompenserai, quand je serai roi, dit Tity ; j'accepte votre écu pour donner à cette pauvre femme. »
Tity étant retourné à la cour, la reine le gronda de ce qu'il avait aidé à cette pauvre femme à se relever.
« Le grand malheur quand cette vieille femme serait morte ! dit-elle à son fils (car les avares sont impitoyables), il fait beau voir un prince s'abaisser jusqu'à secourir une misérable gueuse !
- Madame, lui dit Tity, je croyais que les princes n'étaient jamais plus grands, que quand ils faisaient du bien.
- Allez, lui dit la reine, vous êtes un extravagant avec cette belle façon de penser. »
Le lendemain, Tity fut encore à la chasse ; mais c'était pour voir comment cette femme se portait. Il la trouva guérie, et elle le remercia de la charité qu'il avait eue pour elle.
« J'ai encore une grâce à vous demander, lui dit-elle, j'ai des noisettes et des nèfles qui sont excellentes, je vous prie de me faire la grâce d'en manger quelques-unes. »
Le prince ne voulut pas refuser cette bonne femme, de crainte qu'elle ne crût que c'était par mépris ; il goûta donc ces noisettes et ces nèfles, et il les trouva excellentes.
« Puisque vous les trouvez si bonnes, dit la vieille, faites-moi le plaisir d'emporter le reste pour votre dessert. »
Pendant que la vieille disait cela, une poule qu'elle avait se mit à chanter, et la vieille pria le prince de si bonne grâce d'emporter aussi cet oeuf, qu'il le prit par complaisance ; mais en même temps, il donna quatre guinées à la vieille, car l'Eveillé lui avait donné cette somme, qu'il avait empruntée à son père, qui était un gentilhomme de campagne. Quand le prince fut à son palais, il commanda qu'on lui donnât l'oeuf, les nèfles et les noisettes de la bonne femme pour son souper mais quand il eut cassé l'oeuf, il fut bien étonné de trouver dedans un gros diamant; les nèfles et les noisettes étaient aussi remplies de diamants. Quelqu'un fut dire cela à la reine, qui courut à l'appartement de Tity, et qui fut si charmée de voir ces diamants, qu'elle l'embrassa et l'appela son cher fils pour la première fois de sa vie.
« Voulez-vous bien me donner ces diamants ? dit-elle à son fils.
- Tout ce que j'ai est à votre service, lui dit le prince.
- Allez, vous êtes un bon garçon, lui dit la reine, je vous récompenserai. »
Elle emporta donc ce trésor, et elle envoya au prince quatre guinées, pliées bien proprement dans un petit morceau de papier. Ceux qui virent ce présent voulurent se moquer de la reine, qui n'était pas honteuse d'envoyer quatre guinées pour des diamants, qui valaient plus de cinq cent mille guinées ; mais le prince les chassa hors de sa chambre, en leur disant qu'ils étaient fort bien hardis de manquer de respect à sa mère. Cependant la reine dit à Guinget, « apparemment que cette vieille, que Tity a relevée, est une grande fée, il faut l'aller voir demain ; mais au lieu d'y mener Tity, nous mènerons son frère, car je ne veux pas qu'elle s'attache trop à ce benêt, qui n'a pas eu l'esprit de garder ses diamants ». En même temps, elle ordonna qu'on nettoyât les carrosses, et qu'on louât des chevaux ; car elle avait fait vendre ceux du roi, parce qu'il coûtaient trop a nourrir. On fit emplir deux de ces carrosses de médecins, chirurgiens, apothicaires, et la famille royale se mit dans l'autre. Quand ils furent arrivés à la cabane de la vieille, la reine lui dit qu'elle venait lui demander excuse de l'étourderie de l'écuyer de Tity. « C'est que mon fils n'a pas l'esprit de choisir de bons domestiques, dit-elle à la bonne femme ; mais je le forcerai de chasser ce brutal. » Ensuite, elle dit à la vieille qu'elle avait mené avec elle les plus habiles gens de son royaume pour guérir son pied. Mais la bonne femme lui dit que son pied allait fort bien, et qu'elle lui était obligée de la charité qu'elle avait, de visiter une pauvre femme comme elle.
« Oh, vraiment, lui dit la reine, nous savons bien que vous êtes une grande fée, car vous avez donné au prince Tity une grande quantité de diamants.
- Je vous assure, madame, dit la vieille, que je n'ai donné au prince qu'un oeuf, des nèfles et des noisettes, j'en ai encore au service de Votre Majesté.
- Je les accepte de bon coeur », dit la reine, qui était charmée de l'espérance d'avoir des diamants.
Elle reçut le présent, caressa la vieille, la pria de la venir voir, et tous les courtisans, à l'exemple du roi et de la reine, donnèrent de grandes louanges à cette bonne femme. La reine lui demanda, quel âge elle avait.
" J'ai soixante ans, répondit-elle.
- Vous n'en paraissez pas quarante, dit la reine, et vous pouvez encore vous marier, car vous êtes fort aimable."
Le prince Mirtil, qui était fort mal élevé, se mit à rire au nez de la vieille à ce discours, et lui dit qu'il aurait bien du plaisir de danser à sa noce : mais la bonne femme ne fit pas semblant de voir qu'il se moquait d'elle. Toute la cour partit, et la reine ne fut pas plutôt arrivée dans son palais, qu'elle fit cuire l'oeuf, et cassa les noix et les nèfles ; mais au lieu de trouver un diamant dans l'oeuf, elle n'y trouva qu'un petit poulet, et les noix et les nèfles étaient pleines de vers. Aussitôt, la voilà dans une colère épouvantable. " Cette vieille est une sorcière, dit-elle, qui a voulu se moquer de moi, je veux la faire mourir. " Elle assembla donc les juges pour faire le procès à la vieille femme, mais l'Eveillé, qui avait entendu tout cela, courut à la cabane, pour lui dire de se sauver.
« Bonjour, le page aux vieilles », lui dit-elle ; car on lui avait donné ce nom, depuis qu'il avait aidé à la tirer de la boue.
« Ah ! ma bonne mère, lui dit l'Eveillé, hâtez vous de vous sauver dans la maison de mon père ; c'est un très honnête homme, il vous cachera de bon coeur ; mais, si vous demeurez dans votre cabane, on enverra des soldats pour vous prendre, et vous faire mourir.
- Je vous ai bien de l'obligation, lui dit la vieille mais je ne crains point la méchanceté de la reine. »
En même temps, quittant la forme d'une vieille, elle parut à l'Eveillé sous la figure naturelle, et il fut ébloui de sa beauté. L'Eveillé voulait se jeter à ses pieds ; mais elle l'en empêcha, et lui dit :
« Je vous défends de dire au prince, ni à personne au monde, ce que vous venez de voir ; je veux récompenser votre charité : demandez-moi un don.
- Madame, lui dit l'Eveillé, j'aime beaucoup le prince mon maître, et je souhaite de tout mon coeur de lui être utile; ainsi, je vous demande d'être invisible quand je le souhaiterai, afin de pouvoir connaître quels sont les courtisans qui aiment véritablement mon prince.
- Je vous accorde ce don, reprit la fée ; mais il faut encore que je paye les dettes de Tity : n'a-t-il pas emprunté quatre guinées à votre père ?
- Il les a rendues, reprit l'Eveillé ; il sait bien qu'il est honteux aux princes, de ne pas payer leurs dettes ; ainsi, il m'a remis les quatre guinées que la reine lui a envoyées.
- Je sais bien cela, dit la fée ; mais je sais aussi que le prince a été au désespoir de ne pouvoir rendre davantage ; car il sait qu'un prince doit récompenser noblement, et c'est cette dette que je veux payer. Prenez cette bourse qui est pleine d'or, et portez-la à votre père : il y trouvera toujours la même somme, pourvu qu'il n'y prenne que pour faire de bonnes actions. »
En même temps, la fée disparut, et l'Eveillé fut porter cette bourse à son père, auquel il recommanda le secret. Cependant, les juges, que la reine avait assemblés pour condamner la vieille, étaient fort embarrassés, et ils dirent à cette princesse :
« Comment voulez-vous que nous condamnions cette bonne femme, elle n'a point trompé Votre Majesté ; elle lui a dit, "je ne suis qu'une pauvre femme et je n'ai pas de diamants".
La reine se mit fort en colère, et leur dit :
« Si vous ne condamnez pas cette malheureuse qui s'est moquée de moi, et qui m'a fait dépenser inutilement beaucoup d'argent pour louer des chevaux, et payer des médecins, vous aurez sujet de vous en repentir. »
Les juges pensèrent en eux-mêmes, la reine est une très méchante femme ; si nous lui désobéissons, elle trouvera le moyen de nous faire périr ; il vaut mieux que la vieille périsse que nous. Tous les juges condamnèrent donc la vieille à être brûlée toute vive, comme une sorcière. Il n'y en eut qu'un seul qui dit qu'il aimerait mieux être brûlé lui-même, que de condamner une innocente. Quelques jours après, la reine trouva des faux témoins, qui dirent que ce juge avait mal parlé d'elle ; on lui ôta sa charge, et il allait être réduit à demander l'aumône avec sa femme et ses enfants ; mais l'Eveillé prit une grosse somme dans la bourse de son père, et la donnant à ce juge, il lui conseilla de passer dans un autre pays. Cependant l'Eveillé se trouvait partout, depuis qu'il pouvait se rendre invisible : il apprit beaucoup de secrets ; mais comme c'était un honnête garçon, jamais il ne rapportait rien qui pût faire mal à personne, excepté ce qui pouvait servir à son maître. Comme il allait souvent dans le cabinet du roi, il entendait que la reine disait à son mari :
« Ne sommes-nous pas malheureux, que Tity soit l'aîné ? Nous amassons beaucoup de trésors qu'il dissipera aussitôt qu'il sera roi ; et Mirtil qui est bon ménager, au lieu de toucher à ces trésors, les aurait augmentés ; n'y aurait-il pas moyen de le déshériter ?
- I1 faudra voir, lui répondit le roi, et si nous ne pouvons y réussir, il faudra enterrer ces trésors, crainte qu'il ne les dissipe. »
L'Eveillé entendait aussi tous les courtisans, qui, pour plaire au roi et à la reine, leur disaient du mal de Tity, et louaient Mirtil, puis au sortir de chez le roi, ils venaient chez le prince, et lui disaient qu'ils avaient pris son parti devant le roi et la reine ; mais le prince, qui savait la vérité par le moyen de l'Eveillé, se moquait d'eux dans son coeur, et les méprisait. Il y avait à la cour quatre seigneurs qui étaient fort honnêtes gens ; ceux-là prenaient le parti de Tity, mais ils ne s'en vantaient pas ; au contraire, ils l'exhortaient toujours à aimer le roi et la reine, et à leur être obéissant. Il y avait un roi voisin qui envoya des ambassadeurs à Guinguet pour une affaire de conséquence. La reine, selon la bonne coutume, ne voulut pas que Tity parût devant les ambassadeurs. Elle lui dit d'aller dans une belle maison de campagne qui appartenait au roi, parce que, ajouta-t-elle, « les ambassadeurs voudront sans doute voir cette maison, et il faudra que vous en fassiez les honneurs ».
Quand Tity fut parti, la reine prépara tout pour recevoir les ambassadeurs, sans qu'il lui en coûtât beaucoup. Elle prit une jupe de velours, et la donna aux tailleurs, pour faire les deux derrières d'un habit à Guinguet et à Mirtil ; on fit les devants de ces habits de velours neuf, car la reine pensait que, le roi et le prince étant assis, on ne verrait pas le derrière de leurs habits. Pour les rendre magnifiques, elle prit les diamants qu'on avait trouvés dans les nèfles, pour servir de boutons à l'habit du roi ; elle attacha à son chapeau le diamant qui avait été trouvé dans l'oeuf, et les petits qui étaient sortis des noisettes furent employés à faire des boutons à l'habit de Mirtil, et une pièce, un collier, et des noeuds de manche à la reine. Véritablement ils éblouissaient avec tous les diamants. Guinguet et sa femme se mirent sur leur trône et Mirtil était à leurs pieds ; mais à peine les ambassadeurs furent-ils entrés dans la chambre, que les diamants disparurent, et il n'y eut plus que des nèfles, des noisettes et un oeuf. Les ambassadeurs crurent que Guinguet s'était habillé d'une manière si ridicule, pour faire affront à leur maître ; ils sortirent tout en colère, et dirent que leur maître leur apprendrait qu'il n'était pas un roi de nèfles. On eut beau les rappeler, ils ne voulurent rien écouter, et s'en retournèrent dans leur pays. Guinguet et sa femme restèrent fort honteux et fort en colère.
" C'est Tity qui nous a joué ce tour, dit-elle au roi, quand il fut seul avec elle ; il faut le déshériter, et laisser notre couronne à Mirtil.
- J'y consens de tout mon coeur ", dit le roi.
En même temps ils entendirent une voix qui leur dit, " si vous êtes assez méchants pour le faire, je vous casserai tous les os, les uns après les autres ". Ils eurent une grande peur d'entendre cette voix ; car ils ne savaient pas que l'Eveillé était dans leur cabinet, et qu'il avait entendu leur conversation. Ils n'osèrent donc faire aucun mal à Tity ; mais ils faisaient chercher la vieille de tous les côtés pour la faire mourir, et ils étaient au désespoir de ce qu'on ne pouvait la trouver. Cependant, le roi Violent, qui était celui qui avait envoyé les ambassadeurs à Guinguet, crut que véritablement on avait voulu se moquer de lui, et résolut de se venger, en déclarant la guerre à Guinguet. Ce dernier en fut d'abord bien fâché, car il n'avait pas de courage, et craignait être tué, mais la reine lui dit, " ne vous affligez pas, nous enverrons Tity commander notre armée, sous prétexte de lui faire honneur ; c'est un étourdi qui se fera tuer, et alors nous aurons le plaisir de laisser la couronne à Mirtil ". Le roi trouva cette invention admirable, et ayant fait revenir Tity de la campagne, il le nomma généralissime de ses troupes ; et pour lui donner plus d'occasions d'exposer sa vie, il lui donna un plein pouvoir pour la guerre, ou la paix. Tity, étant arrivé sur les frontières du royaume de son père, résolut d'attendre l'ennemi, et s'occupa à faire bâtir une forteresse dans un petit passage, par lequel il fallait entrer. Un jour qu'il regardait travailler les soldats, il eut soif, et voyant une maison sur une montagne voisine, il monta pour demander à boire. Le maître de la maison, qui se nommait Abor, lui en donna, et comme le prince allait se retirer, il vit entrer dans cette maison une fille si belle, qu'il en fut ébloui. C'était Biby, fille d'Abor ; et le prince, charmé de cette belle fille, retourna souvent à cette maison sous divers prétextes. Il parla souvent à Biby, et trouvant qu'elle était fort sage et qu'elle avait beaucoup d'esprit, il disait en lui-même : si j'étais mon maître, j'épouserais Biby, elle n'est pas née princesse, mais elle a tant de vertus, qu'elle est digne de devenir reine. Tous les jours il devenait plus amoureux de cette fille ; et enfin, il prit la résolution de lui écrire. Biby, qui savait fort bien qu'une honnête fille ne reçoit point de lettres des hommes, porta celle du prince à son père, sans l'avoir décachetée. Abor, voyant que le prince était amoureux de sa fille, demanda à Biby si elle aimait Tity. Biby qui n'avait jamais menti dans toute sa vie, dit à son père que le prince lui avait paru si honnête homme, qu'elle n'avait pu s'empêcher de l'aimer ; mais, ajouta-t-elle, « je sais bien qu'il ne peut pas m'épouser, parce que je ne suis qu'une bergère ; ainsi, je vous prie de m'envoyer chez ma tante qui demeure bien loin d'ici ». Son père la fit partir le même jour, et le prince fut si chagrin de l'avoir perdue, qu'il en tomba malade. Abor lui dit :
« Mon prince, je suis bien fâché de vous chagriner, mais puisque vous aimez ma fille, vous ne voudriez pas la rendre malheureuse ; vous savez bien qu'on méprise, comme la boue des rues, une fille qui reçoit les visites d'un homme qui l'aime, et qui ne veut pas l'épouser.
- Ecoutez, Abor, dit le prince, j'aimerais mieux mourir, que de manquer de respect à mon père, en me mariant sans sa permission ; mais promettez-moi de me garder votre fille, et je vous promets de l'épouser quand je serai roi : je consens à ne point la voir jusqu'à ce temps-là. »
En même temps la fée parut dans la chambre, et surprit beaucoup le prince ; car il ne l'avait jamais vue sous cette figure.
« Je suis la vieille que vous avez secourue, dit-elle au prince ; et vous êtes si honnête homme, et Biby est si sage, que je vous prends tous les deux sous ma protection. Vous l'épouserez dans deux ans, mais jusqu'à ce temps, vous aurez encore bien des traverses. Au reste, je vous promets de vous rendre une visite tous les mois, et je mènerai Biby avec moi. »
Le prince fut enchanté de cette promesse, et résolut d'acquérir beaucoup de gloire pour plaire à Biby. Le roi Violent vint lui offrir la bataille, et Tity non seulement la gagna, mais encore Violent fut fait prisonnier. On conseillait à Tity de lui ôter tout son royaume, mais il dit : " Je ne veux pas faire cela : les sujets, qui aiment toujours mieux leur roi qu'un étranger, se révolteraient, et lui rendraient la couronne ; Violent n'oublierait jamais sa prison, et ce serait une guerre continuelle qui rendrait deux peuples malheureux : je veux au contraire rendre la liberté à Violent, et ne lui rien demander pour cela ; je sais qu'il est généreux, il deviendra mon ami et son amitié vaudra mieux pour nous, que son royaume qui ne nous appartient pas ; et j'éviterai par là une guerre, qui coûterait la vie à plusieurs milliers d'hommes. " Ce que Tity avait prévu arriva, Violent fut si charmé de sa générosité, qu'il jura une alliance éternelle avec le roi Guinguet, et avec son fils.
Cependant, Guinguet fut fort en colère, quand il apprit que son fils avait rendu la liberté à Violent, sans lui faire payer beaucoup d'argent, et ce prince avait beau lui représenter qu'il lui avait donné l'ordre d'agir comme il le voudrait, il ne pouvait lui pardonner. Tity, qui aimait et respectait son père, tomba malade de chagrin de lui avoir déplu. Un jour qu'il était seul dans son lit, sans penser que c'était le premier jour du mois, il vit entrer deux jolis serins par la fenêtre, et fut fort surpris lorsque ces deux serins, reprenant leurs formes naturelles, lui présentèrent la fée et sa chère Biby. Il allait remercier la bonne fée, quand la reine entra dans son appartement, tenant dans ses bras un gros chat qu'elle aimait beaucoup, parce qu'il prenait les souris qui mangeaient les provisions, et qu'il ne lui coûtait rien à nourrir. D'abord que la reine vit les serins, elle se fâcha de ce qu'on les laissait courir, parce que cela gâtait les meubles. Le prince lui dit qu'il les ferait mettre dans une cage ; mais elle répondit qu'elle voulait qu'on les prît dans le moment, qu'elle les aimait beaucoup, et qu'elle les mangerait à son dîner. Le prince désespéré eut beau prier, tous les courtisans et ses domestiques couraient après les serins, et on ne l'écoutait pas. Un valet prit un balai, et fit tomber à terre la pauvre Biby. Le prince se jeta hors de son lit pour la secourir ; mais il serait arrivé trop tard, car le chat de la reine s'était échappé de ses bras, et allait la tuer d'un coup de griffe, lorsque la fée, prenant tout d'un coup la figure d'un gros chien, sauta sur le chat, l'étrangla ; ensuite, elle prit aussi bien que Biby la figure d'une petite souris, et elles s'enfuirent toutes les deux par un petit trou, qui était dans un coin de la chambre. Le prince était tombé évanoui à la vue du danger qu'avait couru sa chère Biby ; mais la reine n'y fit pas attention, elle n'était occupée que de la mort de son chat, pour lequel elle jetait des cris horribles : elle dit au roi qu'elle se tuerait s'il ne vengeait pas la mort de ce pauvre animal ; que Tity avait commerce avec des sorciers, pour lui donner du chagrin, et qu'elle n'aurait pas un moment de repos qu'il ne l'eût déshérité, pour donner la couronne à son frère. Le roi y consentit, et lui dit que le lendemain il ferait arrêter le prince, et qu'on lui ferait son procès. Le fidèle Eveillé ne s'était pas endormi dans cette occasion ; il s'était glissé dans le cabinet du roi, et vint tout de suite avertir le prince. La peur qu'il avait eue lui avait ôté la fièvre, et il se disposait à monter à cheval pour se sauver, lorsqu'il vit la fée, qui lui dit :
« Je suis lasse des méchancetés de votre mère, et de la faiblesse de votre père ; je vais vous donner une bonne armée, allez les prendre dans leur palais, vous les mettrez dans une prison avec leur fils Mirtil, vous monterez sur le trône, et vous épouserez Biby tout de suite.
- Madame, dit le prince à la fée, vous savez que j'aime Biby plus que ma vie ; mais le désir de l'épouser ne me fera jamais oublier ce que je dois à mon père, et à ma mère, et j'aimerais mieux périr tout à l'heure, que de prendre les armes contre eux.
- Venez, que je vous embrasse, lui dit la fée ; j'ai voulu éprouver votre vertu, si vous aviez accepté mes offres, je vous aurais abandonné ; mais puisque vous avez eu le courage d'y résister, je serai toujours de vos amies, et je vais vous en donner la preuve. Prenez la forme d'un vieillard, et sûr de ne pouvoir être reconnu sous cette figure, parcourez votre royaume, et vous instruirez par vous-même de toutes les injustices qu'on commet contre vos pauvres sujets, afin de les réparer quand vous serez roi ; l'Eveillé, qui restera à la cour, vous rendra compte de tout ce qui arrivera pendant votre absence.»
Le prince obéit à la fée, et il vit des choses qui le firent frémir. On vendait la justice, les gouverneurs pillaient le peuple, les grands maltraitaient les petits, et tout cela se faisait au nom du roi. Au bout de deux ans, l'Eveillé lui écrivit que son père était mort, et que la reine avait voulu faire couronner son frère ; mais que les quatre seigneurs qui étaient honnêtes gens, s'y étaient opposés, parce qu'il les avait avertis qu'il était vivant, et qu'ainsi, la reine s'était sauvée avec son fils dans une province, qu'elle avait fait révolter. Tity, qui avait repris sa figure, alla dans sa capitale et fut reconnu roi, après quoi il écrivit une lettre fort respectueuse à la reine, pour la prier de ne point causer de révolte : il lui offrit aussi une bonne pension pour elle et son frère Mirtil. La reine, qui avait une grosse armée, lui écrivit qu'elle voulait la couronne, et qu'elle viendrait la lui arracher de dessus la tête. Cette lettre ne fut pas capable de porter Tity à sortir du respect qu'il devait à la reine ; mais cette méchante femme ayant appris que le roi Violent venait au secours de son ami Tity, avec un grand nombre de soldats, elle fut forcée d'accepter les propositions de son fils. Ce prince se vit donc paisible possesseur de son royaume, et il épousa la belle Biby au contentement de tous ses sujets, qui furent charmés d'avoir une si belle reine.
Tity, étant monté sur le trône, commença par rétablir le bon ordre dans ses Etats, et pour y parvenir, il ordonna que tous ceux qui voudraient se plaindre à lui de toutes les injustices qu'on leur aurait faites, seraient les bienvenus, et il défendit aux gardes de renvoyer une seule personne qui aurait à lui parler, quand même ce serait un homme qui demanderait l'aumône ; car, disait ce bon prince, « je suis le père de tous mes sujets, des pauvres comme des riches ». D'abord les courtisans ne s'effrayaient point de ce discours : ils disaient, « le roi est jeune, cela ne durera pas longtemps ; il prendra du goût pour les plaisirs, et sera forcé d'abandonner à ses favoris le soin des affaires » ; ils se trompèrent. Tity ménagea si bien son temps, qu'il en eut pour tout ; d'ailleurs le soin qu'il eut de punir les premiers qui commirent des injustices, fit que personne n'osa plus s'écarter de son devoir. Il avait envoyé des ambassadeurs au roi Violent, pour le remercier du secours qu'il lui avait préparé. Ce prince lui fit dire qu'il serait charmé de le voir encore une fois, et que s'il voulait se rendre sur les frontières de son royaume, il y viendrait volontiers, pour lui rendre visite. Comme tout était fort tranquille dans le royaume de Tity, il accepta cette partie qui convenait à un dessein qu'il avait formé : c'était d'embellir la petite maison, où il avait vu sa chère Biby pour la première fois : il commanda donc à deux de ses officiers d'acheter toutes les terres qui étaient à l'entour, mais il leur défendit de forcer personne, car, disait-il, « je ne suis pas roi pour faire violence à mes sujets, et après tout, chacun doit être maître de son petit héritage ». Cependant, Violent étant arrivé sur la frontière, les deux cours se réunirent ; elles étaient brillantes. Violent avait mené avec lui sa fille unique, qu'on nommait Elise, qui était la plus belle fille du monde depuis que Biby était femme, et qui était aussi très bonne. Tity avait mené avec lui outre son épouse, une de ses cousines, qu'on nommait Blanche et qui outre qu'elle était belle et vertueuse, avait encore beaucoup d'esprit. Comme on était, pour ainsi dire, à la campagne, les deux rois dirent qu'il fallait vivre en liberté, qu'on permettrait à plusieurs dames et seigneurs de souper avec les deux rois et les princesses ; et pour ôter le cérémonial, on dit qu'on n'appellerait point les rois Votre Majesté, et que ceux qui le feraient, payeraient une guinée d'amende. Il n'y avait qu'un quart d'heure qu'on était à table, lorsqu'on vit entrer une petite vieille assez mal habillée. Tity et l'Eveillé, qui la reconnurent, furent devant elle ; mais, comme elle leur fit un coup d'oeil, ils pensèrent qu'elle ne voulait pas être connue ; ils dirent donc au roi Violent et aux princesses, qu'ils leur demandaient la permission de leur présenter une de leurs bonnes amies, qui venait leur demander à souper. La vieille, sans façons, se plaça dans un fauteuil qui était auprès de Violent, et que personne n'avait osé prendre par respect ; elle dit à ce prince:
« Comme les amis de nos amis sont nos amis, vous voulez bien que j'en use librement avec vous. »
Violent, qui était un peu haut de son naturel, fut décontenancé de la familiarité de cette vieille, mais il n'en fit pas semblant. On avait averti la bonne femme de l'amende qu'on payerait toutes les fois qu'on dirait Votre Majesté ; cependant à peine fut-elle à table qu'elle dit à Violent :
« Votre Majesté me paraît surprise de la liberté que je prends ; mais c'est une vieille habitude, et je suis trop âgée pour me réformer, ainsi, Votre Majesté voudra bien me pardonner.
- A l'amende, s'écria Violent, vous devez deux guinées.
- Que Votre Majesté ne se fâche pas, dit la vieille. J'avais oublié qu'il ne faut pas dire Votre Majesté, mais Votre Majesté ne pense pas, qu'en défendant de dire Votre Majesté, vous faites souvenir tout le monde de se tenir dans ce respect gênant, que vous voulez bannir. C'est comme ceux, qui, pour se familiariser, disent à ceux qu'ils reçoivent à leurs tables, quoiqu'ils soient au-dessous d'eux, "buvez à ma santé" ; il n'y a rien de si impertinent que cette bonté là ; c'est comme s'ils leur disaient : souvenez-vous bien que vous n'êtes pas faits pour boire à ma santé, si je ne vous en donnais pas la permission. Ce que j'en dis, au reste, n'est pas pour m'exempter de payer l'amende ; je dois sept guinées, les voilà. »
En même temps, elle tira de sa poche une bourse aussi usée que si elle eût été faite depuis cent ans, et jeta les sept guinées sur la table. Violent ne savait s'il devait rire, ou se fâcher, du discours de la vieille ; il était sujet à se mettre en colère pour un rien, et son sang commençait à s'échauffer. Toutefois, il résolut de se faire violence par considération pour Tity ; et prenant la chose en badinant :
« Eh bien, ma bonne mère, dit-il à la vieille, parlez à votre fantaisie, soit que vous disiez Votre Majesté, ou non, je ne veux pas moins être un de vos amis.
- J'y compte bien, reprit la vieille, c'est pour cela que j'ai pris la liberté de dire mon sentiment, et je le ferai toutes les fois que j'en trouverai l'occasion ; car on ne peut rendre un plus grand service à ses amis, que de les avertir de ce qu'on croit qu'ils font mal.
- Il ne faudrait pas vous y fier, répondit Violent ; il y a des moments, où je ne recevrais pas volontiers de tels avis.
- Avouez, mon prince, lui dit la vieille, que vous n'êtes pas loin d'un de ces moments ; et que vous donneriez quelque chose de bon, pour avoir la liberté de m'envoyer promener tout à votre aise. Voilà nos héros. Ils seraient au désespoir qu'on leur reprochât d'avoir fui devant un ennemi, et de lui avoir cédé la victoire sans combat, et ils avouent de sang-froid qu'ils n'ont pas le courage de résister à leur colère, comme s'il n'était pas plus honteux de céder lâchement à une passion qu'à un ennemi, qu'il n'est pas toujours en notre pouvoir de vaincre. Mais, changeons de discours, celui-ci ne vous est pas agréable ; permettez que je fasse entrer mes pages, qui ont quelques présents à faire à la compagnie. »
Dans le moment, la vieille frappa sur la table, et l'on vit entrer par les quatre fenêtres de la salle, quatre enfants ailés, qui étaient les plus beaux du monde. Ils portaient chacun une corbeille pleine de divers bijoux d'une richesse étonnante. Le roi Violent ayant en même temps jeté les yeux sur la vieille, fut surpris de la voir changée en une dame si belle et si richement parée, qu'elle éblouissait les yeux.
" Ah, madame, dit-il à la fée, je vous reconnais pour la marchande de nèfles et de noisettes, qui me mit si fort en colère ; pardonnez au peu d'égard que j'ai eu pour vous, je n'avais pas l'honneur de vous connaître.
- Cela doit vous faire voir qu'il ne faut jamais manquer d'égard pour personne, reprit la fée ; mais, mon prince, pour vous montrer que je n'ai point de rancune, je veux vous faire deux présents. Le premier est ce gobelet ; il est fait d'un seul diamant, mais ce n'est pas ce qui le rend précieux : toutes les fois que vous serez tenté de vous mettre en colère, emplissez ce verre d'eau, et le buvez en trois fois, et vous sentirez la passion se calmer, pour faire place à la raison. Si vous profitez de ce premier présent, vous vous rendrez digne du second. Je sais que vous aimez la princesse Blanche ; elle vous trouve fort aimable, mais elle craint vos emportements, et ne vous épousera qu'à condition que vous ferez usage du gobelet. "
Violent, surpris de ce que la fée connaissait si bien ses défauts et ses inclinations, avoua qu'en effet il se croirait fort heureux d'épouser Blanche ; mais ajouta-t-il, « il me reste un obstacle à vaincre, quand même je serais assez heureux pour obtenir le consentement de Blanche ; je me ferais toujours une peine de me remarier, par la crainte de priver ma fille d'une couronne.
- Ce sentiment est beau, dit la fée, et il se trouve peu de pères capables de sacrifier leurs inclinations au bonheur de leurs enfants ; mais, que cela ne vous arrête point. Le roi de Mogolan, qui était un de mes amis, vient de mourir sans enfants, et par mon conseil, il a disposé de sa couronne en faveur de l'Eveillé. Il n'est pas né prince, mais il mérite de le devenir ; il aime la princesse Elise, elle est digne d'être la récompense de la fidélité de l'Eveillé : et si son père y consent, je suis sûre qu'elle lui obéira sans répugnance. »
Elise rougit à ce discours : il est vrai qu'elle avait trouvé l'Eveillé fort aimable et qu'elle avait écouté avec plaisir ce qu'on lui avait raconté de sa fidélité pour son maître.
« Madame, dit Violent, nous avons pris l'habitude de nous parler à coeur ouvert. J'estime l'Eveillé, et si l'usage ne me liait pas les mains, je n'aurais pas besoin de lui voir une couronne, pour lui donner ma fille ; mais les hommes, et surtout les rois, doivent respecter les usages reçus, et ce serait blesser ces usages que de donner ma fille à un simple gentilhomme, elle qui sort d'une des plus anciennes familles du monde ; car vous savez bien que depuis trois cents ans, nous occupons le trône.
- Mon prince, lui dit la fée, vous ignorez que la famille de l'Eveillé est tout aussi ancienne que la vôtre, puisque vous êtes parents, et que vous sortez de deux frères, encore l'Eveillé doit-il avoir le pas, car il est sorti de l'aîné, et votre père n'était que le cadet.
- Si vous voulez me prouver cela, dit le roi Violent, je jure de donner ma fille à l'Eveillé, quand même les sujets du feu roi de Mogolan refuseraient de le reconnaître pour maître.
- Rien de plus facile que de vous prouver l'ancienneté de la maison de l'Eveillé, dit la fée. Il sort d'Elsa, l'aîné des fils de Japhet, fils de Noé, qui s'établit dans le Péloponnèse, et vous sortez du second fils de ce même Japhet. »
Il n'y eut personne qui n'eût beaucoup de peine à s'empêcher d'éclater de rire, en voyant que la fée se moquait si sérieusement de Violent. Pour lui, la colère commençait à s'emparer de ses sens, lorsque la princesse Blanche, qui était à côté de lui, lui présenta le gobelet de diamant : il le but en trois coups, comme la fée le lui avait commandé ; et pendant cet intervalle, il pensa en lui-même qu'effectivement tous les hommes étaient réellement égaux dans leur naissance, puisqu'ils sortaient tous de Noé, et qu'il n'y avait de vraie différence, que celle qu'ils y mettaient par leurs vertus. Ayant achevé de vider son verre, il dit à la fée :
« En vérité, madame, je vous ai beaucoup d'obligation, vous venez de me corriger de deux grands défauts, de mon entêtement sur ma noblesse, et de l'habitude de me mettre en colère. J'admire la vertu du gobelet dont vous m'avez fait présent ; à mesure que je buvais, j'ai senti ma colère se calmer, et les réflexions que j'ai faites, dans l'intervalle des trois coups que j'ai bus, ont achevé de me rendre raisonnable.
- Je ne veux pas vous tromper, dit la fée, il n'y a aucune vertu dans le gobelet dont je vous ai fait présent ; et je veux apprendre à toute la compagnie en quoi consiste le sortilège de cette eau, bue en trois coups. Un homme raisonnable ne se mettrait jamais en colère, si cette passion ne le surprenait pas, et lui laissait le temps de réfléchir : or, en se donnant la peine de faire remplir ce gobelet d'eau, en le buvant en trois fois, on prend du temps ; les sens se calment, les réflexions viennent, et lorsque cette cérémonie est achevée, la raison a eu le temps de prendre le dessus sur la passion.
- En vérité, lui dit Violent, j'en ai plus appris aujourd'hui, que pendant le reste de ma vie. Heureux Tity ; vous deviendrez le plus grand prince du monde avec une telle protectrice ; mais, je vous conjure d'employer le pouvoir que vous avez sur l'esprit de madame, à la faire souvenir qu'elle m'a promis d'être de mes amies.
- Je m'en souviens trop bien pour l'oublier, dit la fée, et je vous en ai déjà donné des preuves ; je continuerai à le faire, tant que vous serez docile, et j'espère que ce sera jusqu'à la fin de notre vie. Aujourd'hui, ne pensons plus qu'à nous divertir pour célébrer votre mariage, et celui de la princesse Elise. »
En même temps, on avertit Tity que les officiers, qu'il avait chargés d'acheter toutes les terres et les maisons qui environnaient celle de Biby, demandaient à lui parler. Il commanda qu'on les fit entrer, et ils lui montrèrent le dessein de l'ouvrage qu'ils voulaient faire en cette petite maison. Ils y avaient ajouté un grand jardin, et un grand parc, qui aurait été parfait, s'ils eussent pu abattre une petite maison, qui se trouvait au beau milieu d'une des allées de ce parc, et qui en gâtait la symétrie.
« Et pourquoi n'avez-vous pas ôté cette bicoque ? dit le roi Violent, en parlant à ces officiers et aux architectes.
- Seigneur, lui répondirent-ils, notre roi nous avait défendu de faire violence à personne, et il s'est trouvé un homme qui n'a jamais voulu vendre la maison, quoique nous ayons offert de la lui payer quatre fois plus qu'elle ne vaut.
- Si ce coquin-là était né mon sujet, je le ferais pendre, dit Violent.
- Vous videriez votre gobelet auparavant, dit la fée.
- Je crois que le gobelet ne pourrait lui sauver la vie, répondit Violent ; car enfin, n'est-il pas horrible qu'un roi ne soit pas maître dans ses Etats, et qu'il soit contraint d'abandonner un ouvrage qu'il souhaite achever, par l'obstination d'un faquin, qui devrait s'estimer trop heureux de faire sa fortune, en obligeant son maître, sans le forcer à le contraindre, ou à abandonner son dessein.
- Je ne ferai ni l'un ni l'autre, dit Tity, en riant, et je prétends que cette maison soit le plus grand ornement de mon parc.
- Oh, je vous en défie, dit Violent, elle est tellement placée, qu'elle ne peut servir qu'à le gâter.
- Voici ce que je ferai, dit Tity, elle sera environnée d'une muraille assez haute, pour empêcher cet homme d'entrer dans mon parc, mais pas assez pour lui ôter la vue, car il ne serait pas juste de l'enfermer comme dans une prison ; cette muraille continuera des deux côtés, et l'on y lira ces paroles, écrites en lettres d'or : Un roi, qui fit bâtir ce parc, aima mieux lui laisser ce défaut, que de devenir injuste à l'égard d'un de ses sujets, en lui ravissant l'héritage de ses pères, sur lequel il n'avait d'autre droit, que celui de la force.
- Tout ce que je vois me confond, dit Violent ; j'avoue que je n avais pas même l'idée des vertus héroïques qui font les grands hommes. Oui, Tity, cette muraille sera ornement de votre parc, et la belle action que vous faites en l'élevant, sera ornement de votre vie. Mais, madame, d'où vient que Tity se porte naturellement aux grandes vertus, dont je n'ai pas même l'idée, comme je vous l'ai dit ?
- Grand roi, lui répondit la fée, Tity, élevé par des parents qui ne pouvaient pas le souffrir, a toujours été contredit depuis qu'il est au monde : il s'est accoutumé par conséquent, à soumettre sa volonté à celle d'autrui dans toutes les choses indifférentes. Comme il n'avait aucun pouvoir dans le royaume, pendant la vie de son père, il ne pouvait accorder aucune grâce, et qu'on savait que le roi avait envie de le déshériter, les flatteurs n'ont pas daigné le gâter, parce qu'ils ne croyaient pas avoir rien à craindre, ni à espérer de lui : ils l'ont abandonné aux honnêtes gens, que le seul devoir attachait à sa personne ; et dans leur compagnie, il a appris qu'un roi, qui est maître absolu pour faire du bien, doit avoir les mains liées, lorsqu'il est question de faire du mal; qu'il commande à des hommes libres et non à des esclaves ; que les peuples ne se sont soumis à leurs égaux, en leur donnant la couronne, que pour se donner des pères, des protecteurs aux lois, un refuge aux pauvres et aux opprimés. Vous n'avez jamais entendu ces grandes vérités. Devenu roi dès l'âge de douze ans, les gouverneurs, à qui l'on a confié votre éducation, n'ont pensé qu'à faire leur fortune, en gagnant vos bonnes grâces. Ils ont appelé votre orgueil, noble fierté ; vos emportements, des vivacités excusables : en un mot, ils ont fait jusqu'à ce jour votre malheur, et le malheur de vos pauvres sujets, que vous avez regardés et traités en esclaves ; parce que vous pensiez, qu'ils n'étaient au monde que pour servir à vos caprices, au lieu que dans la vérité, vous n'y êtes que pour servir à les protéger, et à les défendre. »
Violent convint des vérités que lui disait la fée instruit de ses devoirs, il s'appliqua à se vaincre pour les remplir ; et fut encouragé dans ses bonnes résolutions, par l'exemple de Tity et de l'Eveillé, qui conservèrent sur le trône les vertus qu'ils y avaient apportées.