mardi 31 octobre 2017

La mort


Reçu d'une amie

Ne reste pas là à pleurer devant ma tombe
Je n'y suis pas, je n'y dors pas...
Je suis le vent qui souffle dans les arbres
Je suis le scintillement du diamant sur la neige
Je suis la lumière du soleil sur le grain mûr
Je suis la douce pluie d'automne...
Quand tu t'éveilles dans le calme du matin
Je suis l'envol de ces oiseaux silencieux
Qui tournoient dans le ciel...
Alors ne reste pas là à te lamenter devant ma tombe
Je n'y suis pas, je ne suis pas mort !
Pourquoi serais-je hors de ta vie simplement
Parce que je suis hors de ta vue ?
La mort tu sais, ce n'est rien de grave.
Je suis juste passé de l’autre côté.
Je suis moi et tu es Toi.
Quelque soit ce que nous étions l'un pour l'autre avant,
Nous le resterons toujours.
Pour parler de moi, utilise le prénom
Avec lequel tu m'as toujours appelé.
Ne parle pas de moi au passé, j'existe toujours...
Parle de moi simplement comme tu l'as toujours fait.
Ne change pas de ton, ne prends pas un air grave et triste.
Ris comme avant aux blagues qu'ensemble nous apprécions tant.
Joue, souris, pense à moi, vis pour moi et avec moi.
Laisse mon prénom être le chant réconfortant qu'il a toujours été.
Prononce-le avec simplicité et naturel,
Sans aucune marque de regret.
La vie signifie tout ce qu'elle a toujours signifié.
Tout est toujours pareil, elle continue, le fil n’est pas rompu.
Qu'est-ce que la mort sinon un passage ?
Relativise et laisse couler toutes les agressions de la vie,
Pense et parle toujours de moi autour de Toi et tu verras,
Tout ira bien.
Tu sais, je t'entends, je ne suis pas loin, Je suis là, juste de l’autre coté.

lundi 30 octobre 2017

Heure d'automne - Emile Verhaeren



C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière !
Râles que roule, au vent du nord, la sapinière,
Feuillaison d'or à terre et feuillaison de sang,
Sur des mousses d'orée ou des mares d'étang,
Pleurs des arbres, mes pleurs, mes pauvres pleurs de sang.

C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière !
Secousses de colère et rages de crinière,
Buissons battus, mordus, hachés, buissons crevés,
Au double bord des longs chemins, sur les pavés,
Bras des buissons, mes bras, mes pauvres bras levés.

C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière ?
Quelque chose, là-bas, broyé dans une ornière,
Qui grince immensément ses désespoirs ardus
Et qui se plaint, ainsi que des arbres tordus,
Cris des lointains, mes cris, mes pauvres cris perdus.

dimanche 29 octobre 2017

Automne - Emile Nelligan



Comme la lande est riche aux heures empourprées,
Quand les cadrans du ciel ont sonné les vesprées !

Quels longs effeuillements d'angélus par les chênes !
Quels suaves appels des chapelles prochaines !

Là-bas, groupes meuglants de grands boeufs aux yeux glauques
Vont menés par des gars aux bruyants soliloques.

La poussière déferle en avalanches grises
Pleines du chaud relent des vignes et des brises.

Un silence a plu dans les solitudes proches :
Des Sylphes ont cueilli le parfum mort des cloches.

Quelle mélancolie ! Octobre, octobre en voie !
Watteau ! que je vous aime, Autran, ô Millevoye !

samedi 28 octobre 2017

Chant d'automne - Charles Baudelaire


I

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.

Tout l'hiver va rentrer dans mon être : colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon coeur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.

J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;
L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui ? - C'était hier l'été ; voici l'automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

II

J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

Et pourtant aimez-moi, tendre coeur ! soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant ;
Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère
D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.

Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide !
Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l'été blanc et torride,
De l'arrière-saison le rayon jaune et doux !

vendredi 27 octobre 2017

Rayons d’octobre (IV) Nérée Beauchemin



Maintenant, plus d’azur clair, plus de tiède haleine,
Plus de concerts dans l’arbre aux lueurs du matin :
L’oeil ne découvre plus les pourpres de la plaine
Ni les flocons moelleux du nuage argentin.

Les rayons ont pâli, leurs clartés fugitives
S’éteignent tristement dans les cieux assombris.
La campagne a voilé ses riches perspectives.
L’orme glacé frissonne et pleure ses débris.

Adieu soupirs des bois, mélodieuses brises,
Murmure éolien du feuillage agité.
Adieu dernières fleurs que le givre a surprises,
Lambeaux épars du voile étoilé de l’été.

Le jour meurt, l’eau s’éplore et la terre agonise.
Les oiseaux partent. Seul, le roitelet, bravant
Froidure et neige, reste, et son cri s’harmonise
Avec le sifflement monotone du vent.

Nérée Beauchemin, Les floraisons matutinales

jeudi 26 octobre 2017

Rayons d’octobre (III) Nérée Beauchemin




Écoutez : c’est le bruit de la joyeuse airée
Qui, dans le poudroîment d’une lumière d’or,
Aussi vive au travail que preste à la bourrée,
Bat en chantant les blés du riche messidor.

Quel gala ! pour décor, le chaume qui s’effrange ;
Les ormes, les tilleuls, le jardin, le fruitier
Dont la verdure éparse enguirlande la grange,
Flotte sur les ruisseaux et jonche le sentier.

Pour musique le souffle errant des matinées ;
La chanson du cylindre égrenant les épis ;
Les oiseaux et ces bruits d’abeilles mutinées
Que font les gais enfants dans les meules tapis.

En haut, sur le gerbier que sa pointe échevèle,
La fourche enlève et tend l’ondoyant gerbillon.
En bas, la paille roule et glisse par javelle
Et vole avec la balle en léger tourbillon.

Sur l’aire, les garçons dont le torse se cambre,
Et les filles, leurs soeurs rieuses, déliant
L’orge blonde et l’avoine aux fines grappes d’ambre,
Font un groupe à la fois pittoresque et riant.

En ce concert de franche et rustique liesse,
La paysanne donne une note d’amour.
Parmi ces rudes fronts hâlés, sa joliesse
Évoque la fraîcheur matinale du jour.

De la batteuse les incessantes saccades
Ébranlent les massifs entraits du bâtiment.
Le grain doré jaillit en superbes cascades.
Tous sont fiers des surplus inouïs du froment.

Déjà tous les greniers sont pleins. Les gens de peine
Chancellent sous le poids des bissacs. Au milieu
Des siens, le père, heureux, à mesure plus pleine,
Mesure et serre à part la dîme du bon Dieu.

Il va, vient. Soupesant la précieuse charge
Et tournant vers le ciel son fier visage brun,
Le paysan bénit Celui dont la main large
Donne au pieux semeur trente setiers pour un.

Nérée Beauchemin, Les floraisons matutinales

mercredi 25 octobre 2017

Rayons d’octobre (II) Nérée Beauchemin




À peine les faucheurs ont engrangé les gerbes
Que déjà les chevaux à l’araire attelés
Sillonnent à travers les chardons et les herbes
La friche où juin fera rouler la mer des blés.

Fécondité des champs ! cette glèbe qui fume,
Ce riche et fauve humus, recèle en ses lambeaux
La sève qui nourrit et colore et parfume
Les éternels trésors des futurs renouveaux.

Les labours, encadrés de pourpre et d’émeraude,
Estompent le damier des prés aux cent couleurs.
De sillons en sillons, les bouvreuils en maraude
Disputent la becquée aux moineaux querelleurs.

Et l’homme, aiguillonnant la bête, marche et marche,
Pousse le coutre. Il chante, et ses refrains plaintifs
Évoquent l’âge où l’on voyait le patriarche
Ouvrir le sol sacré des vallons primitifs.

Nérée Beauchemin, Les floraisons matutinales

mardi 24 octobre 2017

Rayons d’octobre (I) Nérée Beauchemin



Octobre glorieux sourit à la nature.
On dirait que l’été ranime les buissons.
Un vent frais, que l’odeur des bois fanés sature,
Sur l’herbe et sur les eaux fait courir ses frissons.

Le nuage a semé les horizons moroses,
De ses flocons d’argent. Sur la marge des prés,
Les derniers fruits d’automne, aux reflets verts et roses,
Reluisent à travers les rameaux diaprés.

Forêt verte qui passe aux tons chauds de l’orange ;
Ruisseaux où tremble un ciel pareil au ciel vernal ;
Monts aux gradins baignés d’une lumière étrange.
Quel tableau ! quel brillant paysage automnal !

À mi-côte, là-bas, la ferme ensoleillée,
Avec son toit pointu festonné de houblons,
Paraît toute rieuse et comme émerveillée
De ses éteules roux et de ses chaumes blonds.

Aux rayons dont sa vue oblique est éblouie,
L’aïeul sur le perron familier vient s’asseoir :
D’un regain de chaleur sa chair est réjouie,
Dans l’hiver du vieillard, il fait moins froid, moins noir.

Calme et doux, soupirant vers un lointain automne,
Il boit la vie avec l’air des champs et des bois,
Et cet étincelant renouveau qui l’étonne
Lui souffle au coeur l’amour des tendres autrefois.

De ses pieds délicats pressant l’escarpolette,
Un jeune enfant s’enivre au bercement rythmé,
Semblable en gentillesse à la fleur violette
Que l’arbuste balance au tiède vent de mai.

Près d’un vieux pont de bois écroulé sur la berge,
Une troupe enfantine au rire pur et clair,
Guette, sur les galets qu’un flot dormant submerge,
La sarcelle stridente et preste qui fend l’air.

Vers les puits dont la mousse a verdi la margelle,
Les lavandières vont avec les moissonneurs ;
Sous ce firmament pâle éclate de plus belle
Le charme printanier des couples ricaneurs.

Et tandis que bruit leur babillage tendre,
On les voit déroulant la chaîne de métal
Des treuils mouillés, descendre et monter et descendre
La seille d’où ruisselle une onde de cristal.

Nérée Beauchemin, Les floraisons matutinales

lundi 23 octobre 2017

Sonnet d’automne - Charles Baudelaire



Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal :
 » Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite ? «
– Sois charmante et tais-toi ! Mon coeur, que tout irrite,
Excepté la candeur de l’antique animal,

Ne veut pas te montrer son secret infernal,
Berceuse dont la main aux longs sommeils m’invite,
Ni sa noire légende avec la flamme écrite.
Je hais la passion et l’esprit me fait mal !

Aimons-nous doucement. L’Amour dans sa guérite,
Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.
Je connais les engins de son vieil arsenal :

Crime, horreur et folie ! – Ô pâle marguerite !
Comme moi n’es-tu pas un soleil automnal,
Ô ma si blanche, ô ma si froide Marguerite ?

Charles Baudelaire, Les fleurs du mal

dimanche 22 octobre 2017

Concert Marie & Sophie Hallynck & C° - 10 novembre 2017



Concert à la D'Ieteren Gallery avec les merveilleuses Sophie et Marie Hallynck, qui seront accompagnées de deux jeunes et très talentueuses musiciennes
Pour rappel aussi : ceux qui souhaitent dîner avant ou après le concert au restaurant Le Fruit Défendu (rue Tenbosch 108), n'oubliez pas de mentionner que vous venez au concert ce soir-là et vous recevrez l'apéritif (réservation indispensable au 02/347.42.47).

En concert à la D’Ieteren Gallery
« Marie & Sophie Hallynck & C° »

Vendredi 10 novembre 2017 – 20h00

Faut-il encore présenter Sophie et Marie Hallynck ! Ces artistes accomplies forment un duo d’une singulière complicité qui enchante le public à chacune de leurs prestations.
Pour ce concert, elles partageront la scène avec deux jeunes et brillantes musiciennes: la harpiste Chanel Perdichizzi qui a déjà obtenu de nombreuses récompenses à des concours internationaux, et la violoniste Alice Sinacori qui n’est autre que la fille de Sophie Hallynck. 

Programme :
Bellini: Nocturne pour violoncelle et harpe (Sophie et Marie)
Saint-Saëns: Fantaisie pour violon et harpe op. 124 (Chanel et Alice)
Andrès: Parvis (Cortège et danse) pour 2 harpes
Ibert: 2 interludes pour violon, violoncelle et harpe (Alice, Marie et Sophie)
Bartok: Danses roumaines pour violon et harpe (Alice et Chanel)
Dvorak: Waldesruhe op. 68 pour violoncelle et harpe (Marie et Sophie)
Dvorak: Rondo op. 94 pour violoncelle et harpe
Popper: Sérénade op. 54 n°2 pour violoncelle et harpe
Popper: Rhapsodie hongroise op.68 pour violoncelle et harpe

Infos pratiques :
Lieu : D’Ieteren Gallery – rue du Mail 50 à 1050 Ixelles (Bruxelles) – Parking gratuit sur le toit de la société D’Ieteren (au-dessus du sho room de VW) dans la mesure des places disponibles.
Infos et réservations : 02/772.34.26 – patriciaraes@scarlet.be
Site web : http://www.classicclassics.sitew.be/#Programmation.A

Prix d’entrée : 18€/adulte – 12€/moins de 18 ans (incluant le verre de l’amitié à l’issue des concerts)
A verser au compte Belfius de l'ASBL L'Orangerie : 068-2232420-89 ou IBAN BE45 0682 2324 2089

samedi 21 octobre 2017

Le rêve d'Ariane - concert parents/enfants - D’Ieteren Gallery Samedi 2 décembre 2017 – 16h00


« Le Rêve d’Ariane »

Avec la comédienne Ariane Rousseau et le Quatuor Alfama (Elsa de Lacerda, Céline Bodson, Morgan Huet, Renaat Ackaert)

Nouveau cycle de concerts pour les enfants à partir de 4 ans et leurs parents, dont l’organisation est rendue possible grâce à la participation de Volkswagen.

Et, pour commencer en beauté, le très beau spectacle « Le Rêve d’Ariane ». Il s’agit d’un spectacle sans pause, d’environ 45 minutes, qui sera suivi d’un goûter en présence des artistes.

L’histoire
Un soir où elle se sent triste, la petite Ariane se réfugie au fond du jardin. La nuit tombe, et sous les branches du cerisier qui la protègent, elle s'endort. À quoi rêve Ariane ? À des histoires de quatuor, cette drôle de famille où deux petits, un moyen et un grand tissent de leurs seize cordes l'étoffe des rêves musicaux des plus grands compositeurs. De rencontre en rencontre, au milieu du trac, des disputes et des fous rires de cette fratrie turbulente, défilent tous les maîtres qui ont donné au genre ses chefs-d'œuvre. Papa Haydn, qui n'a besoin que de quatre archets pour faire se lever le soleil ; son protégé et ami Mozart ; Beethoven qui casse son jouet pour mieux le reconstruire ; Schubert, Debussy et Ravel… jusqu'aux compositeurs d'aujourd'hui. Un spectacle fin, délicat et ludique, où petits et grands pourront découvrir cette formation essentielle de la musique.

Le Quatuor Alfama et Ariane Rousseau ont écrit Le Rêve d’Ariane en 2011 : un conte musical qui raconte l'histoire du quatuor à cordes. Un livre-Cd a été produit l'année en 2012. Ce spectacle délicat, fin et ludique a à ce jour été présenté plus de 120 fois et ce, devant plus de 50.000 enfants.
 
Infos pratiques :
Lieu : D’Ieteren Gallery – rue du Mail 50 à 1050 Ixelles (Bruxelles) – Parking gratuit sur le toit de la société D’Ieteren (au-dessus du show room de VW) dans la mesure des places disponibles.
Infos et réservations : 02/772.34.26 – patriciaraes@scarlet.be
Site web : http://www.classicclassics.sitew.be/#Programmation.A

Prix unique par personne (adulte et enfant) : 12€ (incluant un goûter en présence des artistes)
A verser au compte Belfius de l'ASBL L'Orangerie : IBAN BE45 0682 2324 2089

Places limitées - Réservation indispensable.

vendredi 20 octobre 2017

L'élixir du Révérend Père Gaucher - Alphonse Daudet



— Buvez ceci, mon voisin ; vous m’en direz des nouvelles. Et, goutte à goutte, avec le soin minutieux d’un lapidaire comptant des perles, le curé de Graveson me versa deux doigts d’une liqueur verte, dorée, chaude, étincelante, exquise… J’en eus l’estomac tout ensoleillé. — C’est l’élixir du père Gaucher, la joie et la santé de notre Provence, me fit le brave homme d’un air triomphant ; on le fabrique au couvent des Prémontrés, à deux lieues de votre moulin… N’est-ce pas que cela vaut bien toutes les chartreuses du monde ?… Et si vous saviez comme elle est amusante, l’histoire de cet élixir ! Écoutez plutôt… Alors, tout naïvement, sans y entendre malice, dans cette salle à  manger de presbytère, si candide et si calme avec son Chemin de la croix en petits tableaux et ses jolis rideaux clairs empesés comme des surplis, l’abbé me commença une historiette légèrement sceptique et  irrévérencieuse, à la façon d’un conte d’Érasme ou de d’Assoucy : — Il y a vingt ans, les Prémontrés, ou plutôt les Pères blancs, comme les appellent nos Provençaux, étaient tombés dans une grande misère. Si vous aviez vu leur maison de ce temps-là, elle vous aurait fait peine.
Le grand mur, la tour Pacôme, s’en allaient en morceaux. Tout autour du cloître rempli d’herbes, les colonnettes se fendaient, les saints de pierre croulaient dans leurs niches. Pas un vitrail debout, pas une porte qui tînt. Dans les préaux, dans les chapelles, le vent du Rhône soufflait comme en Camargue, éteignant les cierges, cassant le plomb des vitrages, chassant l’eau des bénitiers. Mais le plus triste de tout, c’était le clocher du couvent, silencieux comme un pigeonnier vide ; et les Pères, faute d’argent pour s’acheter une cloche, obligés de sonner matines avec des cliquettes de bois d’amandier !… Pauvres Pères blancs ! Je les vois encore, à la procession de la FêteDieu, défilant tristement dans leurs capes rapiécées, pâles, maigres, nourris de citres* et de pastèques, et derrière eux monseigneur l’abbé, qui venait la tête basse, tout honteux de montrer au soleil sa crosse dédorée et sa mitre de laine blanche mangée des vers. Les dames de la confrérie en pleuraient de pitié dans les rangs, et les gros porte-bannière ricanaient entre eux tout bas en se montrant les pauvres moines : — Les étourneaux vont maigres quand ils vont en troupe. Le fait est que les infortunés Pères blancs en étaient arrivés eux-mêmes à se demander s’ils ne feraient pas mieux de prendre leur vol à travers le monde et de chercher pâture chacun de son côté. Or, un jour que cette grave question se débattait dans le chapitre, on vint annoncer au prieur que le frère Gaucher demandait à être entendu au conseil… Vous saurez pour votre gouverne que ce frère Gaucher était le bouvier du couvent ; c’est-à-dire qu’il passait ses journées à rouler d’arcade en arcade dans le cloître, en poussant devant lui deux vaches étiques qui cherchaient l’herbe aux fentes des pavés. Nourri jusqu’à douze ans par une vieille folle du pays des Baux, qu’on appelait tante Bégon, recueilli depuis chez les moines, le malheureux bouvier n’avait jamais pu rien apprendre qu’à conduire ses bêtes et à réciter son Pater noster ; encore le disait-il en provençal, car il avait la cervelle dure et l’esprit comme une dague de plomb. Fervent chrétien du reste, quoique un peu visionnaire, à l’aise sous le cilice et se donnant la discipline avec une conviction robuste, et des bras !… Quand on le vit entrer dans la salle du chapitre, simple et balourd, saluant l’assemblée la jambe en arrière, prieur, chanoines, argentier, tout le monde se mit à rire. C’était toujours l’effet que produisait, quand elle arrivait quelque part, cette bonne face grisonnante avec sa barbe de chèvre et ses yeux un peu fous ; aussi le frère Gaucher ne s’en émut pas. — Mes révérends, fit-il d’un ton bonasse en tortillant son chapelet de noyaux d’olives, on a bien raison de dire que ce sont les tonneaux vides qui chantent le mieux. Figurez-vous qu’à force de creuser ma pauvre tête déjà si creuse, je crois que j’ai trouvé le moyen de nous tirer tous de peine. « Voici comment. Vous savez bien tante Bégon, cette brave femme qui me gardait quand j’étais petit. (Dieu ait son âme, la vieille coquine ! elle chantait de bien vilaines chansons après boire.) Je vous dirai donc, mes révérends pères, que tante Bégon, de son vivant, se connaissait aux herbes de montagnes autant et mieux qu’un vieux merle de Corse. Voire, elle avait composé sur la fin de ses jours un élixir incomparable en mélangeant cinq ou six espèces de simples que nous allions cueillir ensemble dans les Alpilles. Il y a belles années de cela ; mais je pense qu’avec l’aide de saint Augustin et la permission de notre père abbé, je pourrais — en cherchant bien — retrouver la composition de ce mystérieux élixir. Nous n’aurions plus alors qu’à le mettre en bouteilles, et à le vendre un peu cher, ce qui permettrait à la communauté de s’enrichir doucettement, comme ont fait nos frères de la Trappe et de la Grande… » Il n’eut pas le temps de finir. Le prieur s’était levé pour lui sauter au cou. Les chanoines lui prenaient les mains. L’argentier, encore plus ému que tous les autres, lui baisait avec respect le bord effrangé de sa cuculle*… Puis chacun revint à sa chaire pour délibérer ; et, séance tenante, le chapitre décida qu’on confierait les vaches au frère Thrasybule, pour que le frère Gaucher pût se donner tout entier à la confection de son élixir.
Comment le bon frère parvint-il à retrouver la recette de tante Bégon ? au prix de quels efforts ? au prix de quelles veilles ? L’histoire ne le dit pas. Seulement, ce qui est sûr, c’est qu’au bout de six mois, l’élixir des Pères blancs était déjà très populaire. Dans tout le Comtat, dans tout le pays d’Arles, pas un mas, pas une grange qui n’eût au fond de sa dépense*, entre les bouteilles de vin cuit et les jarres d’olives à la picholine, un petit flacon de terre brune cacheté aux armes de Provence, avec un moine en extase sur une étiquette d’argent. Grâce à la vogue de son élixir, la maison des Prémontrés s’enrichit très rapidement. On releva la tour Pacôme. Le prieur eut une mitre neuve, l’église de jolis vitraux ouvragés ; et, dans la fine dentelle du clocher, toute une compagnie de cloches et de clochettes vint s’abattre, un beau matin de Pâques, tintant et carillonnant à la grande volée. Quant au frère Gaucher, ce pauvre frère lai* dont les rusticités égayaient tant le chapitre, il n’en fut plus question dans le couvent. On ne connut plus désormais que le révérend père Gaucher, homme de tête et de grand savoir, qui vivait complètement isolé des occupations si menues et si multiples du cloître, et s’enfermait tout le jour dans sa distillerie, pendant que trente moines battaient la montagne pour lui chercher des herbes odorantes… Cette distillerie, où personne, pas même le prieur, n’avait le droit de pénétrer, était une ancienne chapelle abandonnée, tout au bout du jardin des chanoines. La simplicité des bons pères en avait fait quelque chose de mystérieux et de formidable ; et si, par aventure, un moinillon hardi et curieux, s’accrochant aux vignes grimpantes, arrivait jusqu’à la rosace du portail, il en dégringolait bien vite, effaré d’avoir vu le père Gaucher, avec sa barbe de nécromant *, penché sur ses fourneaux, le pèse-liqueur à la main ; puis, tout autour, des cornues de grès rose, des alambics gigantesques, des serpentins de cristal, tout un encombrement bizarre qui flamboyait ensorcelé dans la lueur rouge des vitraux… Au jour tombant, quand sonnait le dernier Angélus, la porte de ce lieu de mystère s’ouvrait discrètement, et le révérend se rendait à l’église pour l’office du soir. Il fallait voir quel accueil quand il traversait le monastère ! Les frères faisaient la haie sur son passage. On disait : — Chut !… il a le secret !… L’argentier le suivait et lui parlait la tête basse… Au milieu de ces adulations, le père s’en allait en s’épongeant le front, son tricorne aux larges bords posé en arrière comme une auréole, regardant autour de lui d’un air de complaisance les grandes cours plantées d’orangers, les toits bleus où tournaient des girouettes neuves, et, dans le cloître éclatant de blancheur, — entre les colonnettes élégantes et fleuries, — les chanoines habillés de frais qui défilaient deux par deux avec des mines reposées. — C’est à moi qu’ils doivent tout cela ! se disait le révérend en luimême ; et chaque fois cette pensée lui faisait monter des bouffées d’orgueil. Le pauvre homme en fut bien puni. Vous allez voir…
Figurez-vous qu’un soir, pendant l’office, il arriva à l’église dans une agitation extraordinaire : rouge, essoufflé, le capuchon de travers, et si troublé qu’en prenant de l’eau bénite il y trempa ses manches jusqu’au coude. On crut d’abord que c’était l’émotion d’arriver en retard ; mais quand on le vit faire de grandes révérences à l’orgue et aux tribunes au lieu de saluer le maître-autel, traverser l’église en coup de vent, errer dans le chœur pendant cinq minutes pour chercher sa stalle, puis une fois assis, s’incliner de droite et de gauche en souriant d’un air béat, un murmure d’étonnement courut dans les trois nefs. On chuchotait de bréviaire à bréviaire : — Qu’a donc notre Père Gaucher ?… Qu’a donc notre Père Gaucher ? Par deux fois le prieur, impatienté, fit tomber sa crosse sur les dalles pour commander le silence… Là-bas, au fond du chœur, les psaumes allaient toujours ; mais les répons manquaient d’entrain… Tout à coup, au beau milieu de l’Ave verum, voilà mon père Gaucher qui se renverse dans sa stalle et entonne d’une voix éclatante :
Dans Paris, il y a un Père blanc, Patatin, patatan, tarabin, taraban…
Consternation générale. Tout le monde se lève. On crie : — Emportez-le… il est possédé ! Les chanoines se signent. La crosse de monseigneur se démène… Mais le père Gaucher ne voit rien, n’écoute rien ; et deux moines vigoureux sont obligés de l’entraîner par la petite porte du chœur, se débattant comme un exorcisé et continuant de plus belle ses patatin et ses taraban.
Le lendemain, au petit jour, le malheureux était à genoux dans
 l’oratoire du prieur, et faisait sa coulpe avec un ruisseau de larmes : — C’est l’élixir, Monseigneur, c’est l’élixir qui m’a surpris, disait-il en se frappant la poitrine. Et de le voir si marri, si repentant, le bon prieur en était tout ému lui-même. — Allons, allons, père Gaucher, calmez-vous, tout cela séchera comme la rosée au soleil… Après tout, le scandale n’a pas été aussi grand que vous pensez. Il y a bien eu la chanson qui était un peu… hum ! hum !… Enfin il faut espérer que les novices ne l’auront pas entendue… À présent, voyons, dites-moi bien comment la chose vous est arrivée… C’est en essayant l’élixir, n’est-ce pas ? Vous aurez eu la main trop lourde… Oui, oui, je comprends… C’est comme le frère Schwartz, l’inventeur de la poudre : vous avez été victime de votre invention… Et dites-moi, mon brave ami, est-il bien nécessaire que vous l’essayiez sur vous-même, ce terrible élixir ?
— Malheureusement, oui, Monseigneur… l’éprouvette me donne bien la force et le degré de l’alcool ; mais pour le fini, le velouté, je ne me fie guère qu’à ma langue… — Ah ! très bien… Mais écoutez encore un peu que je vous dise… Quand vous goûtez ainsi l’élixir par nécessité, est-ce que cela vous semble bon ? Y prenez-vous du plaisir ?… — Hélas ! oui, Monseigneur, fit le malheureux père en devenant tout rouge… Voilà deux soirs que je lui trouve un bouquet, un arôme !… C’est pour sûr le démon qui m’a joué ce vilain tour… Aussi je suis bien décidé désormais à ne plus me servir que de l’éprouvette. Tant pis si la liqueur n’est pas assez fine, si elle ne fait pas assez la perle*… — Gardez-vous-en bien, interrompit le prieur avec vivacité. Il ne faut pas s’exposer à mécontenter la clientèle… Tout ce que vous avez à faire maintenant que vous voilà prévenu, c’est de vous tenir sur vos gardes… Voyons, qu’est-ce qu’il vous faut pour vous rendre compte ? ...
 Quinze ou vingt gouttes, n’est-ce pas ?… mettons vingt gouttes… Le diable sera bien fin s’il vous attrape avec vingt gouttes… D’ailleurs, pour prévenir tout accident, je vous dispense dorénavant de venir à l’église. Vous direz l’office du soir dans la distillerie… Et maintenant, allez en paix, mon révérend, et surtout… comptez bien vos gouttes… Hélas ! le pauvre révérend eut beau compter ses gouttes… le démon le tenait, et ne le lâcha plus. C’est la distillerie qui entendit de singuliers offices !
Le jour, encore, tout allait bien. Le père était assez calme : il préparait ses réchauds, ses alambics, triait soigneusement ses herbes, toutes herbes de Provence, fines, grises, dentelées, brûlées de parfums et de soleil… Mais, le soir, quand les simples étaient infusés et que l’élixir tiédissait dans de grandes bassines de cuivre rouge, le martyre du pauvre homme commençait. — … Dix-sept… dix-huit… dix-neuf… vingt !…
Les gouttes tombaient du chalumeau dans le gobelet de vermeil. Ces vingt-là, le père les avalait d’un trait, presque sans plaisir. Il n’y avait que la vingt et unième qui lui faisait envie. Oh ! cette vingt et unième goutte !… Alors, pour échapper à la tentation, il allait s’agenouiller tout au bout du laboratoire et s’abîmait dans ses patenôtres. Mais de la liqueur encore chaude il montait une petite fumée toute chargée d’aromates, qui venait rôder autour de lui et, bon gré mal gré, le ramenait vers les bassines… La liqueur était d’un beau vert doré… Penché dessus, les narines ouvertes, le père la remuait tout doucement avec son chalumeau, et dans les petites paillettes étincelantes que roulait le flot d’émeraude, il lui semblait voir les yeux de tante Bégon qui riaient et pétillaient en le regardant… — Allons ! encore une goutte ! Et de goutte en goutte, l’infortuné finissait par avoir son gobelet plein jusqu’au bord. Alors, à bout de forces, il se laissait tomber dans un grand fauteuil, et, le corps abandonné, la paupière à demi close, il dégustait son péché par petits coups, en se disant tout bas avec un remords délicieux : — Ah ! je me damne… je me damne… Le plus terrible, c’est qu’au fond de cet élixir diabolique, il retrouvait, par je ne sais quel sortilège, toutes les vilaines chansons de tante Bégon : Ce sont trois petites commères, qui parlent de faire un banquet… ou : Bergerette de maître André s’en va-t-au bois seulette… et toujours la fameuse des Pères blancs : Patatin patatan. Pensez quelle confusion le lendemain, quand ses voisins de cellule lui faisaient d’un air malin : — Eh ! eh ! Père Gaucher, vous aviez des cigales en tête, hier soir en vous couchant. Alors c’étaient des larmes, des désespoirs, et le jeûne, et le cilice, et la discipline. Mais rien ne pouvait contre le démon de l’élixir ; et tous les soirs, à la même heure, la possession recommençait.
Pendant ce temps, les commandes pleuvaient à l’abbaye que c’était une bénédiction. Il en venait de Nîmes, d’Aix, d’Avignon, de Marseille… De jour en jour le couvent prenait un petit air de manufacture. Il y avait des frères emballeurs, des frères étiqueteurs, d’autres pour les écritures, d’autres pour le camionnage ; le service de Dieu y perdait bien par-ci par-là quelques coups de cloches ; mais les pauvres gens du pays n’y perdaient rien, je vous en réponds… Et donc, un beau dimanche matin, pendant que l’argentier lisait en plein chapitre son inventaire de fin d’année et que les bons chanoines l’écoutaient les yeux brillants et le sourire aux lèvres, voilà le père Gaucher qui se précipite au milieu de la conférence en criant : — C’est fini… Je n’en fais plus… Rendez-moi mes vaches. — Qu’est-ce qu’il y a donc, père Gaucher ? demanda le prieur, qui se doutait bien un peu de ce qu’il y avait. — Ce qu’il y a, Monseigneur ?… Il y a que je suis en train de me préparer une belle éternité de flammes et de coups de fourche… Il y a que je bois, que je bois comme un misérable… — Mais je vous avais dit de compter vos gouttes. — Ah ! bien oui, compter mes gouttes ! c’est par gobelets qu’il faudrait compter maintenant… Oui, mes révérends, j’en suis là. Trois fioles par soirée… Vous comprenez bien que cela ne peut pas durer... Aussi, faites faire l’élixir par qui vous voudrez… Que le feu de Dieu me brûle si je m’en mêle encore ! C’est le chapitre qui ne riait plus. — Mais, malheureux, vous nous ruinez ! criait l’argentier en agitant son grand livre. — Préférez-vous que je me damne ? Pour lors, le prieur se leva. — Mes révérends, dit-il en étendant sa belle main blanche où luisait l’anneau pastoral, il y a moyen de tout arranger… C’est le soir, n’estce pas, mon cher fils, que le démon vous tente ?…
— Oui, monsieur le prieur, régulièrement tous les soirs… Aussi, maintenant, quand je vois arriver la nuit, j’en ai, sauf votre respect, les sueurs qui me prennent, comme l’âne de Capitou* quand il voyait venir le bât. — Eh bien ! rassurez-vous... Dorénavant, tous les soirs, à l’office, nous réciterons à votre intention l’oraison de saint Augustin, à laquelle l’indulgence plénière est attachée… Avec cela, quoi qu’il arrive, vous êtes à couvert… C’est l’absolution pendant le pêché. — Oh bien ! alors, merci, monsieur le prieur ! Et, sans en demander davantage, le père Gaucher retourna à ses alambics, aussi léger qu’une alouette. Effectivement, à partir de ce moment-là, tous les soirs, à la fin des complies*, l’officiant ne manquait jamais de dire : — Prions pour notre pauvre père Gaucher, qui sacrifie son âme aux intérêts de la communauté… Oremus Domine… Et pendant que sur toutes ces capuches blanches, prosternées dans l’ombre des nefs, l’oraison courait en frémissant comme une petite bise sur la neige, là-bas, tout au bout du couvent, derrière le vitrage enflammé de la distillerie, on entendait le père Gaucher qui chantait à tue-tête :
Dans Paris il y a un Père blanc, Patatin, patatan, taraban, tarabin ; Dans Paris il y a un Père blanc, Qui fait danser des moinettes, Trin, trin, trin, dans un jardin ; Qui fait danser des…
… Ici le bon curé s’arrêta plein d’épouvante : — Miséricorde ! si mes paroissiens m’entendaient !

jeudi 19 octobre 2017

Les sauterelles - Alphonse Daudet



Encore un souvenir d’Algérie, et puis nous reviendrons au moulin… La nuit de mon arrivée dans cette ferme du Sahel, je ne pouvais pas dormir. Le pays nouveau, l’agitation du voyage, les aboiements des chacals, puis une chaleur énervante, oppressante, un étouffement complet, comme si les mailles de la moustiquaire n’avaient pas laissé passer un souffle d’air… Quand j’ouvris ma fenêtre, au petit jour, une brume d’été lourde, lentement remuée, frangée aux bords de noir et de rose, flottait dans l’air comme un nuage de poudre sur un champ de bataille. Pas une feuille ne bougeait, et dans ces beaux jardins que j’avais sous les yeux, les vignes espacées sur les pentes au grand soleil qui fait les vins sucrés, les fruits d’Europe abrités dans un coin d’ombre, les petits orangers, les mandariniers en longues files microscopiques, tout gardait le même aspect morne, cette immobilité des feuilles attendant l’orage. Les bananiers eux-mêmes, ces grands roseaux vert tendre, toujours agités par quelque souffle qui emmêle leur fine chevelure si légère, se dressaient silencieux et droits, en panaches réguliers. Je restai un moment à regarder cette plantation merveilleuse, où tous les arbres du monde se trouvaient réunis, donnant chacun dans leur saison leurs fleurs et leurs fruits dépaysés. Entre les champs de blé et les massifs de chênes-lièges, un cours d’eau luisait, rafraîchissant à voir par cette matinée étouffante ; et tout en admirant le luxe et l’ordre de ces choses, cette belle ferme avec ses arcades moresques, ses terrasses toutes blanches d’aube, les écuries et les hangars groupés autour, je songeais qu’il y a vingt ans, quand ces braves gens étaient venus s’installer dans ce vallon du Sahel, ils n’avaient trouvé qu’une méchante baraque de cantonnier, une terre inculte hérissée de palmiers nains et de lentisques. Tout à créer, tout à construire. À chaque instant des révoltes d’Arabes. Il fallait laisser la charrue pour faire le coup de feu. Ensuite les maladies, les ophtalmies, les fièvres, les récoltes manquées, les tâtonnements de l’inexpérience, la lutte avec une administration bornée, toujours flottante. Que d’efforts ! Que de fatigues ! Quelle surveillance incessante ! Encore maintenant, malgré les mauvais temps finis et la fortune si chèrement gagnée, tous deux, l’homme et la femme, étaient les premiers levés à la ferme. À cette heure matinale je les entendais aller et venir dans les grandes cuisines du rez-de-chaussée, surveillant le café des travailleurs. Bientôt une cloche sonna, et au bout d’un moment les ouvriers défilèrent sur la route. Des vignerons de Bourgogne ; des laboureurs kabyles en guenilles, coiffés d’une chéchia rouge ; des terrassiers mahonnais, les jambes nues ; des Maltais ; des Lucquois ; tout un peuple disparate, difficile à conduire. À chacun d’eux le fermier, devant la porte, distribuait sa tâche de la journée d’une voix brève, un peu rude. Quand il eut fini, le brave homme leva la tête, scruta le ciel d’un air inquiet ; puis m’apercevant à la fenêtre : — Mauvais temps pour la culture, me dit-il… voilà le sirocco. En effet, à mesure que le soleil se levait, des bouffées d’air, brûlantes, suffocantes, nous arrivaient du sud comme de la porte d’un four ouverte et refermée. On ne savait où se mettre, que devenir. Toute la matinée se passa ainsi. Nous prîmes du café sur les nattes de la galerie, sans avoir le courage de parler ni de bouger. Les chiens  allongés,
cherchant la fraîcheur des dalles, s’étendaient dans des poses accablées. Le déjeuner nous remit un peu, un déjeuner plantureux et singulier où il y avait des carpes, des truites, du sanglier, du hérisson, le beurre de Staouëli, les vins de Crescia, des goyaves, des bananes, tout un dépaysement de mets qui ressemblait bien à la nature si complexe dont nous étions entourés… On allait se lever de table. Tout à coup, à la porte-fenêtre fermée pour nous garantir de la chaleur du jardin en fournaise, de grands cris retentirent : — Les criquets ! les criquets ! Mon hôte devint tout pâle comme un homme à qui on annonce un désastre, et nous sortîmes précipitamment. Pendant dix minutes, ce fut dans l’habitation, si calme tout à l’heure, un bruit de pas précipités, de voix indistinctes, perdues dans l’agitation d’un réveil. De l’ombre des vestibules où ils s’étaient endormis, les serviteurs s’élancèrent dehors en faisant résonner avec des bâtons, des fourches, des fléaux, tous les ustensiles de métal qui leur tombaient sous la main, des chaudrons de cuivre, des bassines, des casseroles. Les bergers soufflaient dans leurs trompes de pâturage. D’autres avaient des conques marines, des cors de chasse. Cela faisait un vacarme effrayant, discordant, que dominaient d’une note suraiguë les « You ! you ! you ! » des femmes arabes accourues d’un douar* voisin. Souvent, paraît-il, il suffit d’un grand bruit, d’un frémissement sonore de l’air, pour éloigner les  sauterelles, les empêcher de descendre. Mais où étaient-elles donc, ces terribles bêtes ? Dans le ciel vibrant de chaleur, je ne voyais rien qu’un nuage venant à l’horizon, cuivré,
 compact, comme un nuage de grêle, avec le bruit d’un vent d’orage dans les mille rameaux d’une forêt. C’étaient les sauterelles. Soutenues entre elles par leurs ailes sèches étendues, elles volaient en masse, et malgré nos cris, nos efforts, le nuage avançait toujours, projetant dans la plaine une ombre immense. Bientôt il arriva au-dessus de nos têtes ; sur les bords on vit pendant une seconde un effrangement, une  déchirure.
Comme les premiers grains d’une giboulée, quelques-unes se détachèrent, distinctes, roussâtres ; ensuite toute la nuée creva, et cette grêle d’insectes tomba drue et bruyante. À perte de vue les champs étaient couverts de criquets, de criquets énormes, gros comme le doigt. Alors le massacre commença. Hideux murmure d’écrasement, de paille broyée… Avec les herses, les pioches, les charrues, on remuait ce sol mouvant ; et plus on en tuait, plus il y en avait. Elles grouillaient par couches, leurs hautes pattes enchevêtrées ; celles du dessus faisant des bonds de détresse, sautant au nez des chevaux attelés pour cet étrange labour. Les chiens de la ferme, ceux du douar*, lancés à travers champs, se ruaient sur elles, les broyaient avec fureur. À ce moment, deux compagnies de turcos*, clairons en tête, arrivèrent au secours des malheureux colons, et la tuerie changea d’aspect. Au lieu d’écraser les sauterelles, les soldats les flambaient en  répandant de longues tracées de poudre. Fatigué de tuer, écœuré par l’odeur infecte, je rentrai. À l’intérieur de la ferme, il y en avait presque autant que dehors. Elles étaient entrées par les ouvertures des portes, des fenêtres, la baie des cheminées. Au bord des boiseries, dans les rideaux déjà tout mangés, elles se traînaient, tombaient, volaient, grimpaient aux murs blancs avec une ombre gigantesque qui doublait leur laideur. Et toujours cette odeur épouvantable. À dîner, il fallut se passer d’eau. Les citernes, les bassins, les puits, les viviers, tout était infecté. Le soir, dans ma chambre, où l’on en avait pourtant tué des quantités, j’entendis encore des grouillements sous les meubles, et ce craquement d’élytres semblable au pétillement des gousses qui éclatent à la grande chaleur. Cette nuitlà non plus je ne pus pas dormir. D’ailleurs autour de la ferme tout restait éveillé. Des flammes couraient au ras du sol d’un bout à l’autre de la plaine. Les turcos* en tuaient toujours. Le lendemain, quand j’ouvris ma fenêtre comme la veille, les sauterelles étaient parties ; mais quelle ruine elles avaient laissée derrière elles ! Plus une fleur, plus un brin d’herbe, tout était noir, rongé, calciné. Les bananiers, les abricotiers, les pêchers, les mandariniers, se reconnaissaient seulement à l’allure de leurs branches dépouillées, sans le charme, le flottant de la feuille qui est la vie de l’arbre. On nettoyait les pièces d’eau, les citernes. Partout des laboureurs creusaient la terre pour tuer les œufs laissés par les insectes. Chaque motte était retournée, brisée soigneusement. Et le cœur se serrait de voir les mille racines blanches, pleines de sève, qui apparaissaient dans ces écroulements de terre fertile…

mercredi 18 octobre 2017

Les oranges - Alphonse Daudet



FANTAISIE
À Paris, les oranges ont l’air triste de fruits tombés ramassés sous l’arbre. À l’heure où elles vous arrivent, en plein hiver pluvieux et froid, leur écorce éclatante, leur parfum exagéré dans ces pays de saveurs tranquilles, leur donnent un aspect étrange, un peu bohémien. Par les soirées brumeuses, elles longent tristement les trottoirs, entassées dans leurs petites charrettes ambulantes, à la lueur sourde d’une lanterne en papier rouge. Un cri monotone et grêle les escorte, perdu dans le roulement des voitures, le fracas des omnibus : — À deux sous la Valence ! Pour les trois quarts des Parisiens, ce fruit cueilli au loin, banal dans sa rondeur, où l’arbre n’a rien laissé qu’une mince attache verte, tient de la sucrerie, de la confiserie. Le papier de soie qui l’entoure, les fêtes qu’il accompagne, contribuent à cette impression. Aux approches de janvier surtout, les milliers d’oranges disséminées par les rues, toutes ces écorces traînant dans la boue du ruisseau, font songer à quelque arbre de Noël gigantesque qui secouerait sur Paris ses branches chargées de fruits factices. Pas un coin où on ne les rencontre. À la vitrine claire des étalages, choisies et parées ; à la porte des prisons et des
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hospices, parmi les paquets de biscuits, les tas de pommes ; devant l’entrée des bals, des spectacles du dimanche. Et leur parfum exquis se mêle à l’odeur du gaz, au bruit des crincrins, à la poussière des banquettes du paradis*. On en vient à oublier qu’il faut des orangers
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pour produire les oranges, cependant que le fruit nous arrive directement du Midi à pleines caisses, l’arbre, taillé, transformé, déguisé, de la serre chaude où il passe l’hiver, ne fait qu’une courte apparition au plein air des jardins publics. Pour bien connaître les oranges, il faut les avoir vues chez elles, aux îles Baléares, en Sardaigne, en Corse, en Algérie, dans l’air bleu doré, l’atmosphère tiède de la Méditerranée. Je me rappelle un petit bois d’orangers, aux portes de Blidah ; c’est là qu’elles étaient belles ! Dans le feuillage sombre, lustré, vernissé, les fruits avaient l’éclat de verres de couleur, et doraient l’air environnant avec cette auréole de splendeur qui entoure les fleurs éclatantes. Çà et là des éclaircies laissaient voir à travers les branches les remparts de la petite ville, le minaret d’une mosquée, le dôme d’un marabout *, et au-dessus l’énorme masse de l’Atlas, verte à sa base, couronnée de neige comme d’une fourrure blanche, avec des moutonnements, un flou de flocons tombés. Une nuit, pendant que j’étais là, je ne sais par quel phénomène ignoré depuis trente ans cette zone de frimas et d’hiver se secoua sur la ville endormie, et Blidah se réveilla transformée, poudrée à blanc. Dans cet air algérien si léger, si pur, la neige semblait une poussière de nacre. Elle avait des reflets de plumes de paon blanc. Le plus beau, c’était le bois d’orangers. Les feuilles solides gardaient la neige intacte et droite comme des sorbets sur des plateaux de laque, et tous les fruits poudrés à frimas avaient une douceur splendide, un rayonnement discret comme de l’or voilé de claires étoffes blanches. Cela donnait vaguement l’impression d’une fête d’église, de soutanes rouges sous des robes de dentelles, de dorures d’autel enveloppées de guipures… Mais mon meilleur souvenir d’oranges me vient encore de Barbicaglia, un grand jardin auprès d’Ajaccio où j’allais faire la sieste aux heures de chaleur. Ici les orangers, plus hauts, plus espacés qu’à Blidah, descendaient jusqu’à la route, dont le jardin n’était séparé que par une haie vive et un fossé. Tout de suite après, c’était la mer, l’immense mer
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bleue… Quelles bonnes heures j’ai passées dans ce jardin ! Au-dessus de ma tête, les orangers en fleur et en fruit brûlaient leurs parfums d’essences. De temps en temps, une orange mûre, détachée tout à coup, tombait près de moi comme alourdie de chaleur, avec un bruit mat, sans écho, sur la terre pleine. Je n’avais qu’à allonger la main. C’étaient des fruits superbes, d’un rouge pourpre à l’intérieur. Ils me paraissaient exquis, et puis l’horizon était si beau ! Entre les feuilles, la mer mettait des espaces bleus éblouissants comme des morceaux de verre brisés qui miroitaient dans la brume de l’air. Avec cela le mouvement du flot agitant l’atmosphère à de grandes distances, ce murmure cadencé qui vous berce comme dans une barque invisible, la chaleur, l’odeur des oranges… Ah ! qu’on était bien pour dormir dans le jardin de Barbicaglia ! Quelquefois cependant, au meilleur moment de la sieste, des éclats de tambour me réveillaient en sursaut. C’étaient de malheureux tapins* qui venaient s’exercer en bas, sur la route. À travers les trous de la haie, j’apercevais le cuivre des tambours et les grands tabliers blancs sur les pantalons rouges. Pour s’abriter un peu de la lumière aveuglante que la poussière de la route leur renvoyait impitoyablement, les pauvres diables venaient se mettre au pied du jardin, dans l’ombre courte de la haie. Et ils tapaient ! et ils avaient chaud ! Alors, m’arrachant de force à mon hypnotisme, je m’amusais à leur jeter quelquesuns de ces beaux fruits d’or rouge qui pendaient près de ma main. Le tambour visé s’arrêtait. Il y avait une minute d’hésitation, un regard circulaire pour voir d’où venait la superbe orange roulant devant lui dans le fossé ; puis il la ramassait bien vite et mordait à pleines dents sans même enlever l’écorce. Je me souviens aussi que tout à côté de Barbicaglia, et séparé seulement par un petit mur bas, il y avait un jardinet assez bizarre que je dominais de la hauteur où je me trouvais. C’était un petit coin de terre bourgeoisement dessiné. Ses allées blondes de sable, bordées
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de buis très vert, les deux cyprès de sa porte d’entrée, lui donnaient l’aspect d’une bastide marseillaise. Pas une ligne d’ombre. Au fond, un bâtiment de pierre blanche avec des jours de caveau au ras du sol. J’avais d’abord cru à une maison de campagne ; mais, en y regardant mieux, la croix qui la surmontait, une inscription que je voyais de loin creusée dans la pierre, sans en distinguer le texte, me firent reconnaître un tombeau de famille corse. Tout autour d’Ajaccio, il y a beaucoup de ces petites chapelles mortuaires, dressées au milieu de jardins à elles seules. La famille y vient, le dimanche, rendre visite à ses morts. Ainsi comprise, la mort est moins lugubre que dans la confusion des cimetières. Des pas amis troublent seuls le silence. De ma place, je voyais un bon vieux trottiner tranquillement par les allées. Tout le jour il taillait les arbres, bêchait, arrosait, enlevait les fleurs fanées avec un soin minutieux ; puis, au soleil couchant, il entrait dans la petite chapelle où dormaient les morts de sa famille ; il  resserrait * la bêche, les râteaux, les grands arrosoirs ; tout cela avec la tranquillité, la sérénité d’un jardinier de cimetière. Pourtant, sans qu’il s’en rendît bien compte, ce brave homme travaillait avec un certain recueillement, tous les bruits amortis et la porte du caveau refermée, chaque fois discrètement comme s’il eût craint de réveiller quelqu’un. Dans le grand silence radieux, l’entretien de ce petit jardin ne troublait pas un oiseau, et son voisinage n’avait rien d’attristant. Seulement la mer en paraissait plus immense, le ciel plus haut, et cette sieste sans fin mettait tout autour d’elle, parmi la nature troublante, accablante à force de vie, le sentiment de l’éternel repos…

mardi 17 octobre 2017

Les trois messes basses - Alphonse Daudet



CONTE DE NOËL
I
— Deux dindes truffées, Garrigou ?… — Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de truffes. J’en sais quelque chose, puisque c’est moi qui ai aidé à les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle était tendue… — Jésus-Maria ! moi qui aime tant les truffes !… Donne-moi vite mon surplis, Garrigou… Et avec les dindes, qu’est-ce que tu as encore aperçu à la cuisine ?… — Oh ! toutes sortes de bonnes choses… Depuis midi nous n’avons fait que plumer des faisans, des huppes, des gelinottes, des coqs de bruyère. La plume en volait partout… Puis de l’étang on a apporté des anguilles, des carpes dorées, des truites, des… — Grosses comment, les truites, Garrigou ? — Grosses comme ça, mon révérend… Énormes !… — Oh ! Dieu ! il me semble que je les vois… As-tu mis le vin dans les burettes ?
— Oui, mon révérend, j’ai mis le vin dans les burettes… Mais dame ! il ne vaut pas celui que vous boirez tout à l’heure en sortant de la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger du château, toutes ces carafes qui flambent pleines de vins de toutes les couleurs… Et la vaisselle d’argent, les surtouts ciselés, les fleurs, les candélabres !… Jamais il ne se sera vu un réveillon pareil. Monsieur le marquis a invité tous les seigneurs du voisinage. Vous serez au moins quarante à table, sans compter le bailli* ni le tabellion*… Ah ! vous êtes bien heureux d’en être, mon révérend !… Rien que d’avoir flairé ces belles dindes, l’odeur des truffes me suit partout… Meuh !… — Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise, surtout la nuit de la Nativité… Va bien vite allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe ; car voilà que minuit est proche, et il ne faut pas nous mettre en retard… Cette conversation se tenait une nuit de Noël de l’an de grâce mil six cent et tant, entre le révérend dom Balaguère, ancien prieur des Barnabites, présentement chapelain gagé des sires de Trinquelage, et son petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu’il croyait être le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir-là, avait pris la face ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour mieux induire le révérend père en tentation et lui faire commettre un épouvantable péché de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant Garrigou (hum ! hum !) faisait à tour de bras carillonner les cloches de la chapelle seigneuriale, le révérend achevait de revêtir sa chasuble dans la petite sacristie du château ; et, l’esprit déjà troublé par toutes ces descriptions gastronomiques, il se répétait à lui-même en s’habillant : — Des dindes rôties… des carpes dorées… des truites grosses comme ça !… Dehors, le vent de la nuit soufflait en éparpillant la musique des cloches, et, à mesure, des lumières apparaissaient dans l’ombre aux flancs du mont Ventoux, en haut duquel s’élevaient les vieilles tours de Trinquelage.
C’étaient des familles de métayers qui venaient entendre la messe de minuit au château. Ils grimpaient la côte en chantant par groupes de cinq ou six, le père en avant, la lanterne à la main, les femmes enveloppées dans leurs grandes mantes brunes où les enfants se serraient et s’abritaient. Malgré l’heure et le froid, tout ce brave peuple marchait allègrement, soutenu par l’idée qu’au sortir de la messe il y aurait, comme tous les ans, table mise pour eux en bas dans les cuisines. De temps en temps, sur la rude montée, le carrosse d’un seigneur précédé de porteurs de torches, faisait miroiter ses glaces au clair de lune, ou bien une mule trottait en agitant ses sonnailles, et à la lueur des falots enveloppés de brume, les métayers reconnaissaient leur bailli* et le saluaient au passage : — Bonsoir, bonsoir, maître Arnoton ! — Bonsoir, bonsoir, mes enfants ! La nuit était claire, les étoiles avivées de froid ; la bise piquait, et un fin grésil, glissant sur les vêtements sans les mouiller, gardait fidèlement
la tradition des Noëls blancs de neige. Tout en haut de la côte, le château apparaissait comme le but, avec sa masse énorme de tours, de pignons, le clocher de sa chapelle montant dans le ciel bleu noir, et une foule de petites lumières qui clignotaient, allaient, venaient, s’agitaient à toutes les fenêtres, et ressemblaient, sur le fond sombre du bâtiment, aux étincelles courant dans des cendres de papier brûlé… Passé le pont-levis et la poterne, il fallait, pour se rendre à la chapelle, traverser la première cour, pleine de carrosses, de valets, de chaises à porteurs, toute claire du feu des torches et de la flambée des cuisines. On entendait le tintement des tournebroches, le fracas des casseroles, le choc des cristaux et de l’argenterie remués dans les apprêts d’un repas ; par là-dessus, une vapeur tiède, qui sentait bon les chairs rôties et les herbes fortes des sauces compliquées, faisait dire aux métayers comme au chapelain, comme au bailli*, comme à tout le monde : — Quel bon réveillon nous allons faire après la messe !
II
Drelindin din !… Drelindin din !… C’est la messe de minuit qui commence. Dans la chapelle du château, une cathédrale en miniature, aux arceaux entrecroisés, aux boiseries de chêne, montant jusqu’à hauteur des murs, les tapisseries ont été tendues, tous les cierges allumés. Et que de monde ! Et que de toilettes ! Voici d’abord, assis dans les stalles sculptées qui entourent le chœur, le sire de Trinquelage, en habit de taffetas saumon, et près de lui tous les nobles seigneurs invités. En face, sur des prie-Dieu garnis de velours, ont pris place la vieille marquise douairière dans sa robe de brocart couleur de feu et la jeune dame de Trinquelage, coiffée d’une haute tour de dentelle gaufrée à la dernière mode de la cour de France. Plus bas on voit, vêtus de noir avec de vastes perruques en pointe et des visages rasés, le bailli* Thomas Arnoton et le  tabellion* maître Ambroy, deux notes graves parmi les soies voyantes et les damas brochés. Puis viennent les gras majordomes, les pages, les piqueurs, les intendants, dame Barbe, toutes ses clefs pendues sur le côté à un clavier d’argent fin. Au fond, sur les bancs, c’est le bas office, les servantes, les métayers avec leurs familles ; et enfin, là-bas, tout contre la porte qu’ils entrouvrent et referment discrètement, messieurs les marmitons qui viennent entre deux sauces prendre un petit air de messe et apporter une odeur de réveillon dans l’église toute en fête et tiède de tant de cierges allumés. Est-ce la vue de ces petites barrettes blanches qui donne des distractions à l’officiant ? Ne serait-ce pas plutôt la sonnette de Garrigou, cette enragée petite sonnette qui s’agite au pied de l’autel avec une précipitation infernale et semble dire tout le temps : — Dépêchons-nous, dépêchons-nous… Plus tôt nous aurons fini, plus tôt nous serons à table. Le fait est que chaque fois qu’elle tinte, cette sonnette du diable, le chapelain oublie sa messe et ne pense plus qu’au réveillon. Il se figure les cuisiniers en rumeur, les fourneaux où brûle un feu de forge, la buée qui monte des couvercles entrouverts, et dans cette buée deux dindes magnifiques, bourrées, tendues, marbrées de truffes… Ou bien encore il voit passer des files de pages portant des plats enveloppés de vapeurs tentantes, et avec eux il entre dans la grande salle déjà prête pour le festin. Ô délices ! voilà l’immense table toute chargée et flamboyante, les paons habillés de leurs plumes, les faisans écartant leurs ailes mordorées, les flacons couleur de rubis, les pyramides de fruits éclatants parmi les branches vertes, et ces merveilleux poissons dont parlait Garrigou (ah ! bien oui, Garrigou !) étalés sur un lit de fenouil, l’écaille nacrée comme s’ils sortaient de l’eau, avec un bouquet d’herbes odorantes dans leurs narines de monstres.
Si vive est la vision de ces merveilles, qu’il semble à dom Balaguère que tous ces plats mirifiques sont servis devant lui sur les broderies de la nappe d’autel, et deux ou trois fois, au lieu de Dominus vobiscum ! il se surprend à dire le Benedicite. À part ces légères méprises, le digne homme débite son office très consciencieusement, sans passer une ligne, sans omettre une génuflexion ; et tout marche assez bien jusqu’à la fin de la première messe ; car vous savez que le jour de Noël le même officiant doit célébrer trois messes consécutives. — Et d’une ! se dit le chapelain avec un soupir de soulagement ; puis, sans perdre une minute, il fait signe à son clerc ou celui qu’il croit être son clerc, et…
Drelindin din !… Drelindin din ! C’est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le péché de dom Balaguère. — Vite, vite, dépêchons-nous, lui crie de sa petite voix aigrelette la sonnette de Garrigou, et cette fois le malheureux officiant, tout abandonné au démon de gourmandise, se rue sur le missel et dévore les pages avec l’avidité de son appétit en surexcitation. Frénétiquement il se baisse, se relève, esquisse les signes de croix, les génuflexions, raccourcit tous ses gestes pour avoir plus tôt fini. À peine s’il étend ses bras à l’Évangile, s’il frappe sa poitrine au Confiteor. Entre le clerc et lui c’est à qui bredouillera le plus vite. Versets et réponses se précipitent, se bousculent. Les mots à moitié prononcés, sans ouvrir la bouche, ce qui prendrait trop de temps, s’achèvent en murmures incompréhensibles. Oremus ps… ps… ps… Mea culpa… pa… pa… Pareils à des vendangeurs pressés foulant le raisin de la cuve, tous deux barbotent dans le latin de la messe, en envoyant des éclaboussures de tous les côtés. Dom… scum !… dit Balaguère. … Stutuo !… répond Garrigou ; et tout le temps la damnée petite sonnette est là qui tinte à leurs oreilles, comme ces grelots qu’on met aux chevaux de poste pour les faire galoper à la grande vitesse. Pensez que de ce train-là une messe basse est vite expédiée. — Et de deux ! dit le chapelain tout essoufflé ; puis sans prendre le temps de respirer, rouge, suant, il dégringole les marches de l’autel et… Drelindin din !… Drelindin din !… C’est la troisième messe qui commence. Il n’y a plus que quelques pas à faire pour arriver à la salle à manger ; mais, hélas ! à mesure que le réveillon approche, l’infortuné Balaguère se sent pris d’une folie d’impatience et de gourmandise. Sa vision s’accentue, les carpes dorées, les dindes rôties, sont là, là… Il les touche ; … il les… Oh ! Dieu !… Les plats fument, les vins embaument ; et secouant son grelot enragé, la petite sonnette lui crie : — Vite, vite, encore plus vite !… Mais comment pourrait-il aller plus vite ? Ses lèvres remuent à peine. Il ne prononce plus les mots… À moins de tricher tout à fait le bon Dieu et de lui escamoter sa messe… Et c’est ce qu’il fait, le malheureux !… De tentation en tentation il commence par sauter un verset, puis deux. Puis l’épître est trop longue, il ne la finit pas, effleure l’Évangile, passe devant le Credo sans entrer, saute le Pater, salue de loin la préface, et par bonds et par élans se précipite ainsi dans la damnation éternelle, toujours suivi de l’infâme Garrigou (vade retro, Satanas !) qui le seconde avec une merveilleuse entente, lui relève sa chasuble, tourne les feuillets deux par deux, bouscule les pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la petite sonnette de plus en plus fort, de plus en plus vite. Il faut voir la figure effarée que font tous les assistants ! Obligés de suivre à la mimique du prêtre cette messe dont ils n’entendent pas un mot, les uns se lèvent quand les autres s’agenouillent, s’asseyent quand les autres sont debout ; et toutes les phases de ce singulier office se confondent sur les bancs dans une foule d’attitudes diverses. L’étoile de Noël en route dans les chemins du ciel, là-bas, vers la petite étable, pâlit d’épouvante en voyant cette confusion… — L’abbé va trop vite… On ne peut pas suivre, murmure la vieille douairière en agitant sa coiffe avec égarement. Maître Arnoton, ses grandes lunettes d’acier sur le nez, cherche dans son paroissien où diantre on peut bien en être. Mais au fond, tous ces braves gens, qui eux aussi pensent à réveillonner, ne sont pas fâchés que la messe aille ce train de poste* ; et quand dom Balaguère, la figure rayonnante, se tourne vers l’assistance en criant de toutes ses forces : Ite, missa est, il n’y a qu’une voix dans la chapelle pour lui répondre un Deo gratias si joyeux, si entraînant, qu’on se croirait déjà à table au premier toast du réveillon.
III
Cinq minutes après, la foule des seigneurs s’asseyait dans la grande salle, le chapelain au milieu d’eux. Le château, illuminé de haut en bas, retentissait de chants, de cris, de rires, de rumeurs ; et le vénérable dom Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de gelinotte, noyant le remords de son péché sous des flots de vin du pape et de bons jus de viandes. Tant il but et mangea, le pauvre saint homme, qu’il mourut dans la nuit d’une terrible attaque, sans avoir eu seulement le temps de se repentir ; puis, au matin, il arriva dans le ciel encore tout en rumeur des fêtes de la nuit, et je vous laisse à penser comme il y fut reçu. — Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien ! lui dit le souverain Juge, notre maître à tous. Ta faute est assez grande pour effacer toute une vie de vertu… Ah ! tu m’as volé une messe de nuit… Eh bien ! tu m’en payeras trois cents en place, et tu n’entreras en paradis que quand tu auras célébré dans ta propre chapelle ces trois cents messes de Noël en présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi… … Et voilà la vraie légende de dom Balaguère comme on la raconte au pays des olives. Aujourd’hui le château de Trinquelage n’existe plus, mais la chapelle se tient encore droite tout en haut du mont Ventoux, dans un bouquet de chênes verts. Le vent fait battre sa porte disjointe, l’herbe encombre le seuil ; il y a des nids aux angles de l’autel et dans l’embrasure des hautes croisées dont les vitraux coloriés ont disparu depuis longtemps. Cependant il paraît que tous les ans, à Noël, une lumière surnaturelle erre parmi ces ruines, et qu’en allant aux messes et aux réveillons, les paysans aperçoivent ce spectre de  chapelle éclairé de cierges invisibles qui brûlent au grand air, même sous la neige et le vent. Vous en rirez si vous voulez, mais un vigneron de l’endroit, nommé Garrigue, sans doute un descendant de Garrigou, m’a affirmé qu’un soir de Noël, se trouvant un peu en ribote, il s’était perdu dans la montagne du côté de Trinquelage ; et voici ce qu’il avait vu… Jusqu’à onze heures, rien. Tout était silencieux, éteint, inanimé. Soudain, vers minuit, un carillon sonna tout en haut du clocher, un vieux, vieux carillon qui avait l’air d’être à dix lieues. Bientôt, dans le chemin qui monte, Garrigue vit trembler des feux, s’agiter des ombres indécises. Sous le porche de la chapelle, on marchait, on chuchotait : — Bonsoir, maître Arnoton ! — Bonsoir, bonsoir, mes enfants !… Quand tout le monde fut entré, mon vigneron, qui était très brave, s’approcha doucement, et regardant par la porte cassée eut un singulier spectacle. Tous ces gens qu’il avait vus passer étaient rangés autour du chœur, dans la nef en ruine, comme si les anciens bancs existaient encore. De belles dames en brocart avec des coiffes de dentelle, des seigneurs chamarrés du haut en bas, des paysans en jaquettes fleuries ainsi qu’en avaient nos grands-pères, tous l’air vieux, fané, poussiéreux, fatigué. De temps en temps, des oiseaux de nuit, hôtes habituels de la chapelle, réveillés par toutes ces lumières, venaient rôder autour des cierges dont la flamme montait droite et vague comme si elle avait brûlé derrière une gaze ; et ce qui amusait beaucoup Garrigue, c’était un certain personnage à grandes lunettes d’acier, qui secouait à chaque instant sa haute perruque noire sur laquelle un de ces oiseaux se tenait droit tout empêtré en battant silencieusement des ailes… Dans le fond, un petit vieillard de taille enfantine, à genoux au milieu du chœur, agitait désespérément une sonnette sans grelot et sans voix, pendant qu’un prêtre, habillé de vieil or, allait, venait devant l’autel en récitant des oraisons dont on n’entendait pas un mot… Bien sûr c’était dom Balaguère, en train de dire sa troisième messe basse.

lundi 16 octobre 2017

Le poète Mistral - Alphonse Daudet



Dimanche dernier, en me levant, j’ai cru me réveiller rue du FaubourgMontmartre. Il pleuvait, le ciel était gris, le moulin triste. J’ai eu peur de passer chez moi cette froide journée de pluie, et tout de suite l’envie m’est venue d’aller me réchauffer un brin auprès de Frédéric Mistral, ce grand poète qui vit à trois lieues de mes pins, dans son petit village de Maillane. Sitôt pensé, sitôt parti : une trique en bois de myrte, mon Montaigne, une couverture, et en route ! Personne aux champs… Notre belle Provence catholique laisse la terre se reposer le dimanche… Les chiens seuls au logis, les fermes closes... De loin en loin, une charrette de roulier avec sa bâche ruisselante, une vieille encapuchonnée dans sa mante feuille-morte, des mules en tenue de gala, housse de sparterie bleue et blanche, pompons rouges, grelots d’argent, — emportant au petit trot toute une carriole de gens de mas qui vont à la messe ; puis, là-bas, à travers la brume, une barque sur la roubine* et un pêcheur debout qui lance son épervier… Pas moyen de lire en route ce jour-là. La pluie tombait par torrents, et la tramontane vous la jetait à pleins seaux dans la figure… Je fis le chemin tout d’une haleine, et enfin, après trois heures de marche, j’aperçus devant moi les petits bois de cyprès au milieu desquels le pays de Maillane s’abrite de peur du vent. Pas un chat dans les rues du village ; tout le monde était à la grandmesse. Quand je passai devant l’église, le serpent * ronflait, et je vis les cierges reluire à travers les vitres de couleur. Le logis du poète est à l’extrémité du pays ; c’est la dernière maison à main gauche, sur la route de Saint-Remy, — une maisonnette à un étage avec un jardin devant… J’entre doucement… Personne ! La porte du salon est fermée, mais j’entends derrière quelqu’un qui marche et qui parle à haute voix… Ce pas et cette voix me sont bien connus… Je m’arrête un moment dans le petit couloir peint à la chaux, la main sur le bouton de la porte, très ému. Le cœur me bat. — Il est là. Il travaille… Faut-il attendre que la strophe soit finie ?… Ma foi ! tant pis, entrons.
Ah ! Parisiens, lorsque le poète de Maillane est venu chez vous montrer Paris à sa Mireille, et que vous l’avez vu dans vos salons, ce Chactas* en habit de ville, avec un col droit et un grand chapeau qui le gênait autant que sa gloire, vous avez cru que c’était là Mistral… Non, ce n’était pas lui. Il n’y a qu’un Mistral au monde, celui que j’ai surpris dimanche dernier dans son village, le chaperon de feutre sur l’oreille, sans gilet, en jaquette, sa rouge taillole* catalane autour des reins, l’œil allumé, le feu de l’inspiration aux pommettes, superbe avec un bon sourire, élégant comme un pâtre grec, et marchant à grands pas, les mains dans ses poches, en faisant des vers… — Comment ! c’est toi ? cria Mistral en me sautant au cou ; la bonne idée que tu as eue de venir !… Tout juste aujourd’hui, c’est la fête de Maillane. Nous avons la musique d’Avignon, les taureaux, la procession, la farandole, ce sera magnifique… La mère va rentrer de la messe ; nous déjeunons, et puis, zou ! nous allons voir danser les jolies filles…
Pendant qu’il me parlait, je regardais avec émotion ce petit salon à tapisserie claire, que je n’avais pas vu depuis si longtemps, et où j’ai passé déjà de si belles heures. Rien n’était changé. Toujours le canapé à carreaux jaunes, les deux fauteuils de paille, la Vénus sans bras et la Vénus d’Arles sur la cheminée, le portrait du poète par Hébert, sa photographie par Étienne Carjat, et, dans un coin, près de la fenêtre, le bureau, — un pauvre petit bureau de receveur d’enregistrement, — tout chargé de vieux bouquins et de dictionnaires. Au milieu de ce bureau, j’aperçus un gros cahier ouvert… C’était Calendal, le nouveau poème de Frédéric Mistral, qui doit paraître à la fin de cette année le jour de Noël. Ce poème, Mistral y travaille depuis sept ans, et voilà près de six mois qu’il en a écrit le dernier vers ; pourtant, il n’ose s’en séparer encore. Vous comprenez, on a toujours une strophe à polir, une rime plus sonore à trouver… Mistral a beau écrire en provençal, il travaille ses vers comme si tout le monde devait les lire dans la langue et lui tenir compte de ses efforts de bon ouvrier… Oh ! le brave poète, et que c’est bien Mistral dont Montaigne aurait pu dire : Souvienne-vous de celuy à qui, comme on demandoit à quoy faire il se peinoit si fort en un art qui ne pouvoit venir à la cognoissance de guère des gens, « J’en ay assez de peu, répondit-il. J’en ay assez d’un. J’en ay assez de pas un. »
Je tenais le cahier de Calendal entre mes mains, et je le feuilletais, plein d’émotion… Tout à coup une musique de fifres et de tambourins éclate dans la rue, devant la fenêtre, et voilà mon Mistral qui court à l’armoire, en tire des verres, des bouteilles, traîne la table au milieu du salon, et ouvre la porte aux musiciens en me disant : — Ne ris pas… Ils viennent me donner l’aubade… je suis conseiller municipal. La petite pièce se remplit de monde. On pose les tambourins sur les chaises, la vieille bannière dans un coin ; et le vin cuit circule. Puis quand on a vidé quelques bouteilles à la santé de M. Frédéric, qu’on a causé gravement de la fête, si la farandole sera aussi belle que l’an dernier, si les taureaux se comporteront bien, les musiciens se retirent et vont donner l’aubade chez les autres conseillers. À ce moment, la mère de Mistral arrive. En un tour de main la table est dressée : un beau linge blanc et deux couverts. Je connais les usages de la maison ; je sais que lorsque Mistral a du monde, sa mère ne se met pas à table… La pauvre vieille femme ne connaît que son provençal et se sentirait mal à l’aise pour causer avec des Français… D’ailleurs, on a besoin d’elle à la cuisine. Dieu ! le joli repas que j’ai fait ce matin-là : — un morceau de chevreau rôti, du fromage de montagne, de la confiture de moût, des figues, des raisins muscats. Le tout arrosé de ce bon Châteauneuf des papes qui a une si belle couleur rose dans les verres… Au dessert, je vais chercher le cahier de poème, et je l’apporte sur la table devant Mistral. — Nous avions dit que nous sortirions, fait le poète en souriant. — Non ! non !… Calendal ! Calendal ! Mistral se résigne, et de sa voix musicale et douce, en battant la mesure de ses vers avec la main, il entame le premier chant : — D’une fille folle d’amour, — à présent que j’ai dit la triste aventure, — je chanterai, si Dieu veut, un enfant de Cassis, — un pauvre petit pêcheur d’anchois… Au dehors, les cloches sonnaient les vêpres, les pétards éclataient sur la place, les fifres passaient et repassaient dans les rues avec les tambourins. Les taureaux de Camargue, qu’on menait courir, mugissaient. Moi, les coudes sur la nappe, des larmes dans les yeux, j’écoutais l’histoire du petit pêcheur provençal.
Calendal n’était qu’un pêcheur ; l’amour en fait un héros… Pour gagner le cœur de sa mie, — la belle Estérelle, — il entreprend des choses miraculeuses, et les douze travaux d’Hercule ne sont rien à côté des siens. Une fois, s’étant mis en tête d’être riche, il a inventé de formidables engins de pêche, et ramène au port tout le poisson de la mer. Une autre fois, c’est un terrible bandit des gorges d’Ollioules, le comte Sévéran, qu’il va relancer jusque dans son aire, parmi ses coupejarrets et ses concubines… Quel rude gars que ce petit Calendal ! Un jour, à la Sainte-Baume, il rencontre deux partis de compagnons venus là pour vider leur querelle à grands coups de compas sur la tombe de maître Jacques, un Provençal qui a fait la charpente du temple de Salomon, s’il vous plaît. Calendal se jette au milieu de la tuerie, et apaise les compagnons en leur parlant… Des entreprises surhumaines !… Il y avait là-haut, dans les rochers de Lure, une forêt de cèdres inaccessibles, où jamais bûcheron n’osa monter. Calendal y va, lui. Il s’y installe tout seul pendant trente jours. Pendant trente jours, on entend le bruit de sa hache qui sonne en s’enfonçant dans les troncs. La forêt crie ; l’un après l’autre, les vieux arbres géants tombent et roulent au fond des abîmes et quand Calendal redescend, il ne reste plus un cèdre sur la montagne… Enfin en récompense de tant d’exploits, le pêcheur d’anchois obtient l’amour d’Estérelle, et il est nommé consul par les habitants de Cassis. Voilà l’histoire de Calendal… Mais qu’importe Calendal ? Ce qu’il y a avant tout dans le poème, c’est la Provence, — la Provence de la mer, la Provence de la montagne, — avec son histoire, ses mœurs, ses légendes, ses paysages, tout un peuple naïf et libre qui a trouvé son grand poète avant de mourir… Et maintenant, tracez des chemins de fer, plantez des poteaux à télégraphes, chassez la langue provençale des écoles ! La Provence vivra éternellement dans Mireille et dans Calendal.
— Assez de poésie ! dit Mistral en fermant son cahier. Il faut aller voir la fête.
Nous sortîmes ; tout le village était dans les rues ; un grand coup de bise avait balayé le ciel, et le ciel reluisait joyeusement sur les toits rouges mouillés de pluie. Nous arrivâmes à temps pour voir rentrer la procession. Ce fut pendant une heure un interminable défilé de pénitents* en cagoule, pénitents blancs, pénitents bleus, pénitents gris, confréries de filles voilées, bannières roses à fleurs d’or, grands saints de bois dédorés portés à quatre épaules, saintes de faïence coloriées comme des idoles avec de gros bouquets à la main, chapes, ostensoirs, dais de velours vert, crucifix encadrés de soie blanche, tout cela ondulant au vent dans la lumière des cierges et du soleil, au milieu des psaumes, des litanies, et des cloches qui sonnaient à toute volée. La procession finie, les saints remisés dans leurs chapelles, nous allâmes voir les taureaux, puis les jeux sur l’aire, les luttes d’hommes, les trois sauts, l’étrangle-chat, le jeu de l’outre*, et tout le joli train des fêtes de Provence… La nuit tombait quand nous rentrâmes à Maillane. Sur la place, devant le petit café où Mistral va faire, le soir, sa partie avec son ami Zidore, on avait allumé un grand feu de joie… La farandole s’organisait. Des lanternes de papier découpé s’allumaient partout dans l’ombre, la jeunesse prenait place ; et bientôt, sur un appel des tambourins, commença autour de la flamme une ronde folle, bruyante, qui devait durer toute la nuit.
Après souper, trop las pour courir encore, nous montâmes dans la chambre de Mistral. C’est une modeste chambre de paysan, avec deux grands lits. Les murs n’ont pas de papier ; les solives du plafond se voient… Il y a quatre ans, lorsque l’Académie donna à l’auteur de Mireille le prix de trois mille francs, Mme Mistral eut une idée. — Si nous faisions tapisser et plafonner ta chambre ? dit-elle à son fils. — Non ! non ! répondit Mistral… Ça, c’est l’argent des poètes, on n’y touche pas.
Et la chambre est restée toute nue ; mais tant que l’argent des poètes a duré, ceux qui ont frappé chez Mistral ont toujours trouvé sa bourse ouverte… J’avais emporté le cahier de Calendal dans la chambre, et je voulus m’en faire lire encore un passage avant de m’endormir. Mistral choisit l’épisode des faïences. Le voici en quelques mots : C’est dans un grand repas je ne sais où. On apporte sur la table un magnifique service en faïence de Moustiers. Au fond de chaque assiette, dessiné en bleu dans l’émail, il y a un sujet provençal ; toute l’histoire du pays tient là-dedans. Aussi il faut voir avec quel amour sont décrites ces belles faïences ; une strophe pour chaque assiette, autant de petits poèmes d’un travail naïf et savant, achevés comme un tableautin de Théocrite. Tandis que Mistral me disait ses vers dans cette belle langue provençale, plus qu’aux trois quarts latine, que les reines ont parlée autrefois et que maintenant nos pâtres seuls comprennent, j’admirais cet homme au-dedans de moi, et, songeant à l’état de ruine où il a trouvé sa langue maternelle et ce qu’il en a fait, je me figurais un de ces vieux palais des princes des Baux comme on en voit dans les Alpilles : plus de toits, plus de balustres aux perrons, plus de vitraux aux fenêtres, le trèfle des ogives cassé, le blason des portes mangé de mousse, des poules picorant dans la cour d’honneur, des porcs vautrés sous les fines colonnettes des galeries, l’âne broutant dans la chapelle où l’herbe pousse, des pigeons venant boire aux grands bénitiers remplis d’eau de pluie, et enfin, parmi ces décombres, deux ou trois familles de paysans qui se sont bâti des huttes dans les flancs du vieux palais. Puis, voilà qu’un beau jour le fils d’un de ces paysans s’éprend de ces grandes ruines et s’indigne de les voir ainsi profanées ; vite, vite, il chasse le bétail hors de la cour d’honneur ; et, les fées lui venant en aide, à lui tout seul il reconstruit le grand escalier, remet des boiseries aux murs, des vitraux aux fenêtres, relève les tours, redore la salle du trône, et met sur pied le vaste palais d’autre temps, où logèrent des papes et des impératrices. Ce palais restauré, c’est la langue provençale. Ce fils de paysan, c’est Mistral.

dimanche 15 octobre 2017

La légende de l'homme à la cervelle d'or - Alphonse Daudet



À la dame qui demande des histoires gaies.

En lisant votre lettre, madame, j’ai eu comme un remords. Je m’en suis voulu de la couleur un peu trop demi-deuil de mes historiettes, et je m’étais promis de vous offrir aujourd’hui quelque chose de joyeux, de follement joyeux. Pourquoi serais-je triste, après tout ? Je vis à mille lieues des brouillards parisiens, sur une colline lumineuse, dans le pays des tambourins et du vin muscat. Autour de chez moi tout n’est que soleil et musique ; j’ai des orchestres de culs-blancs, des orphéons de mésanges ; le matin, les courlis* qui font : « Coureli ! coureli ! » à midi, les cigales, puis les pâtres qui jouent du fifre, et les belles filles brunes qu’on entend rire dans les vignes… En vérité, l’endroit est mal choisi pour broyer du noir ; je devrais plutôt expédier aux dames des poèmes couleur de rose et des pleins paniers de contes galants. Eh bien, non ! je suis encore trop près de Paris. Tous les jours, jusque dans mes pins, il m’envoie les éclaboussures de ses tristesses… À l’heure même où j’écris ces lignes, je viens d’apprendre la mort misérable du pauvre Charles Barbara* ; et mon moulin en est tout en deuil. Adieu les courlis* et les cigales ! Je n’ai plus le cœur à rien de gai… Voilà pourquoi, madame, au lieu du joli conte badin que je m’étais promis de vous faire, vous n’aurez encore aujourd’hui qu’une légende mélancolique.
Il était une fois un homme qui avait une cervelle d’or ; oui, madame, une cervelle toute en or. Lorsqu’il vint au monde, les médecins pensaient que cet enfant ne vivrait pas, tant sa tête était lourde et son crâne démesuré. Il vécut cependant et grandit au soleil comme un beau plant d’olivier ; seulement sa grosse tête l’entraînait toujours, et c’était pitié de le voir se cogner à tous les meubles en marchant… Il tombait souvent. Un jour, il roula du haut d’un perron et vint donner du front contre un degré de marbre, où son crâne sonna comme un lingot. On le crut mort ; mais, en le relevant, on ne lui trouva qu’une légère blessure, avec deux ou trois gouttelettes d’or caillées dans ses cheveux blonds. C’est ainsi que les parents apprirent que l’enfant avait une cervelle en or. La chose fut tenue secrète ; le pauvre petit lui-même ne se douta de rien. De temps en temps, il demandait pourquoi on ne le laissait plus courir devant la porte avec les garçonnets de la rue. — On vous volerait, mon beau trésor ! lui répondait sa mère… Alors le petit avait grand-peur d’être volé ; il retournait jouer tout seul, sans rien dire, et se trimbalait lourdement d’une salle à l’autre… À dix-huit ans seulement, ses parents lui révélèrent le don monstrueux qu’il tenait du destin ; et, comme ils l’avaient élevé et nourri jusque-là, ils lui demandèrent en retour un peu de son or. L’enfant n’hésita pas ; sur l’heure même, — comment ? par quels moyens ? la légende ne l’a pas dit, — il s’arracha du crâne un morceau d’or massif, un morceau gros comme une noix, qu’il jeta fièrement sur les genoux de sa mère… Puis tout ébloui des richesses qu’il portait dans la tête, fou de désirs, ivre de sa puissance, il quitta la maison paternelle et s’en alla par le monde en gaspillant son trésor.
Du train dont il menait sa vie, royalement, et semant l’or sans compter, on aurait dit que sa cervelle était inépuisable… Elle s’ épuisait cependant, et à mesure on pouvait voir les yeux s’éteindre, la joue devenir plus creuse. Un jour enfin, au matin d’une débauche folle, le malheureux, resté seul parmi les débris du festin et les lustres qui pâlissaient, s’épouvanta de l’énorme brèche qu’il avait déjà faite à son lingot ; il était temps de s’arrêter. Dès lors, ce fut une existence nouvelle. L’homme à la cervelle d’or s’en alla vivre, à l’écart, du travail de ses mains, soupçonneux et craintif comme un avare, fuyant les tentations, tâchant d’oublier luimême ces fatales richesses auxquelles il ne voulait plus toucher… Par malheur, un ami l’avait suivi dans sa solitude, et cet ami connaissait son secret. Une nuit, le pauvre homme fut réveillé en sursaut par une douleur à la tête, une effroyable douleur ; il se dressa éperdu, et vit, dans un rayon de lune, l’ami qui fuyait en cachant quelque chose sous son manteau… Encore un peu de cervelle qu’on lui emportait !… À quelque temps de là, l’homme à la cervelle d’or devint amoureux, et cette fois tout fut fini… Il aimait du meilleur de son âme une petite femme blonde, qui l’aimait bien aussi, mais qui préférait encore les pompons, les plumes blanches et les jolis glands mordorés battant le long des bottines. Entre les mains de cette mignonne créature, — moitié oiseau, moitié poupée, — les piécettes d’or fondaient que c’était un plaisir. Elle avait tous les caprices ; et lui ne savait jamais dire non ; même, de peur de la peiner, il lui cacha jusqu’au bout le triste secret de sa fortune. — Nous sommes donc bien riches ? disait-elle. Le pauvre homme répondait : — Oh ! oui… bien riches !
Et il souriait avec amour au petit oiseau bleu qui lui mangeait le crâne innocemment. Quelquefois cependant la peur le prenait, il avait des envies d’être avare ; mais alors la petite femme venait vers lui en sautillant, et lui disait : — Mon mari, qui êtes si riche ! achetez-moi quelque chose de bien cher… Et il lui achetait quelque chose de bien cher. Cela dura ainsi pendant deux ans ; puis, un matin, la petite femme mourut, sans qu’on sût pourquoi, comme un oiseau… Le trésor touchait à sa fin ; avec ce qui lui en restait, le veuf fit faire à sa chère morte un bel enterrement. Cloches à toute volée, lourds carrosses tendus de noir, chevaux empanachés, larmes d’argent dans le velours, rien ne lui parut trop beau. Que lui importait son or maintenant ?… Il en donna pour l’église, pour les porteurs, pour les revendeuses d’immortelles ; il en donna partout, sans marchander… Aussi, en sortant du cimetière, il ne lui restait presque plus rien de cette cervelle merveilleuse, à peine quelques parcelles aux parois du crâne. Alors on le vit s’en aller dans les rues, l’air égaré, les mains en avant, trébuchant comme un homme ivre. Le soir, à l’heure où les bazars s’illuminent, il s’arrêta devant une large vitrine dans laquelle tout un fouillis d’étoffes et de parures reluisait aux lumières, et resta là longtemps à regarder deux bottines de satin bleu bordées de duvet de cygne. « Je sais quelqu’un à qui ces bottines feraient bien plaisir », se disait-il en souriant ; et, ne se souvenant déjà plus que la petite femme était morte, il entra pour les acheter. Du fond de son arrière-boutique, la marchande entendit un grand cri ; elle accourut et recula de peur en voyant un homme debout, qui s’accotait au comptoir et la regardait douloureusement d’un air hébété. Il tenait d’une main les bottines bleues à bordure de cygne, et présentait l’autre main toute sanglante, avec des raclures d’or au bout des ongles. Telle est, madame, la légende de l’homme à la cervelle d’or.
Malgré ses airs de conte fantastique, cette légende est vraie d’un bout à l’autre… Il y a par le monde de pauvres gens qui sont condamnés à vivre de leur cerveau, et payent en bel or fin, avec leur moelle et leur substance, les moindres choses de la vie. C’est pour eux une douleur de chaque jour ; et puis, quand ils sont las de souffrir…

samedi 14 octobre 2017

Le portefeuille de Bixiou - Alphonse Daudet


Un matin du mois d’octobre, quelques jours avant de quitter Paris, je vis arriver chez moi, — pendant que je déjeunais, — un vieil homme en habit râpé, cagneux, crotté, l’échine basse, grelottant sur ses longues jambes comme un échassier déplumé. C’était Bixiou. Oui, Parisiens, votre Bixiou, le féroce et charmant Bixiou, ce railleur enragé qui vous a tant réjouis depuis quinze ans avec ses pamphlets et ses caricatures… Ah ! le malheureux, quelle détresse ! Sans une grimace qu’il fit en entrant, jamais je ne l’aurais reconnu. La tête inclinée sur l’épaule, sa canne aux dents comme une clarinette, l’illustre et lugubre farceur s’avança jusqu’au milieu de la chambre et vint se jeter contre ma table en disant d’une voix dolente : — Ayez pitié d’un pauvre aveugle !… C’était si bien imité que je ne pus m’empêcher de rire. Mais lui, très froidement : — Vous croyez que je plaisante… regardez mes yeux. Et il tourna vers moi deux grandes prunelles blanches sans regard. — Je suis aveugle, mon cher, aveugle pour la vie… Voilà ce que c’est que d’écrire avec du vitriol. Je me suis brûlé les yeux à ce joli métier ; mais là, brûlé à fond… jusqu’aux bobèches* ! ajouta-t-il
en me montrant ses paupières calcinées où ne restait plus l’ombre d’un cil. J’étais si ému que je ne trouvai rien à lui dire. Mon silence l’inquiéta : — Vous travaillez ? — Non, Bixiou, je déjeune. Voulez-vous en faire autant ? Il ne répondit pas, mais au frémissement de ses narines, je vis bien qu’il mourait d’envie d’accepter. Je le pris par la main, et je le fis asseoir près de moi.
Pendant qu’on le servait, le pauvre diable flairait la table avec un petit rire : — Ça a l’air bon tout ça. Je vais me régaler ; il y a si longtemps que je ne déjeune plus ! Un pain d’un sou tous les matins, en courant les ministères… car, vous savez, je cours les ministères, maintenant ; c’est ma seule profession. J’essaye d’accrocher un bureau de tabac… Qu’est-ce que voulez ? il faut qu’on mange à la maison. Je ne peux plus dessiner ; je ne peux plus écrire… Dicter ?… Mais quoi ?… Je n’ai rien dans la tête, moi ; je n’invente rien. Mon métier, c’était de voir les grimaces de Paris et de les faire ; à présent il n’y a plus moyen… Alors j’ai pensé à un bureau de tabac ; pas sur les boulevards, bien entendu. Je n’ai pas droit à cette faveur, n’étant ni mère de danseuse, ni veuve d’officier supérieur. Non ! simplement un petit bureau de province, quelque part bien loin, dans un coin des Vosges. J’aurai une forte pipe en porcelaine ; je m’appellerai Hans ou Zébédé, comme dans Erckmann-Chatrian*, et je me consolerai de ne plus écrire en faisant des cornets de tabac avec les œuvres de mes contemporains. « Voilà tout ce que je demande. Pas grand-chose, n’est-ce-pas ?… Eh bien, c’est le diable pour y arriver… Pourtant les protections ne devraient pas me manquer. J’étais très lancé autrefois. Je dînais chez le maréchal, chez le prince, chez les ministres ; tous ces gens-là voulaient m’avoir parce que je les amusais ou qu’ils avaient peur de moi. À présent, je ne fais plus peur à personne. Ô mes yeux ! mes pauvres yeux ! Et l’on ne m’invite nulle part. C’est si triste une tête d’aveugle à table… Passez-moi le pain, je vous prie… Ah ! les bandits ! ils me l’auront fait payer cher ce malheureux bureau de tabac. Depuis six mois, je me promène dans tous les ministères avec ma pétition. J’arrive le matin, à l’heure où l’on allume les poêles et où l’on fait faire un tour aux chevaux de Son Excellence sur le sable de la cour ; je ne m’en vais qu’à la nuit, quand on apporte les grosses lampes et que les cuisines commencent à sentir bon…
« Toute ma vie se passe sur les coffres à bois des antichambres. Aussi les huissiers me connaissent, allez ! À l’Intérieur, ils m’appellent : “Ce bon monsieur !” Et moi, pour gagner leur protection, je fais des calembours, ou je dessine d’un trait sur un coin de leurs buvards de grosses moustaches qui les font rire… Voilà où j’en suis arrivé après vingt ans de succès tapageurs, voilà la fin d’une vie d’artiste !… Et dire qu’ils sont en France quarante mille galopins à qui notre  profession fait venir l’eau à la bouche ! Dire qu’il y a tous les jours, dans les départements, une locomotive qui chauffe pour nous apporter des panerées d’imbéciles affamés de littérature et de bruit imprimé !… Ah ! province romanesque, si la misère de Bixiou pouvait te servir de leçon ! » Là-dessus il se fourra le nez dans son assiette et se mit à manger avidement, sans dire un mot… C’était pitié de le voir faire. À chaque minute, il perdait son pain, sa fourchette, tâtonnait pour trouver son verre… Pauvre homme ! il n’avait pas encore l’habitude.
Au bout d’un moment, il reprit : — Savez-vous ce qu’il y a encore de plus horrible pour moi ? C’est de ne plus pouvoir lire mes journaux. Il faut être du métier pour comprendre cela… Quelquefois le soir, en rentrant, j’en achète un, rien que pour sentir cette odeur de papier humide et de nouvelles fraîches… C’est si bon ! et personne pour me les lire ! Ma femme pourrait bien, mais elle ne veut pas : elle prétend qu’on trouve dans les faits divers des choses qui ne sont pas convenables… Ah ! ces anciennes maîtresses, une fois mariées, il n’y a pas plus bégueules qu’elles. Depuis que j’en ai fait Mme Bixiou, celle-là s’est crue obligée de devenir bigote, mais à un point !… Est-ce qu’elle ne voulait pas me faire frictionner les yeux avec l’eau de la Salette ! Et puis, le pain bénit, les quêtes, la SainteEnfance, les petits Chinois, que sais-je encore ?… Nous sommes dans les bonnes œuvres jusqu’au cou… Ce serait cependant une bonne œuvre de me lire mes journaux. Eh bien, non, elle ne veut pas… Si ma fille était chez nous, elle me les lirait, elle ; mais, depuis que je suis aveugle, je l’ai fait entrer à Notre-Dame-des-Arts, pour avoir une bouche de moins à nourrir… « Encore une qui me donne de l’agrément, celle-là ! Il n’y a pas neuf ans qu’elle est au monde, elle a déjà eu toutes les maladies… Et triste ! et laide ! plus laide que moi, si c’est possible… un monstre !… Que voulez-vous ? je n’ai jamais su faire que des charges… Ah çà, mais je suis bon, moi, de vous raconter mes histoires de famille. Qu’est-ce que cela peut vous faire à vous ?… Allons, donnez-moi encore un peu de cette eau-de-vie. Il faut que je me mette en train. En sortant d’ici je vais à l’Instruction publique, et les huissiers n’y sont pas faciles à dérider. C’est tous d’anciens professeurs. » Je lui versai son eau-de-vie. Il commença à la déguster par petites fois, d’un air attendri… Tout à coup, je ne sais quelle fantaisie le piquant, il se leva, son verre à la main, promena un instant autour de lui sa tête de vipère aveugle, avec le sourire aimable du monsieur qui va parler, puis, d’une voix stridente, comme pour haranguer un banquet de deux cents couverts : — Aux arts ! Aux lettres ! À la presse ! Et le voilà parti sur un toast de dix minutes, la plus folle et la plus merveilleuse improvisation qui soit jamais sortie de cette cervelle de pitre. Figurez-vous une revue de fin d’année intitulée : le Pavé des lettres en 186* ; nos assemblées soi-disant littéraires, nos papotages, nos querelles, toutes les cocasseries d’un monde excentrique, fumier d’encre, enfer sans grandeur, où l’on s’égorge, où l’on s’étripe, où l’on se détrousse, où l’on parle intérêts et gros sous bien plus que chez les bourgeois, ce qui n’empêche pas qu’on y meure de faim plus qu’ailleurs ; toutes nos lâchetés, toutes nos misères ; le vieux baron T… de la Tombola s’en allant faire « gna… gna… gna… » aux Tuileries avec sa sébile et son habit barbeau ; puis nos morts de l’année, les
enterrements à réclames, l’oraison funèbre de monsieur le délégué toujours la même : « Cher et regretté ! pauvre cher ! » à un malheureux dont on refuse de payer la tombe ; et ceux qui se sont suicidés, et ceux qui sont devenus fous ; figurez-vous tout cela, raconté, détaillé, gesticulé par un grimacier de génie, vous aurez alors une idée de ce que fut l’improvisation de Bixiou.
Son toast fini, son verre bu, il me demanda l’heure et s’en alla, d’un air farouche, sans me dire adieu… J’ignore comment les huissiers de M. Duruy* se trouvèrent de sa visite ce matin-là ; mais je sais bien que jamais de ma vie je ne me suis senti si triste, si mal en train qu’après le départ de ce terrible aveugle. Mon encrier m’écœurait, ma plume me faisait horreur. J’aurais voulu m’en aller loin, courir, voir des arbres, sentir quelque chose de bon… Quelle haine, grand Dieu ! que de fiel ! quel besoin de baver sur tout, de tout salir ! Ah ! le misérable… Et j’arpentais ma chambre avec fureur, croyant toujours entendre le ricanement de dégoût qu’il avait eu en me parlant de sa fille. Tout à coup, près de la chaise où l’aveugle s’était assis, je sentis quelque chose rouler sous mon pied. En me baissant, je reconnus son portefeuille, un gros portefeuille luisant, à coins cassés, qui ne le quitte jamais et qu’il appelle en riant sa poche à venin. Cette poche, dans notre monde, était aussi renommée que les fameux cartons de M. de Girardin*. On disait qu’il y avait des choses terribles là-dedans… L’occasion se présentait belle pour m’en assurer. Le vieux portefeuille, trop gonflé, s’était crevé en tombant, et tous les papiers avaient roulé sur le tapis ; il me fallut les ramasser l’un après l’autre… Un paquet de lettres écrites sur du papier à fleurs, commençant toutes : Mon cher papa, et signées : Céline Bixiou des Enfants de Marie. D’anciennes ordonnances pour des maladies d’enfants : croup, convulsions, scarlatine, rougeole… (la pauvre petite n’en avait pas échappé une !)
Enfin une grande enveloppe cachetée d’où sortaient, comme d’un bonnet de fillette, deux ou trois crins jaunes tout frisées ; et sur l’enveloppe, en grosse écriture tremblée, une écriture d’aveugle : Cheveux de Céline, coupés le 13 mai, le jour de son entrée là-bas. Voilà ce qu’il y avait dans le portefeuille de Bixiou. Allons, Parisiens, vous êtes tous les mêmes. Le dégoût, l’ironie, un rire infernal, des blagues féroces, et puis pour finir : … Cheveux de Céline coupés le 13 mai.