mercredi 11 octobre 2017

Les vieux - Alphonse Daudet


Une lettre, père Azan ? — Oui, monsieur… ça vient de Paris. Il était tout fier que ça vînt de Paris, ce brave père Azan… Pas moi. Quelque chose me disait que cette Parisienne de la rue Jean-Jacques, tombant sur ma table à l’improviste et de si grand matin, allait me faire perdre toute ma journée. Je ne me trompais pas, voyez plutôt :
Il faut que tu me rendes un service, mon ami. Tu vas fermer ton moulin pour un jour et t’en aller tout de suite à Eyguières… Eyguières est un gros bourg à trois ou quatre lieues de chez toi, — une promenade. En arrivant, tu demanderas le couvent des Orphelines. La première maison après le couvent est une maison basse à volets gris avec un jardinet derrière. Tu entreras sans frapper, la porte est toujours ouverte, — et, en entrant, tu crieras bien fort : « Bonjour, braves gens ! Je suis l’ami de Maurice… » Alors, tu verras deux petits vieux, oh ! mais vieux, vieux, archivieux, te tendre les bras du fond de leurs grands fauteuils, et tu les embrasseras de ma part, avec tout ton cœur, comme s’ils étaient à toi. Puis vous causerez ; ils te parleront de moi, rien que de moi ; ils te raconteront mille folies que tu écouteras sans rire… Tu ne riras pas, hein ?… Ce sont mes grands-parents, deux êtres dont je suis toute la vie et qui ne m’ont pas vu depuis dix ans… Dix ans, c’est long ! Mais que veux-tu ? moi, Paris me tient ; eux, c’est le grand âge… Ils sont si vieux, s’ils venaient me voir, ils se casseraient en route… Heureusement, tu es là-bas, mon cher meunier, et, en t’embrassant, les pauvres gens croiront m’embrasser un peu moi-même… Je leur ai si souvent parlé de nous et de cette bonne amitié dont…
Le diable soit de l’amitié ! Justement ce matin-là il faisait un temps admirable, mais qui ne valait rien pour courir les routes : trop de mistral et trop de soleil, une vraie journée de Provence. Quand cette maudite lettre arriva, j’avais déjà choisi mon cagnard (abri) entre deux roches, et je rêvais de rester là tout le jour, comme un lézard, à boire de la lumière, en écoutant chanter les pins… Enfin, que voulezvous faire ? Je fermai le moulin en maugréant, je mis la clef sous la chatière. Mon bâton, ma pipe, et me voilà parti. J’arrivai à Eyguières vers deux heures. Le village était désert, tout le monde aux champs. Dans les ormes du cours, blancs de poussière, les cigales chantaient comme en pleine Crau. Il y avait bien sur la place de la mairie un âne qui prenait le soleil, un vol de pigeons sur la fontaine de l’église ; mais personne pour m’indiquer l’orphelinat. Par bonheur une vieille fée m’apparut tout à coup, accroupie et filant dans l’encoignure de sa porte ; je lui dis ce que je cherchais ; et comme cette fée était très puissante, elle n’eut qu’à lever sa quenouille : aussitôt le couvent des Orphelines se dressa devant moi comme par magie… C’était une grande maison maussade et noire, toute fière de montrer au-dessus de son portail en ogive une vieille croix de grès rouge avec un peu de latin autour. À côté de cette maison, j’en aperçus une autre plus petite. Des volets gris, le jardin derrière… Je la reconnus tout de suite, et j’entrai sans frapper. Je reverrai toute ma vie ce long corridor frais et calme, la muraille peinte en rose, le jardinet qui tremblait au fond à travers un store de couleur claire, et sur tous les panneaux des fleurs et des violons fanés.
Il me semblait que j’arrivais chez quelque vieux bailli du temps de Sedaine… Au bout du couloir, sur la gauche, par une porte  entrouverte on entendait le tic-tac d’une grosse horloge et une voix d’enfant, mais d’enfant à l’école, qui lisait en s’arrêtant à chaque syllabe :
 A… LORS… SAINT… I… RÉ… NÉE… S’É… CRIA… A… JE… SUIS… LE… FRO… MENT… DU… SEIGNEUR… IL… FAUT… QUE… JE… SOIS… MOU… LU… PAR… LA… DENT… DE… CES… A… NI… MAUX… Je m’approchai  doucement de cette porte et je regardai.
Dans le calme et le demi-jour d’une petite chambre, un bon vieux à pommettes roses, ridé jusqu’au bout des doigts, dormait au fond d’un fauteuil, la bouche ouverte, les mains sur ses genoux. À ses pieds, une fillette habillée de bleu, — grande pèlerine et petit béguin*, le costume des orphelines, — lisait la Vie de saint Irénée dans un livre plus gros qu’elle… Cette lecture miraculeuse avait opéré sur toute la maison. Le vieux dormait dans son fauteuil, les mouches au plafond, les canaris dans leur cage, là-bas sur la fenêtre. La grosse horloge ronflait, tictac, tic-tac. Il n’y avait d’éveillé dans toute la chambre qu’une grande bande de lumière qui tombait droite et blanche entre les volets clos, pleine d’étincelles vivantes et de valses microscopiques… Au milieu de l’assoupissement général, l’enfant continuait sa lecture d’un air grave : AUS… SI… TOT… DEUX… LIONS… SE… PRÉ… CI… PI… TÈ… RENT… SUR… LUI… ET… LE… DÉ… VO… RÈ… RENT… C’est à ce moment que j’entrai… Les lions de saint Irénée se précipitant dans la chambre n’y auraient pas produit plus de stupeur que moi. Un vrai coup de théâtre ! La petite pousse un cri, le gros livre tombe, les canaris, les mouches se réveillent, la pendule sonne, le vieux se dresse en sursaut, tout effaré, et moi-même, un peu troublé, je m’arrête sur le seuil en criant bien fort : — Bonjour, braves gens ! je suis l’ami de Maurice. Oh ! alors, si vous l’aviez vu, le pauvre vieux, si vous l’aviez vu venir vers moi les bras tendus, m’embrasser, me serrer les mains, courir égaré dans la chambre, en faisant : — Mon Dieu ! mon Dieu !… Toutes les rides de son visage riaient. Il était rouge. Il bégayait : — Ah ! monsieur… ah ! monsieur… Puis il allait vers le fond en appelant : — Mamette ! Une porte qui s’ouvre, un trot de souris dans le couloir… C’était Mamette. Rien de joli comme cette petite vieille avec son bonnet à coque, sa robe carmélite, et son mouchoir brodé qu’elle tenait à la main pour me faire honneur, à l’ancienne mode… Chose attendrissante ! ils se ressemblaient. Avec un tour* et des coques jaunes, il aurait pu s’appeler Mamette, lui aussi. Seulement la vraie Mamette avait dû beaucoup pleurer dans sa vie, et elle était encore plus ridée que l’autre. Comme l’autre aussi, elle avait près d’elle une enfant de l’orphelinat, petite garde en pèlerine bleue, qui ne la quittait jamais ; et de voir ces vieillards protégés par ces orphelines, c’était ce qu’on peut imaginer de plus touchant. En entrant, Mamette avait commencé par me faire une grande révérence, mais d’un mot le vieux lui coupa sa révérence en deux : — C’est l’ami de Maurice… Aussitôt la voilà qui tremble, qui pleure, perd son mouchoir, qui devient rouge, toute rouge, encore plus rouge que lui… Ces vieux ! ça n’a qu’une goutte de sang dans les veines, et à la moindre émotion elle leur saute au visage… — Vite, vite, une chaise… dit la vieille à sa petite. — Ouvre les volets… crie le vieux à la sienne. Et, me prenant chacun par une main, ils m’emmenèrent en trottinant jusqu’à la fenêtre, qu’on a ouverte toute grande pour mieux me voir. On approche les fauteuils, je m’installe entre les deux sur un pliant, les petites bleues derrière nous, et l’interrogatoire commence : — Comment va-t-il ? Qu’est-ce qu’il fait ? Pourquoi ne vient-il pas ? Est-ce qu’il est content ?… Et patati ! et patata ! Comme cela pendant des heures. Moi, je répondais de mon mieux à toutes leurs questions, donnant sur mon ami les détails que je savais, inventant effrontément ceux que je ne savais pas, me gardant surtout d’avouer que je n’avais jamais remarqué si ses fenêtres fermaient bien ou de quelle couleur était le papier de sa chambre. — Le papier de sa chambre !… Il est bleu, madame, bleu clair, avec des guirlandes…
— Vraiment ? faisait la pauvre vieille attendrie ; et elle ajoutait en se tournant vers son mari : C’est un si brave enfant ! — Oh ! oui, c’est un brave enfant ! reprenait l’autre avec enthousiasme. Et, tout le temps que je parlais, c’étaient entre eux des hochements de tête, de petits rires fins, des clignements d’yeux, des airs entendus, ou bien encore le vieux qui se rapprochait pour me dire : — Parlez plus fort… Elle a l’oreille un peu dure. Et elle de son côté : — Un peu plus haut, je vous prie !… Il n’entend pas très bien… Alors j’élevais la voix ; et tous deux me remerciaient d’un sourire ; et dans ces sourires fanés qui se penchaient vers moi, cherchant jusqu’au fond de mes yeux l’image de leur Maurice, moi, j’étais tout ému de la retrouver cette image, vague, voilée, presque insaisissable, comme si je voyais mon ami me sourire, très loin, dans un brouillard.
Tout à coup le vieux se dresse sur son fauteuil : — Mais j’y pense, Mamette…, il n’a peut-être pas déjeuné ! Et Mamette, effarée, les bras au ciel : — Pas déjeuné !… Grand Dieu ! Je croyais qu’il s’agissait encore de Maurice, et j’allais répondre que ce brave enfant n’attendait jamais plus tard que midi pour se mettre à table. Mais non, c’était bien de moi qu’on parlait ; et il faut voir quel branle-bas quand j’avouai que j’étais encore à jeun : — Vite le couvert, petites bleues ! La table au milieu de la chambre, la nappe du dimanche, les assiettes à fleurs. Et ne rions pas tant, s’il vous plaît ! et dépêchons-nous… Je crois bien qu’elles se dépêchaient. À peine le temps de casser trois assiettes le déjeuner se trouva servi. — Un bon petit déjeuner ! me disait Mamette en me conduisant à table ; seulement vous serez tout seul… Nous autres, nous avons déjà mangé ce matin.
Ces pauvres vieux ! à quelque heure qu’on les prenne, ils ont toujours mangé le matin. Le bon petit déjeuner de Mamette, c’était deux doigts de lait, des dattes et une barquette*, quelque chose comme un échaudé* ; de quoi la nourrir elle et ses canaris au moins pendant huit jours… Et dire qu’à moi seul je vins à bout de toutes ces provisions !… Aussi quelle indignation autour de la table ! Comme les petites bleues chuchotaient en se poussant du coude, et là-bas, au fond de leur cage, comme les canaris avaient l’air de se dire : « Oh ! ce monsieur qui mange toute la barquette* ! » Je la mangeai toute, en effet, et presque sans m’en apercevoir, occupé que j’étais à regarder autour de moi dans cette chambre claire et paisible où flottait comme une odeur de choses anciennes… Il y avait surtout deux petits lits dont je ne pouvais pas détacher mes yeux. Ces lits, presque deux berceaux, je me les figurais le matin, au petit jour, quand ils sont encore enfouis sous leurs grands rideaux à franges. Trois heures sonnent. C’est l’heure où tous les vieux se réveillent : — Tu dors, Mamette ? — Non, mon ami. — N’est-ce pas que Maurice est un brave enfant ? — Oh ! oui c’est un brave enfant. Et j’imaginais comme cela toute une causerie, rien que pour avoir vu ces deux petits lits de vieux, dressés l’un à côté de l’autre… Pendant ce temps, un drame terrible se passait à l’autre bout de la chambre, devant l’armoire. Il s’agissait d’atteindre là-haut, sur le dernier rayon, certain bocal de cerises à l’eau-de-vie qui attendait Maurice depuis dix ans et dont on voulait me faire l’ouverture. Malgré les supplications de Mamette, le vieux avait tenu à aller chercher ses cerises lui-même ; et, monté sur une chaise au grand effroi de sa femme, il essayait d’arriver là-haut… Vous voyez le tableau d’ici, le vieux qui tremble et qui se hisse, les petites bleues cramponnées à sa chaise, Mamette derrière lui haletante, les bras tendus, et sur tout cela un léger parfum de bergamote qui s’exhale de l’armoire ouverte et des grandes piles de linge roux… C’était charmant. Enfin, après bien des efforts, on parvint à le tirer de l’armoire, ce fameux bocal, et avec lui une vieille timbale d’argent toute bosselée, la timbale de Maurice quand il était petit. On me la remplit de cerises jusqu’au bord ; Maurice les aimait tant, les cerises ! Et tout en me servant, le vieux me disait à l’oreille d’un air de gourmandise : — Vous êtes bien heureux, vous, de pouvoir en manger !… C’est ma femme qui les a faites… Vous allez goûter quelque chose de bon. Hélas sa femme les avait faites, mais elle avait oublié de les sucrer. Que voulez-vous ? on devient distrait en vieillissant. Elles étaient atroces, vos cerises, ma pauvre Mamette… Mais cela ne m’empêcha pas de les manger jusqu’au bout, sans sourciller.
Le repas terminé, je me levai pour prendre congé de mes hôtes. Ils auraient bien voulu me garder encore un peu pour causer du brave enfant, mais le jour baissait, le moulin était loin, il fallait partir. Le vieux s’était levé en même temps que moi. — Mamette, mon habit !… Je veux le conduire jusqu’à la place. Bien sûr qu’au fond d’elle-même Mamette trouvait qu’il faisait déjà un peu frais pour me conduire jusqu’à la place ; mais elle n’en laissa rien paraître. Seulement, pendant qu’elle l’aidait à passer les manches de son habit, un bel habit tabac d’Espagne à boutons de nacre, j’entendais la chère créature qui lui disait doucement : — Tu ne rentreras pas trop tard, n’est-ce pas ? Et lui, d’un petit air malin : — Hé ! hé !… je ne sais pas… peut-être… Là-dessus, ils se regardaient en riant, et les petites bleues riaient de les voir rire, et dans leur coin les canaris riaient aussi à leur manière… Entre nous, je crois que l’odeur des cerises les avait tous un peu grisés.
… La nuit tombait, quand nous sortîmes, le grand-père et moi. La petite bleue nous suivait de loin pour le ramener ; mais lui ne la voyait pas, et il était tout fier de marcher à mon bras, comme un homme. Mamette, rayonnante, voyait cela du pas de sa porte, et elle avait en nous regardant de jolis hochements de tête qui semblaient dire : « Tout de même, mon pauvre homme !… il marche encore. »

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