mercredi 11 avril 2018

L’Oranger et l’Abeille - Madame d'Aulnoy



Il était une fois un roi et une reine auxquels il ne manquait rien pour être heureux que d’avoir des enfants : la reine était déjà vieille, elle n’en espérait plus, quand elle devint grosse, et qu’elle mit au monde la plus belle petite fille qu’on ait jamais vue. La joie fut extrême dans la maison royale : chacun s’empressa de chercher un nom à la princesse, qui exprimât ce qu’on ressentait pour elle : enfin on l’appela Aimée. La reine fit graver sur un cœur de turquoise le nom d’Aimée, fille du roi de l’Île Heureuse : elle l’attacha au cou de la princesse, croyant que la turquoise lui porterait bonheur. Mais la règle là-dessus se démentit beaucoup, car un jour que pour divertir la nourrice on l’avait menée sur la mer par le plus beau temps de l’été, il survint tout d’un coup une si épouvantable tempête, qu’il fut impossible de la descendre à terre : et comme elle était dans un petit vaisseau qui ne servait qu’à se promener le long du rivage, il fut bientôt brisé en pièces : la nourrice et tous les matelots périrent : la petite princesse, qui dormait dans son berceau, demeura flottant sur l’eau : et enfin, la mer la jeta dans un pays assez agréable, mais qui n’était presque plus habité depuis que l’ogre Ravagio et sa femme Tourmentine y étaient venus demeurer, ils mangeaient tout le monde. Les ogres sont de terribles gens quand une fois ils ont croqué de la char frache (c’est ainsi qu’ils appellent les hommes), ils ne sauraient presque plus manger autre chose ; et Tourmentine trouvait toujours le secret d’en faire venir quelqu’un, car elle était demi-fée.

Elle sentit d’une lieue la pauvre petite princesse ; elle accourut sur le rivage pour la chercher avant que Ravagio l’eût trouvée ; ils étaient aussi goulus l’un que l’autre, et jamais il n’y eut de plus hideuses figures, avec leur œil louche placé au milieu du front, leur bouche grande comme un four, leur nez large et plat, leurs longues oreilles d’âne, leurs cheveux hérissés, et leur bosse devant et derrière.

Cependant, lorsqu’elle vit Aimée dans son riche berceau, enveloppée de langes de brocard d’or, qui jouait avec ses menottes, dont les joues étaient semblables à des roses blanches mêlées d’incarnat, et sa petite bouche vermeille et riante, demi ouverte, qui semblait sourire à ce vilain monstre qui venait pour la dévorer, Tourmentine, touchée d’une pitié dont elle n’avait jamais été capable, résolut de la nourrir, et si elle avait à la manger, de ne la pas manger si tôt.

Elle la prit entre ses bras ; elle lia le berceau sur son dos, et en cet équipage elle revint dans sa caverne. «  Tiens, Ravagio, dit-elle à son mari ; voici de la char frache bien grassette, bien douillette, mais par mon chef tu n’en croqueras que d’une dent, c’est une belle petite fille, je veux la nourrir, nous la marierons avec notre ogrelet, ils feront des ogrichons d’une figure extraordinaire, cela nous réjouira dans notre vieillesse.

— C’est bien dit, répliqua Ravagio ; tu as plus d’esprit que tu n’es grosse ; laisse-moi regarder cet enfant, il me semble beau à merveille.

— Ne va pas le manger, lui dit Tourmentine, en mettant la petite entre ses grandes griffes. -Non, non, dit-il ; je mourrais plutôt de faim. » Voilà donc Ravagio, Tourmentine et l’ogrelet à caresser Aimée d’une manière si humaine, que c’était une espèce de miracle.

Mais la pauvre enfant qui ne voyait que ces difformes magots autour d’elle, et qui n’apercevait point le téton de sa nourrice, commença de faire une petite mine, et puis elle cria de toute sa force ; la caverne de Ravagio en retentissait. Tourmentine craignant que cela ne le fâchât, la prit et la porta dans le bois où ses ogrelets la suivirent ; elle en avait six, plus affreux les uns que les autres. Elle était demi-fée, comme je l’ai déjà dit ; son savoir consistait à tenir sa baguette d’ivoire et à souhaiter quelque chose : elle prit donc la baguette et dit : « Je souhaite au nom de la royale fée Trufio, qu’il vienne tout à l’heure la plus belle biche de nos forêts, douce et paisible, qui laisse son faon et nourrisse cette mignonne créature que Fortune m’a donnée. » En même temps une biche paraît ; les ogrelets lui font fête : elle s’approche, et se laisse téter par la princesse, puis Tourmentine la rapporte dans sa grotte ; la biche court après, saute et gambade, l’enfant la regarde et la caresse ; quand elle est dans son berceau et qu’elle pleure, la biche a du lait tout prêt, et les ogrichons la bercent.

C’est ainsi que la fille du roi fut élevée, pendant qu’on la pleurait nuit et jour, et que la croyant abîmée au fond des eaux, il songeait à choisir un héritier : il en parla à la reine, qui lui dit de faire ce qu’il jugerait à propos ; que sa chère Aimée était morte : qu’elle n’espérait plus d’enfants : qu’il avait assez attendu, et que depuis quinze ans qu’elle avait eu le malheur de la perdre, il y aurait de l’extravagance à se promettre de la revoir. Le roi délibéra donc de mander à son frère qu’il choisît, entre ses fils, celui qu’il croyait le plus digne de régner, et de [le] lui envoyer en diligence. Les ambassadeurs, ayant reçu leurs dépêches et toutes les instructions nécessaires, partirent ; il y avait bien loin, on les fit embarquer sur de bons vaisseaux, le vent leur fut favorable ; ils arrivèrent en peu de temps chez le frère du roi, qui possédait un grand royaume : il les reçut fort bien ; et quand ils lui demandèrent un de ses fils pour l’emmener avec eux, afin de succéder au roi leur maître, il se prit à pleurer de joie, et leur dit que puisque son frère lui en laissait le choix, il lui enverrait celui qu’il aurait pris pour lui-même, qui était le second de ses fils, dont les inclinations répondaient si bien à la grandeur de sa naissance, qu’il n’avait jamais rien souhaité en lui qu’il ne l’y eût trouvé dans la dernière perfection.

L’on alla quérir le prince Aimé (c’est ainsi qu’on le nommait), et quelque prévenus que fussent les ambassadeurs, quand ils le virent, ils en restèrent surpris. Il avait dix-huit ans : Amour, le tendre Amour a moins de beauté : mais ce n’était point une beauté qui diminuât rien de cet air noble et martial qui inspire du respect et de la tendresse. Il sut l’empressement du roi son oncle de l’avoir auprès de lui, et l’intention du roi son père de le faire partir en diligence : on prépara son équipage : il fit ses adieux, s’embarqua, et cingla en pleine mer.

Laissons-le aller, que la Fortune le guide. Retournons chez Ravagio voir à quoi s’occupe notre jeune princesse : elle croît en beauté comme en âge ; et c’est bien d’elle qu’on peut dire que l’Amour, les Grâces et toutes les déesses rassemblées, n’ont jamais eu tant de charmes. Il semblait, quand elle était dans cette profonde caverne avec Ravagio, Tourmentine et les ogrelets, que le soleil, les étoiles, les cieux y étaient descendus, la cruauté qu’elle voyait à ces monstres la rendait plus douce : et depuis qu’elle connut leur terrible inclination pour la char frache, elle n’était occupée qu’à faire sauver les malheureux qui tombaient entre leurs mains : de sorte que pour les garantir, elle s’exposait souvent à toutes leurs fureurs. Elle les aurait éprouvées à la fin, si l’ogrelet ne l’avait pas chérie comme son œil. Hé ! que ne peut pas une forte passion ? Car ce petit monstre avait pris un caractère de douceur, en voyant et en aimant la belle princesse.

Mais, hélas ! quelle était sa douleur quand elle pensait qu’il fallait épouser ce détestable amant ? Quoiqu’elle ne sût rien de sa naissance, elle avait bien jugé par la richesse de ses langes, la chaîne d’or et la turquoise, qu’elle venait de bon lieu ; et elle en jugeait encore mieux par les sentiments de son cœur. Elle ne savait ni lire ni écrire, ni aucune langue, elle parlait le jargon d’Ogrelie : elle vivait dans une parfaite ignorance de toutes les choses du monde : elle ne laissait pas d’avoir d’aussi bons principes de vertu de douceur et de naturel, que si elle avait été élevée dans la Cour de l’univers la mieux polie.

Elle s’était fait un habit de peau de tigre ; ses bras étaient demi-nus ; elle portait un carquois et des flèches sur son épaule, un arc à sa ceinture ; ses cheveux blonds n’étaient attachés qu’avec un cordon de jonc marin, et flottaient au gré du vent sur sa gorge et sur son dos : elle avait aussi des brodequins du même jonc : en cet équipage elle traversait les bois comme une seconde Diane, et elle n’aurait point su qu’elle était belle, si le cristal des fontaines ne lui avait pas offert d’innocents miroirs, où ses yeux s’attachaient sans la rendre ni plus vaine, ni plus prévenue en sa faveur ; le soleil faisait sur son teint l’effet qu’il produit sur la cire. Il le blanchissait, et l’air de la mer ne le pouvait noircir. Elle ne mangeait jamais que ce qu’elle prenait à la chasse ou à la pêche ; et sur ce prétexte elle s’éloignait souvent de la terrible caverne, pour s’ôter la vue des plus difformes objets qui fussent dans la nature. « Ciel, disait-elle en versant des larmes, que t’ai-je fait pour m’avoir destinée à ce cruel ogrelet ! Que ne me laissais-tu périr dans la mer ? Pourquoi m’as-tu conservé une vie que je dois passer d’une manière si déplorable ? N’auras-tu pas quelque compassion de ma douleur ? » Elle s’adressait ainsi aux dieux, et leur demandait du secours.

Lorsque le temps était rude, et qu’elle pouvait croire que la mer avait jeté des malheureux sur le rivage, elle s’y rendait soigneusement pour les secourir, et pour faire en sorte qu’ils n’avançassent point jusqu’à la caverne des ogres. Il avait fait toute la nuit un vent épouvantable : elle se leva dès qu’il fut jour, et courut vers la mer ; elle aperçut un homme qui tenait une planche entre ses bras, et qui essayait de gagner le rivage malgré la violence des vagues qui le repoussaient : la princesse aurait bien voulu lui aider ; elle lui faisait des signes pour lui marquer les endroits les plus aisés, mais il ne la voyait ni ne l’entendait ; il venait quelquefois si près, qu’il semblait n’avoir qu’un pas à faire, puis une lame d’eau le couvrait, et il ne paraissait plus ; enfin, il fut poussé sur le sable, et il y demeura étendu sans aucun mouvement. Aimée s’en approcha : et malgré la pâleur qui lui faisait craindre sa mort, elle lui donna tout le secours qu’elle put : elle portait toujours de certaines herbes dont l’odeur était si forte, qu’elle faisait revenir des plus longs évanouissements : elle les pressa dans ses mains, et elle lui en frotta les lèvres et les tempes : il ouvrit les yeux, et demeura si surpris de la beauté et de l’habillement de la princesse, qu’il ne pouvait presque déterminer si c’était un songe ou une réalité. Il lui parla le premier ; elle lui parla à son tour : ils s’entendaient aussi peu l’un que l’autre, et se regardaient avec une attention mêlée d’étonnement et de plaisir. La princesse n’avait vu que quelques pauvres pêcheurs que les ogres avaient attrapés et qu’elle avait fait sauver, comme je l’ai déjà dit : que put-elle donc penser, quand elle vit l’homme du monde le mieux fait, et le plus magnifiquement vêtu ? Car enfin, c’était le prince Aimé son cousin germain, dont la flotte battue d’une furieuse tempête, s’était brisée contre des écueils ; et chacun poussé au gré des vents avait péri, ou était arrivé à quelques plages, pour la plupart inconnues.

Le jeune prince de son côté admirait que sous des habits si sauvages, et dans un pays qui paraissait désert, il s’y pût trouver une si merveilleuse personne : et l’idée récente des princesses et des dames qu’il avait vues, ne servait qu’à lui persuader que celle qu’il voyait alors, ne pouvait être égalée par aucune autre. Dans cette mutuelle surprise, ils continuaient de se parler sans s’entendre ; leurs yeux et quelques gestes servaient d’interprètes à leurs pensées ; la princesse passa ainsi plusieurs moments ; mais faisant tout d’un coup réflexion au péril où cet étranger allait être exposé, elle tomba dans une mélancolie et dans un abattement qui parurent aussitôt sur son visage. Le prince craignant qu’elle ne se trouvât mal, s’empressait auprès d’elle et voulait lui prendre les mains, elle le repoussait, et lui montrait comme elle pouvait, qu’il s’en allât : elle se mettait à courir devant lui, elle revenait sur ses pas, elle lui faisait signe d’en faire autant, il fuyait et revenait ; quand il revenait, elle se fâchait ; elle prenait ses flèches, elle les portait sur son cœur, pour lui signifier qu’on le tuerait ; il croyait qu’elle voulait le tuer, il mettait un genou en terre et il attendait le coup quand elle voyait cela elle ne savait plus que faire, ni comment s’exprimer ; et le regardant tendrement : « Quoi ! disait-elle, tu seras donc la victime de mes affreux hôtes ? Quoi ! des mêmes yeux dont j’ai le plaisir de te regarder, je te verrai déchirer en morceaux et dévorer sans miséricorde ? » Elle pleurait, et le prince interdit ne pouvait rien comprendre à tout ce qu’elle faisait.

Cependant, elle réussit à lui faire entendre qu’elle ne voulait pas qu’il la suivît : elle le prit par la main, elle le mena dans un rocher dont l’ouverture donnait du côté de la mer ; il était très profond : elle y allait souvent pleurer ses disgrâces ; elle y dormait quelquefois quand le soleil était trop ardent pour retourner à la caverne ; et comme elle avait beaucoup de propreté et d’adresse, elle l’avait meublé d’un tissu d’ailes de papillons de plusieurs couleurs, et sur des cannes pliées et passées les unes dans les autres qui formaient une espèce de lit de repos, elle y avait étendu un tapis de jonc marin ; elle mettait dans de grandes et profondes coquilles des branches de fleurs, cela faisait comme des vases qu’elle remplissait d’eau pour conserver ses bouquets, il y avait mille gentillesses qu’elle travaillait, tantôt avec des arêtes de poisson et des coquilles, tantôt avec le jonc marin et les cannes ; et ces petits ouvrages, malgré leur simplicité, avaient quelque chose de si délicat, qu’il était aisé de juger par eux du bon goût et de l’adresse de la princesse.

Le prince demeura surpris de tant de propreté ; il crut que c’était en ce lieu qu’elle se retirait ; il était ravi de s’y trouver avec elle : et quoiqu’il ne fût pas assez heureux pour lui pouvoir faire entendre les sentiments d’admiration qu’elle lui inspirait, il lui semblait déjà qu’il préférait de la voir et de vivre auprès d’elle, à toutes les couronnes où sa naissance et la volonté de ses proches l’appelaient.

Elle l’obligea de s’asseoir ; et pour lui marquer qu’elle souhaitait qu’il restât là jusqu’à ce qu’elle lui eût apporté à manger, elle défit le cordon qui retenait une partie de ses cheveux, elle l’attacha au bras du prince et le lia au petit lit, et puis elle s’en alla : il mourait d’envie de la suivre, mais il craignait de lui déplaire, et il commença de s’abandonner à des réflexions dont la présence de la princesse l’avait distrait. «  Où suis-je ? disait-il. En quel pays la Fortune m’a-t-elle conduit ? Mes vaisseaux sont péris, mes gens noyés, tout me manque : je trouve au lieu de la couronne qui m’était offerte, un triste rocher où je cherche une retraite ! Que dois-je devenir ici ? Quel peuple y trouverai-je ? Si j’en juge par la personne qui m’a secouru, ce sont des divinités : mais la crainte qu’elle avait que je la suivisse, ce langage dur et barbare qui sonne si mal dans sa belle bouche, me laissent craindre quelque aventure plus funeste que celle qui m’est déjà arrivée !  » Ensuite il mettait toute son application à repasser dans son esprit les beautés incomparables de la jeune sauvage ; son cœur s’échauffait, il s’impatientait de ne la voir point revenir, et son absence lui semblait le plus grand de tous les maux.

Elle revint avec tout l’empressement possible ; elle n’avait pas cessé de songer au prince, et elle était si nouvelle sur les tendres sentiments, qu’elle n’était point en garde contre ceux qu’il lui inspirait : elle remerciait le Ciel de l’avoir sauvé du péril de la mer : elle le conjurait de le préserver de celui qu’il courait, si proche des ogres ; elle était si chargée, et elle avait marché si vite, qu’en arrivant elle se trouva un peu mal sous la grosse peau de tigre qui lui servait de manteau. Elle s’assit, le prince se mit à ses pieds, fort ému de ce qu’elle souffrait ; il était assurément plus malade qu’elle. Enfin, elle revint de sa faiblesse ; aussitôt elle lui montra tous les petits ragoûts qu’elle lui avait apportés, entre autres quatre perroquets et six écureuils cuits au soleil, des fraises, des cerises, des framboises, et d’autres fruits : les assiettes étaient de bois de cèdre et de calambour, le couteau de pierre, les serviettes de grandes feuilles fort douces et maniables, une coquille pour boire, et de belle eau dans une autre.

Le prince lui témoignait sa reconnaissance par tous les signes de tête et de mains qu’il pouvait lui faire ; et elle, avec un doux sourire, lui laissait connaître que tout ce qu’il faisait lui était agréable. Mais l’heure de se séparer étant venue, elle lui fit si bien entendre qu’elle s’en allait, qu’ils se prirent tous deux à soupirer et se cachèrent leurs larmes l’un à l’autre, chacun pleurait tendrement : elle se leva et voulut sortir : le prince fit un grand cri et se jeta à ses pieds, la priant de rester : elle voyait bien ce qu’il souhaitait, mais elle le repoussa : et prenant un petit air sévère, il connut qu’il fallait s’accoutumer de bonne heure à lui obéir.

Il faut dire la vérité, s’il passa une terrible nuit, celle de la princesse n’eut rien de moins triste. Quand elle arriva à la caverne et qu’elle se trouva au milieu des ogres et des ogrichons, qu’elle regardait l’affreux ogrelet comme le monstre qui serait son mari, et qu’elle pensait aux charmes de l’étranger qu’elle venait de quitter, elle était sur le point de s’aller jeter la tête la première dans la mer. Il faut ajouter à cela la crainte que Ravagio ou Tourmentine ne sentissent char frache, et qu’ils n’allassent droit au rocher dévorer le prince Aimé.

Ces différentes alarmes la tinrent éveillée toute la nuit ; elle se leva avec le jour et prit le chemin du rivage ; elle y courut, elle y vola, chargée de perroquets, de singes et d’une outarde, de fruits, de lait, et de tout ce qu’elle put croire de meilleur. Le prince ne s’était point déshabillé : il avait souffert tant de fatigue sur la mer, et il avait si peu dormi, que vers le jour il fit un léger somme.

« Comment ? dit-elle en le réveillant, j’ai pensé toujours à vous depuis que je vous ai quitté ; je n’ai pas même fermé les yeux, et vous êtes capable de dormir ! » Le prince la regardait et l’écoutait sans l’entendre ; il lui parla à son tour : «  Quelle joie, ma chère enfant ! lui disait-il en baisant ses mains ; quelle joie de vous revoir ! Il me semble qu’il y avait un siècle que vous étiez partie de ce rocher. » Il lui parla longtemps, sans réfléchir qu’elle ne l’entendait point : lorsqu’il s’en souvint, il soupira tristement et se tut. Elle prit la parole, et lui dit qu’elle avait de cruelles inquiétudes que Ravagio et Tourmentine le découvrissent ; qu’elle n’osait espérer qu’il fût longtemps en sûreté dans ce rocher, que son éloignement la ferait mourir ; mais qu’elle y consentait plutôt que de l’exposer à être dévoré ; qu’elle le conjurait de s’enfuir. En cet endroit ses yeux se couvrirent de larmes ; elle joignit ses mains devant lui d’une manière suppliante : il ne comprit point ce qu’elle voulait, il en était au désespoir et se jeta à ses pieds. Enfin, elle lui montra si souvent le chemin, qu’il entendit une partie de ses signes ; et il lui fit entendre à son tour, qu’il mourrait plutôt que de l’abandonner. Elle sentit si vivement ce témoignage de l’amitié du prince, que pour marquer à quel point elle en était touchée, elle détacha de son bras la chaîne d’or et le cœur de turquoise que la reine sa mère lui avait mis au cou, et elle l’attacha au bras du prince de la manière du monde la plus gracieuse. Quelque transporté qu’il fût de cette faveur, il ne laissa pas d’apercevoir les caractères qui étaient gravés sur la turquoise ; il les regarda avec attention, et lut : Aimée, fille du roi de l’Île Heureuse.

Il n’a jamais été un étonnement semblable au sien ; il savait que la petite princesse qui avait péri se nommait Aimée, il ne douta point que ce cœur n’eût été à elle : mais il ignorait encore si la belle sauvage était la princesse, ou si la mer avait jeté ce bijou sur le sable. Il regardait Aimée avec une attention extraordinaire ; et plus il la regardait, plus il lui semblait découvrir un certain air de famille, de certains traits, et particulièrement des mouvements de tendresse dans son âme, qui l’assuraient que la sauvage était sa cousine.

Elle examinait avec surprise les actions qu’il faisait, levant les yeux au ciel, comme pour lui rendre grâce, la regardant et pleurant, lui prenant les mains et les baisant de tout son cour ; il la remercia de la libéralité qu’elle venait de lui faire ; et lui remettant au bras, il lui fit connaître qu’il aimait mieux un de ses cheveux qu’il lui demanda, et qu’il eut bien de la peine à obtenir.

Quatre jours se passèrent ainsi ; la princesse portait dès le matin tout ce qu’il lui fallait pour sa nourriture : elle demeurait avec lui le plus longtemps qu’elle pouvait, et les heures s’écoulaient ainsi bien vite, quoiqu’ils n’eussent pas le plaisir de s’entretenir.

Une fois qu’elle revint assez tard et qu’elle craignait d’être grondée par la terrible Tourmentine, elle fut très surprise d’en recevoir un accueil favorable, et de trouver une table toute chargée de fruits : elle demanda permission d’en prendre quelques-uns. Ravagio lui dit qu’ils n’étaient là que pour elle ; que son ogrelet les était allé chercher, et qu’enfin, il était temps de le rendre heureux : qu’il voulait dans trois jours qu’elle l’épousât. Quelles nouvelles ! S’en peut-il au monde de plus funestes pour cette aimable princesse ? Elle en pensa mourir d’effroi et de douleur : mais cachant son affliction, elle répondit qu’elle leur obéirait sans répugnance, pourvu qu’ils voulussent prolonger un peu le temps prescrit. Ravagio se fâcha et s’écriant : « À quoi tient-il que je ne te mange ? », la pauvre princesse tomba évanouie de peur entre les griffes de Tourmentine et de l’ogrelet, qui l’aimait fort, et qui pria tant Ravagio qu’il s’apaisa.

Aimée ne dormit pas un moment, elle attendait le jour avec impatience ; dès qu’il parut elle fut au rocher, et quand elle vit le prince, elle poussa des cris douloureux et versa un ruisseau de larmes. Il demeura presque immobile : sa passion pour la belle Aimée avait fait plus de progrès en quatre jours, que les passions ordinaires n’en font en quatre ans : il se tuait de lui demander ce qu’elle avait ; elle connaissait bien qu’il ne le comprenait point, elle ne savait comment se faire entendre : enfin, elle abattit ses longs cheveux : elle mit une couronne de fleurs sur sa tête, et touchant de sa main celle d’Aimé, auquel elle faisait signe qu’elle en userait ainsi avec un autre, il comprit le malheur dont il était menacé, et qu’on allait la marier.

Il fut sur le point d’expirer à ses pieds ; il ne savait ni les routes, ni les moyens de la sauver, elle ne les savait pas non plus : ils pleuraient, ils se regardaient et se marquaient mutuellement qu’il valait mieux mourir ensemble que de se séparer. Elle demeura avec lui jusqu’au soir ; mais comme la nuit était venue plus tôt qu’ils ne l’attendaient, et que toute pensive elle ne prenait pas garde aux sentiers qu’elle suivait, elle s’avança dans une route du bois peu fréquentée, où il lui entra dans le pied une longue épine qui le perçait de part en part ; heureusement pour elle il n’y avait pas loin de là jusqu’à la caverne ; elle eut beaucoup de peine à s’y rendre, son pied était tout en sang. Ravagio, Tourmentine et les ogrichons la secoururent ; elle souffrit de grandes douleurs quand il fallut arracher cette épine ; ils pilèrent des herbes, ils les mirent sur son pied, et elle se coucha avec l’inquiétude que l’on peut imaginer pour son cher prince.

Hélas ! disait-elle, je ne pourrai marcher demain ; que pensera-t-il de ne me pas voir ? Je lui ai fait entendre que l’on me va marier, il croira que je n’ai pu m’en défendre ; qui le nourrira ? De quelque manière que ce soit, il va mourir : s’il vient me chercher il est perdu : si j’envoie un ogrelet vers lui, Ravagio en sera informé. » Elle fondait en larmes, elle soupirait, et voulut se lever de bon matin : mais il lui fut impossible de marcher, sa blessure était trop grande ; et Tourmentine qui l’aperçut sortir l’arrêta, et lui dit que si elle faisait un pas elle l’allait manger.

Cependant le prince, qui voyait passer l’heure où elle avait accoutumé de venir, commença de s’affliger et de craindre ; plus le temps s’avançait, plus ses alarmes augmentaient : tous les supplices du monde lui auraient paru moins terribles que les inquiétudes auxquelles son amour le livrait : il se faisait la dernière violence pour attendre, plus il attendait, moins il espérait. Enfin, il se dévoua à la mort, et sortit résolu d’aller chercher son aimable princesse.

Il marchait sans savoir où il allait : il suivit un sentier battu qu’il trouva à l’entrée du bois, et après avoir marché une heure, il entendit quelque bruit, et il aperçut la caverne d’où il sortait une épaisse fumée ; il se promit d’apprendre là quelques nouvelles ; il entra, et il n’eut guère avancé qu’il vit Ravagio, qui le saisissant tout d’un coup d’une force épouvantable, allait le dévorer, si les cris qu’il faisait en se débattant n’eussent frappé les oreilles de sa chère amante. À cette voix elle ne ressentit plus rien qui pût l’arrêter : elle sortit de son trou, elle entra dans celui où Ravagio tenait le pauvre prince : elle était pâle et tremblante comme s’il eût voulu la manger elle-même : elle se jeta à genoux devant lui, et le conjura de garder cette char frache pour le jour de ses noces avec l’ogrelet, et qu’elle lui promettait d’en manger. À ces mots Ravagio fut si content de penser que la princesse voulait prendre ses coutumes, qu’il lâcha le prince et l’enferma dans le trou où tous les ogrichons couchaient.

Aimée demanda permission de le bien nourrir, afin qu’il ne maigrît point et qu’il fît honneur au repas : l’ogre y consentit. Elle porta au prince tout ce qu’elle put trouver de meilleur. Quand il la vit entrer, il en eut une joie qui diminua son déplaisir, mais lorsqu’elle lui montra la blessure de son pied, sa douleur prit de nouvelles forces. Ils pleurèrent longtemps ; le prince ne pouvait manger, et sa chère maîtresse coupait de ses mains délicates de petits morceaux qu’elle lui présentait de si bonne grâce, qu’il ne lui était pas possible de les refuser.

Elle fit apporter par les ogrichons de la mousse fraîche, qu’elle couvrit d’un tapis de plumes d’oiseaux, et elle fit entendre au prince que c’était là son lit. Tourmentine l’appela : elle ne put lui faire d’autre adieu que de lui tendre la main : il la baisa avec des transports de tendresse qu’on ne saurait redire ; elle laissa à ses yeux le soin de lui exprimer ce qu’elle pensait.

Ravagio, Tourmentine et la princesse couchaient dans une des concavités de la caverne, l’ogrelet et cinq ogrichonneaux couchaient dans une autre, où le prince coucha aussi ; or c’est la coutume en Ogrichonnie, que tous les soirs l’ogre, l’ogresse et les ogrichons mettent sur leur tête une belle couronne d’or, avec laquelle ils dorment : voilà leur seule magnificence, mais ils aimeraient mieux être pendus et étranglés, que d’y avoir manqué.

Lorsque tout le monde fut endormi, la princesse qui pensait à son aimable amant fit réflexion que malgré la parole que Ravagio et Tourmentine lui avaient donné de ne le pas manger, s’ils avaient faim pendant la nuit (ce qui leur arrivait presque toujours quand ils avaient de la char frache), c’était fait de lui ; et l’inquiétude qu’elle en eut commença de lui livrer de si rudes assauts, qu’elle en pensa mourir d’effroi. Après avoir rêvé quelque temps elle se leva, se couvrit à la hâte de sa peau de tigre, et tâtonnant sans faire de bruit, elle alla dans la caverne où les ogrichons dormaient ; elle prit la couronne du premier qu’elle trouva et la posa sur la tête du prince, qui était bien éveillé et qui n’osa en faire semblant, ne sachant qui lui faisait cette cérémonie ; ensuite la princesse retourna dans son petit lit.

Elle s’y était à peine fourrée, que Ravagio songeant au bon repas qu’il aurait fait du prince, et son appétit augmentant à mesure qu’il y pensait, il se leva à son tour et fut dans le trou où les ogrichons dormaient. Comme il ne voyait point clair, crainte de s’y méprendre, il tâta avec la main et se jeta sur celui qui n’avait pas de couronne, il le croqua comme un poulet ; la pauvre princesse qui entendait le bruit des os du malheureux qu’il mangeait, pâmait, mourait de peur que ce ne fût son amant : et le prince de son côté qui en était encore plus proche, ressentait toutes les alarmes qu’on peut avoir en pareille occasion.

Le jour tira la princesse d’une terrible peine ; elle se hâta d’aller chercher le prince, et elle lui fit assez connaître, par ses signes, ses craintes et son impatience de le voir à couvert des dents meurtrières de ces monstres : elle lui fit des amitiés, et il lui en aurait fait mille à son tour, sans que l’ogresse étant venue pour voir ses enfants, elle aperçut le sang dont la caverne était pleine, et trouva qu’il lui manquait son plus petit ogrichon. Elle poussa des cris affreux. Ravagio comprit assez le beau coup qu’il avait fait, mais le mal était sans remède : il lui dit à l’oreille, qu’ayant eu faim il s’était mépris au choix, qu’il avait cru manger la char frache. Tourmentine feignit de s’apaiser, car Ravagio était cruel, et si elle n’avait pas pris ses excuses en bonne part, il l’aurait peut-être mangée elle-même.

Mais hélas ! que la belle princesse souffrait d’étranges inquiétudes ! Elle ne cessait pas de rêver aux moyens de sauver le prince : et que ne pensait-il pas de son côté, de l’endroit affreux où vivait cette aimable fille ? Il ne pouvait se résoudre de s’en éloigner tant qu’elle y serait ; la mort lui aurait paru plus douce que cette séparation : il le lui faisait entendre, lorsque par des signes réitérés elle le conjurait de fuir, et de mettre sa vie en sûreté ; ils pleuraient ensemble, ils se prenaient les mains ; chacun en sa langue se jurait une foi réciproque et un amour éternel. Elle ne put s’empêcher de lui montrer les langes qu’elle avait quand Tourmentine la trouva, et le berceau dans lequel elle était. Le prince y reconnut les armes et la devise du roi de l’Île Heureuse ; cette vue le ravit : il marqua des transports de joie à la princesse, qui lui firent juger qu’il s’instruisait de quelque chose importante par la vue de ce berceau : elle mourait d’envie d’en être informée ; mais quelque peine qu’il y prît, comment lui faire comprendre de qui elle était fille, et la proximité qui était entre eux ? Tout ce qu’elle pénétrait, c’est qu’elle avait sujet d’en être bien aise. L’heure vint de se retirer, et l’on se coucha comme l’on avait fait la nuit précédente. La princesse saisie des mêmes inquiétudes se releva sans bruit, entra dans la caverne où était le prince, prit doucement la couronne d’une ogrelette, et la mit sur la tête de son amant, qui n’osa l’arrêter, quelque désir qu’il en eût : mais le respect qu’il avait pour elle et la crainte de lui déplaire l’en empêchèrent.

La princesse n’avait jamais été mieux inspirée que d’aller mettre la couronne sur la tête d’Aimé ; sans cette précaution, c’était fait de lui ; la barbare Tourmentine se réveilla en sursaut, et rêvant au prince qu’elle avait trouvé beau comme le jour et fort appétissant, il lui prit une si grande peur que Ravagio ne l’allât manger tout seul, qu’elle crut que le meilleur était de le prévenir : elle se glissa sans dire mot dans le trou des ogrichons, elle toucha doucement ceux qui avaient des couronnes (le prince était de ce nombre), et une des ogrelettes passa le pas en trois bouchées. Aimé et sa maîtresse entendaient tout et tremblaient de peur ; mais Tourmentine ayant fait cette expédition, ne demandait plus qu’à dormir, et ils furent en sûreté le reste de la nuit.

« Ciel, disait la princesse, secourez-nous ! Inspirez-moi ce que nous devons faire dans une extrémité si pressante. » Le prince ne priait pas avec moins d’ardeur et quelquefois il avait envie d’attaquer ces deux monstres et de les combattre : mais quel moyen d’espérer quelque avantage sur eux ? Ils étaient hauts comme des géants et leur peau était à l’épreuve du pistolet ; de sorte qu’il pensait fort prudemment qu’il n’y avait que l’adresse qui pût les tirer de cet affreux endroit.

Dès qu’il fut jour et que Tourmentine eut trouvé les os de son ogrelette, elle remplit l’air de hurlements épouvantables. Ravagio ne parut pas moins désespéré : ils furent cent fois prêts de se jeter sur le prince et sur la princesse, et de les égorger sans miséricorde ; ils s’étaient cachés dans un petit coin obscur, mais les mangeurs de char frache ne savaient que trop où ils étaient ; et de tous les périls qu’ils avaient courus, celui-là paraissait le plus évident.

Aimée rêvant et se creusant la tête, vint tout d’un coup à se souvenir que la baguette d’ivoire dont Tourmentine se servait faisait des espèces de prodiges, et qu’elle-même n’en pouvait dire la raison : «  Si malgré son ignorance, disait-elle, il ne laisse pas d’arriver des choses si surprenantes, pourquoi mes paroles n’auront-elles pas autant de vertu ? » Remplie de cette idée, elle courut dans la caverne où Tourmentine couchait ; elle chercha la baguette qui était cachée dans le fond d’un trou ; et lorsqu’elle la tint, elle s’écria : « Je souhaite au nom de la royale fée Trufio, de parler le langage que parle celui que j’aime. » Elle aurait bien fait d’autres souhaits, mais Ravagio entra ; la princesse se tut, et remettant la baguette, elle vint tout doucement auprès du prince. « Cher étranger, lui dit-elle, vos peines me touchent plus sensiblement que les miennes propres. » À ces mots le prince demeura étonné et confus : «  Je vous entends, adorable princesse, lui dit-il ; vous parlez ma langue, et je puis espérer que vous entendrez à votre tour que je souffre moins pour moi, que pour vous ; que vous m’êtes plus chère que ma vie, que la lumière et que tout ce qu’il y a de plus aimable dans la nature.

— Mes expressions seront plus simples, répliqua la princesse, mais elles ne seront pas moins sincères : je sens que je donnerais tout ce que j’ai dans le rocher de la mer, mes moutons, mes agneaux, enfin ce que je possède, pour le seul plaisir de vous voir. » Le prince lui rendit mille grâces de ses bontés, et la conjura de lui apprendre qui lui avait enseigné en si peu de temps tous les termes et toutes les délicatesses d’une langue qui lui avait été inconnue jusqu’alors. Elle lui raconta le pouvoir de la baguette enchantée ; il l’informa de sa naissance et de leur parenté. La princesse se sentait transportée de joie ; comme elle avait naturellement un esprit merveilleux, elle disait des choses si fines et si bien tournées que le prince sentit un violent accroissement à sa passion.

Ils n’avaient pas de temps à perdre pour régler leurs affaires : il était question de fuir des monstres irrités et de chercher promptement un asile à leurs innocentes amours, ils se promirent de s’aimer éternellement et d’unir leurs destinées, dès qu’ils seraient en état de s’épouser. La princesse dit à son amant que lorsqu’elle verrait Ravagio et Tourmentine endormis, elle irait quérir leur grand chameau et qu’ils monteraient dessus pour s’en aller où il plairait au Ciel de les conduire. Le prince était si aise, qu’il ne pouvait [qu'] à peine contenir sa joie ; et quelque sujet qu’il eût d’avoir encore beaucoup de frayeur, les charmantes idées de l’avenir effaçaient une partie des maux présents.

Cette nuit si désirée arriva : la princesse prit de la farine et pétrit de ses mains blanches un gâteau où elle mit une fève, puis elle dit en tenant la baguette d’ivoire : « Ô fève, petite fève, je souhaite au nom de la royale fée Trufio, que tu parles s’il le faut, jusqu’à ce que tu sois cuite. » Elle mit ce gâteau sous les cendres chaudes, et fut prendre le prince qui l’attendait bien impatiemment dans le vilain gîte des ogrichons : « Partons, lui dit-elle, le chameau est lié dans le bois.

— Que l’Amour et la Fortune nous conduisent, répondit tout bas le jeune prince : allons, allons mon Aimée, allons chercher un séjour heureux et tranquille. » Il faisait clair de lune ; elle s’était saisie de la secourable baguette d’ivoire : ils trouvèrent le chameau et se mirent en chemin, sans savoir où ils allaient.

Cependant Tourmentine qui avait la tête remplie de chagrin, se tournait et retournait sans pouvoir dormir ; elle allongea le bras pour sentir si la princesse était déjà dans son petit lit, et ne la trouvant point, elle s’écria d’une voix de tonnerre : « Où es-tu donc, fille ?-Me voici auprès du feu, répondit la fève.

— Viendras-tu te coucher ? dit Tourmentine.

— Tout à l’heure, répondit la fève ; dormez, dormez. » Tourmentine, ayant peur de réveiller son Ravagio, ne parla plus : mais à deux heures de là elle tâta encore dans le petit lit d’Aimée, et s’écria : « Quoi, petite pendarde ! Tu ne veux donc pas te coucher ?

— Je me chauffe tant que je peux, répondit la fève. -Je voudrais que tu fusses au milieu du feu pour ta peine, ajouta l’ogresse.

— J’y suis aussi, dit la fève ; et l’on ne s’est jamais chauffée de plus près. » Elles firent encore beaucoup d’autres discours, que la fève soutint en fève très habile. Conclusion : vers le jour Tourmentine appela encore la princesse : mais la fève qui était cuite ne répliqua rien. Ce silence l’inquiète ; elle se lève fort émue, regarde, parle, s’alarme et cherche partout : point de princesse, plus de prince, ni de petite baguette. Elle s’écrie d’une telle force, que les bois et les vallons en retentissaient : « Réveille-toi mon poupard, réveille-toi, beau Ravagio, ta Tourmentine est trahie, nos chars fraches ont pris la fuite. »

Ravagio ouvre son œil, saute au milieu de la caverne comme un lion, il rugit, il beugle, il hurle, il écume : « Allons, allons, dit-il, mes bottes de sept lieues, mes hottes de sept lieues, que je poursuive nos fuyards ; j’en ferai bonne curée et gorge chaude avant qu’il soit peu. » Il met ses bottes avec lesquelles une seule de ses jambes l’avançait de sept lieues. Hélas ! quel moyen d’aller assez vite pour se garantir d’un tel coureur ? On s’étonnera qu’avec la baguette d’ivoire ils n’allaient pas encore plus vite que lui : mais la belle princesse était bien neuve dans l’art de féerie ; elle ne savait pas tout ce qu’elle pouvait faire avec une telle baguette ; et il n’y avait que les grandes extrémités qui pussent lui donner des lumières tout d’un coup.

Flattés du plaisir d’être ensemble, de celui de s’entendre, et de l’espoir de n’être point poursuivis, ils avançaient leur chemin, lorsque la princesse, qui aperçut la première le terrible Ravagio, s’écria : «  Prince, nous sommes perdus ! Voyez cet affreux monstre qui vient vers nous comme un tonnerre !

— Qu’allons-nous faire ? dit le prince, qu’allons-nous devenir ? Ah ! si j’étais seul, je ne regretterais point ma vie ; mais la vôtre, ma chère maîtresse, est exposée !

— Je suis sans consolation si la baguette ne nous garantit pas, ajouta Aimée en pleurant ; il faut nous résoudre à la mort. Je souhaite, dit-elle, au nom de la royale fée Trufio, que notre chameau devienne un étang, que le prince soit un bateau, et moi une vieille batelière qui le conduirai. » En même temps l’étang, le bateau et la batelière se forment, et Ravagio arrive sur le bord ; il crie : « Holà, ho ! vieille mère éternelle, n’avez-vous pas vu passer un chameau, un jeune homme et une fille ? » La batelière, qui se tenait au milieu de l’étang, mit ses lunettes sur son nez, et regardant Ravagio, elle lui fit signe qu’elle les avait vus, et qu’ils étaient passés dans la prairie. L’ogre la crut, il prit à gauche ; la princesse souhaita de reprendre sa forme naturelle ; elle se toucha trois fois avec la baguette, elle en frappa le bateau et l’étang, elle redevint belle et jeune, ainsi que le prince ; ils montèrent sur le chameau, et tournèrent à droite pour ne pas rencontrer leur ennemi.

Pendant qu’ils s’avançaient diligemment, et qu’ils souhaitaient de trouver quelqu’un à qui demander le chemin de l’Île Heureuse, ils vivaient des fruits de la campagne, ils buvaient l’eau des fontaines et couchaient sous les arbres, bien inquiets que les bêtes sauvages ne vinssent pour les dévorer : mais la princesse avait son arc et ses flèches, dont elle aurait essayé de se défendre. Le péril ne les effrayait pas si fort, qu’ils ne ressentissent vivement le plaisir d’être échappés de la caverne, et de se trouver ensemble : depuis qu’ils s’entendaient, ils se disaient les plus jolies choses du monde ; l’amour donne ordinairement de l’esprit ; à leur égard ils n’avaient pas besoin de ce secours, ayant mille agréments naturels, et des pensées toujours nouvelles.

Le prince témoignait à sa princesse l’extrême impatience qu’il avait d’arriver bientôt chez le roi son père ou chez le sien, puisqu’elle lui avait promis qu’avec leur consentement, elle le recevrait pour époux. Ce qu’on ne croira peut-être pas sans peine, c’est qu’en attendant cet heureux jour, il vivait avec elle dans les bois, dans la solitude, et maître de lui proposer tout ce qu’il aurait voulu, d’une manière si respectueuse et si sage, qu’il ne s’est jamais trouvé tant de passion et tant de vertu ensemble. Après que Ravagio eut parcouru les monts, les forêts et les plaines, il retourna à sa caverne, où Tourmentine et les ogrichons l’attendaient impatiemment ; il était chargé de cinq ou six personnes qui étaient tombées malheureusement sous ses griffes. « Hé bien ! lui cria Tourmentine, les as-tu trouvés et mangés, ces fuyards, ces voleurs, ces chars fraches ? Ne m’en as-tu gardé ni pieds ni pattes ?-Je crois qu’ils sont envolés, répondit Ravagio ; j’ai couru comme un loup de tous côtés, sans les rencontrer ; et j’ai vu seulement une vieille dans un bateau sur un étang, qui m’en a dit des nouvelles. -Et que t’en a-t-elle dit ? répliqua l’impatiente Tourmentine.

— Qu’ils avaient tourné à gauche, ajouta Ravagio.

— Par mon chef, dit-elle, tu en es la dupe ! J’ai dans la tête que tu parlais à eux-mêmes : retourne et si tu les attrapes, ne leur fais pas quartier d’un moment. »

Ravagio graissa ses bottes de sept lieues et partit comme un désespéré. Nos jeunes amants sortaient d’un bois où ils avaient passé la nuit. Quand ils l’aperçurent, ils s’effrayèrent également : «  Mon Aimée, dit le prince, voici notre ennemi : je me sens assez de courage pour le combattre, n’en aurez-vous pas assez pour fuir toute seule ?

— Non, s’écria-t-elle, je ne vous abandonnerai point, cruel, doutez-vous ainsi de ma tendresse ? Mais ne perdons pas un moment, la baguette nous sera peut-être d’un grand secours. Je souhaite, dit-elle, au nom de la royale fée Trufio, que le prince soit métamorphosé en portrait, le chameau en pilier, et moi en nain. » Le changement se fit, et le nain se mit à sonner du cor. Ravagio qui s’avançait au grand pas, lui dit : « Apprends-moi, petit avorton de la nature, si tu n’as point vu passer un beau garçon, une jeune fille, et un chameau.

— Ors vous le dirai, répondit le nain : jaçoient que soyez en quête d’un gentil damoisel, d’une émerveillable dame, et de leur monture, les avisai hier en cet ère qui se pavanoient tous coyent et réjouis ; icel gentil chevalier reçut le lots et galardon des joûtes et tournoyements qui se firent à l’honneur de Merlusine, qu’ilec voyez dépeinte en sa vive ressemblance ; moult hauts prud’hommes et bons chevaliers y dérompirent lances, hauberts, salades et pavois : le conflict fut rude, et le guerdon un moult beau fermeillet d’or, accoutré de perles et diamans ; au départir la dame inconnue me dit : "Nain, mon ami, sans plus longs parlemens, je te requiers un service au nom de ta plus douce amie (si n’en serez éconduite, lui dis-je, et vous l’octroye, à celle condition qu’il soit en mon pouvoir), au cas dit-elle, qu’aviser tu puisse le grand et décommunal géant, qui œil porte droit par le milieu du front ; prie-le moult accortement qu’il voise en paix, et nous y laisse." Puis elle chassa son palfroi et ils s’éloignèrent.

— Par où ? dit Ravagio.

— Jus cette verdoyante prairie, à l’orée du bois, dit le nain.

— Si tu mens, répliqua l’ogre, sois assuré, petit crasseux, que je te mangerai, toi, ton pilier et ton portrait de Merluche.

— Oncque vilenie, ni falace n’y eut en moi, dit le nain ; ma bouche n’est mie mensongère, homme vivant ne me peut trouver en fraude ; mais allez vite, si quérez les occire avant soleil couché. » L’ogre s’éloigna, le nain reprit sa figure et toucha le portrait et le pilier, qui devinrent ce qu’ils devaient être.

Quelle joie pour l’amant et pour la maîtresse ! «  Non, disait le prince, je n’ai jamais ressenti de si vives alarmes, ma chère Aimée ; comme ma passion pour vous prend à tout moment de nouvelles forces, mes inquiétudes augmentent quand vous êtes en péril.

— Et moi, lui dit-elle, il me semble que je n’avais point de peur, parce que Ravagio ne mange pas les tableaux : que j’étais seule exposée à sa fureur ; que ma figure était peu appétissante ; et qu’enfin je donnerais ma vie, pour conserver la vôtre. »

Ravagio courut inutilement, il ne trouva ni l’amant ni la maîtresse ; il était las comme un chien ; il reprit le chemin de sa caverne. « Quoi 1 tu reviens sans nos prisonniers ? s’écria Tourmentine en arrachant ses crins hérissés. Ne m’approche pas, ou je t’étrangle.

— Je n’ai rencontré, dit-il, qu’un nain, un pilier et un tableau.

— Par mon chef, continua-t-elle, ce les était ! Je suis bien folle de te confier le soin de ma vengeance, comme si j’étais trop petite pour la prendre moi-même ! Çà, çà, j’y vas ; je veux me botter à mon tour, et je n’irai pas avec moins de diligence que toi. » Elle mit les bottes de sept lieues et partit. Quel moyen que le prince et la princesse allassent assez vite, pour s’échapper de ces monstres avec leurs maudites bottes de sept lieues ? Ils virent venir Tourmentine vêtue de peau de serpent, dont les couleurs bigarrées surprenaient ; elle portait sur son épaule une massue de fer d’une terrible pesanteur ; et comme elle regardait soigneusement de tous côtés, elle aurait aperçu le prince et la princesse, sans qu’ils étaient dans le fond d’un bois.

« L’affaire est sans retour, dit Aimée en pleurant ; voici la cruelle Tourmentine, dont l’aspect me glace le sang : elle est plus adroite que Ravagio ; si l’un de nous deux lui parle, elle nous reconnaîtra et commencera notre procès par nous manger ; il finira bientôt, comme vous le pouvez croire.

— Amour, Amour, s’écria le prince, ne nous abandonne point ! Est-il sous ton empire des cœurs plus tendres et des feux plus purs que les nôtres ? Ah ! ma chère Aimée, continua-t-il, en prenant ses mains et les baisant avec ardeur, êtes-vous destinée à périr de manière si barbare ?

— Non, dit-elle, non, je sens de certains mouvements de courage et de fermeté qui me rassurent ; allons, petite baguette, fais ton devoir ; je souhaite au nom de la royale fée Trufio que le chameau soit une caisse, que mon cher prince devienne un bel oranger, et que métamorphosée en abeille, je vole autour de lui. » Elle frappa à son ordinaire les trois coups sur chacun d’eux, et le changement fut assez tôt fait pour que Tourmentine, qui arriva en ce lieu, ne s’en aperçût point.

L’affreuse mégère était essoufflée, elle s’assit sous l’Oranger ; la princesse Abeille se donna le plaisir de la piquer en mille endroits ; quelque dure que fût sa peau, elle la dardait et la faisait crier : il semblait à la voir se rouler et se débattre sur l’herbe, d’un taureau ou d’un jeune lion assailli par les mouches, car celle-ci en valait cent. Le prince Oranger mourait de peur qu’elle ne se laissât attraper et qu’elle ne la tuât. Enfin, Tourmentine tout en sang s’éloigna, et la princesse allait reprendre sa première forme, quand malheureusement des voyageurs passèrent par le bois : ayant aperçu la baguette d’ivoire qui était fort propre, ils la ramassèrent et l’emportèrent. Il n’y a guère de contretemps plus fâcheux que celui-là : le prince et la princesse n’avaient pas perdu l’usage de la parole, mais que c’était un faible secours en l’état où ils se voyaient ! Le prince, accablé de douleur, poussait des regrets qui augmentaient sensiblement le déplaisir de sa chère Aimée ; il s’écriait quelquefois :

Je touchais art moment où nia belle princesse

Devait couronner ma tendresse :

Ce doux espoir enchantait tous mes sens.

Amour qui fais tant de merveilles,

Et dont les traits sont si puissants,

Conserve-toi ma chère Abeille :

Fais que son cœur ne change pas,

Et malgré la métamorphose

Que notre infortune nous cause,

Qu’elle m’aime jusqu’au trépas.

« Que je suis malheureux, continuait-il, je me trouve resserré sous l’écorce d’un arbre : me voilà Oranger, je n’ai aucun mouvement ; que deviendrai-je si vous m’abandonnez, ma chère petite Abeille ! Mais, ajoutait-il, pourquoi vous éloigneriez-vous de moi ? Vous trouverez sur mes fleurs une agréable rosée et une liqueur plus douce que le miel, vous pourrez vous en nourrir ; mes feuilles vous serviront de lit de repos, où vous n’aurez rien à craindre de la malice des araignées. » Dès que l’Oranger finissait ses plaintes, l’Abeille lui répondait ainsi :

Prince, ne craigne : pas que jamais je vous quitte,

Rien ne peut ébranler mon cour ;

Faites que rien ne vous agite,

Que le doux souvenir d’en être le vainqueur.

Elle ajoutait à cela : « N’appréhendez pas que je vous laisse jamais, ni les lis, ni les jasmins, ni les roses, ni toutes les fleurs des plus charmants parterres, ne me pourraient faire commettre une telle infidélité ; vous me verrez sans cesse voltiger autour de vous, et vous connaîtrez que l’Oranger n’est pas moins cher à l’Abeille, que le prince Aimé l’était à sa princesse Aimée. » En effet, elle s’enferma dans une des plus grosses fleurs, comme dans un palais ; et la véritable tendresse, qui trouve des ressources partout, ne laissait pas d’avoir les siennes dans cette union.

Le bois où l’Oranger était, servait de promenade à une princesse qui demeurait dans un palais magnifique ; elle avait de la jeunesse, de la beauté et de l’esprit ; on l’appelait Linda. Elle ne voulait point se marier, parce qu’elle craignait de n’être pas toujours aimée de celui qu’elle choisirait pour époux ; et comme elle avait de grands biens, elle fit bâtir un château somptueux, et elle n’y recevait que des dames et des vieillards, plus philosophes que galants, sans permettre qu’aucun autre cavalier en approchasse.

Le chaud du jour l’ayant arrêtée dans son appartement plus longtemps qu’elle n’aurait voulu, elle sortit sur le soir avec toutes ses darnes, et vint se promener dans le bois ; l’odeur de l’Oranger la surprit ; elle n’en avait jamais vu, et elle resta charmée de l’avoir trouvé : on ne comprenait point par quel hasard il se rencontrait dans un lieu comme celui-là ; il fut bien vite entouré de toute cette grande compagnie. Linda défendit qu’on en cueillît une seule fleur, et on le porta dans son jardin, où la fidèle Abeille le suivit. Linda ravie de son excellente odeur, s’assit dessous ; et sur le point de rentrer dans le palais, elle allait prendre quelques fleurs, lorsque la vigilante Abeille sortit, bourdonnant dessous les feuilles où elle se tenait en sentinelle, et piqua la princesse d’une telle force, qu’elle pensa s’évanouir : il ne fut plus question de dépouiller l’Oranger de ses fleurs : Linda revint chez elle toute malade.

Quand le prince put parler en liberté à Aimée : «  Quel chagrin vous a pris, ma chère Abeille, lui dit-il, contre la jeune Linda ? Vous l’avez cruellement piquée.

— Pouvez-vous me faire une telle question ? répondit-elle. N’êtes-vous pas assez délicat pour comprendre que vous ne devez avoir des douceurs que pour moi ? Que tout ce qui est à vous m’appartient, et que je défends mon bien, quand je défends vos fleurs ?

— Mais, lui dit-il, vous en voyez tomber sans peine : ne vous serait-il pas égal que la princesse s’en fût parée ? Qu’elle les eût passées dans ses cheveux ou mises sur son sein ?

— Non, lui dit l’Abeille, d’un ton assez aigre, la chose ne m’est point égale : je connais, ingrat, que vous êtes plus touché pour elle que pour moi ! Il y a aussi une grande différence entre une personne polie, richement vêtue, qui tient ici un rang considérable, ou une princesse infortunée, que vous avez vue couverte d’une peau de tigre, au milieu de plusieurs monstres qui ne lui ont donné que des manières dures et barbares, et dont la beauté est trop médiocre pour vous arrêter. » Elle pleura en cet endroit, autant qu’une abeille est capable de pleurer ; quelques fleurs de l’amoureux Oranger en furent mouillées, et son déplaisir d’avoir chagriné sa princesse alla si loin, que toutes ses feuilles jaunirent, plusieurs branches séchèrent, et il en pensa mourir. « Qu’ai-je donc fait, s’écria-t-il, belle Abeille ? Qu’ai-je fait pour m’attirer votre courroux ? Ah ! vous voulez sans doute m’abandonner ; vous êtes déjà lasse de vous être attachée à un malheureux comme moi ! » La nuit se passa en reproches ; mais au point du jour un zéphyr obligeant, qui les avait écoutés, les engagea de se raccommoder ; il ne pouvait leur rendre un service plus agréable.

Cependant Linda, qui mourait d’envie d’avoir un bouquet de fleurs d’orange[r], se leva fort matin ; elle descendit dans son parterre, et fut pour en cueillir ; mais comme elle avançait la main, elle se sentit piquer si violemment par la jalouse Abeille, que le cœur lui en manqua ; elle rentre dans sa chambre de fort mauvaise humeur : « Je ne comprends point, dit-elle, ce que c’est que l’arbre que nous avons trouvé ; mais aussitôt que j’en veux prendre le plus petit bouton, des mouches qui les gardent, me pénètrent de leurs piqûres. »

Une de ses filles, qui avait de l’esprit et qui était fort gaie, lui dit en riant : « Je suis d’avis, madame, que vous vous armiez comme une amazone, et qu’à l’exemple de Jason, lorsqu’il fut conquérir la Toison d’or, vous alliez courageusement prendre les plus belles fleurs de ce joli arbre. » Linda trouva quelque chose de plaisant dans cette idée, et sur-le-champ elle se fit faire un casque couvert de plumes, une légère cuirasse, des gantelets, et au son des trompettes, des timbales, des fifres et des hautbois, elle entra dans son jardin, suivie de toutes ses dames qui s’étaient armées à son exemple, et qui appelaient cette fête, la guerre des Mouches et des Amazones. Linda tira son épée de fort bonne grâce, puis frappant sur la plus belle branche de l’Oranger : « Paraissez, terribles abeilles, s’écria-t-elle, paraissez, je viens vous défier ; serez-vous assez vaillantes pour défendre ce que vous aimez ? »

Mais que devint Linda et toutes celles qui l’accompagnaient, lorsqu’elles entendirent sortir du tronc de l’Oranger un « hélas ! » pitoyable, suivi d’un profond soupir, et qu’elles virent couler du sang de la branche coupée. « Ciel ! s’écria-t-elle, qu’ai-je fait ? Quel prodige ! » Elle prit la branche ensanglantée, elle la rapprocha inutilement pour la rejoindre, elle se sentit saisir d’une frayeur et d’une inquiétude épouvantables.

La pauvre petite Abeille, désespérée de l’aventure funeste de son cher Oranger, pensa paraître pour chercher la mort dans la pointe de cette fatale épée, voulant venger son cher prince ; mais elle aima mieux vivre pour lui ; et songeant au remède dont il avait besoin, elle le conjura de vouloir bien qu’elle volât en Arabie pour lui rapporter du baume : en effet, après qu’il y eut consenti et qu’ils se furent dit un adieu tendre et touchant, elle s’achemina dans cette partie du monde, où son seul instinct la guidait ; mais pour parler plus juste, l’Amour l’y mena ; et comme il va plus vite que les plus diligentes mouches, il lui fournit le moyen de faire promptement ce grand voyage. Elle rapporta des baumes merveilleux sur ses ailes et au bout de ses petits pieds, dont elle guérit son prince. Il est vrai que ce fut bien moins par l’excellence du baume, que par le plaisir qu’il eut de voir la princesse Abeille prendre tant de soins de son mal ; elle y mettait tous les jours de son baume, et il en avait bien besoin, car la branche coupée était un de ses doigts : de sorte que pour peu qu’on l’eût maltraité, comme avait fait Linda, il ne lui serait demeuré ni bras ni jambes. Oh ! que l’Abeille ressentait vivement les souffrances de l’Oranger ! Elle se reprochait d’en être la cause, par l’empressement qu’elle avait eu de défendre ses fleurs.

Linda, épouvantée de ce qu’elle avait vu, ne dormait et ne mangeait plus ; enfin, elle résolut d’envoyer chercher des fées pour tâcher d’être éclaircie sur une chose qui lui paraissait si extraordinaire : elle dépêcha des ambassadeurs et les chargea de grands présents, pour les convier de venir à sa Cour.

Entre celles qui arrivèrent chez Linda, la reine Trufio vint une des premières : il n’a jamais été une personne plus savante dans l’art de féerie ; elle examina la branche et l’Oranger, elle en sentit les fleurs, et démêla une odeur humaine qui la surprit. Elle ne négligea aucune conjuration et elle en fit de si fortes, que tout d’un coup l’Oranger disparaissant, on aperçut le prince plus beau et mieux fait qu’aucun autre. À cette vue Linda demeura immobile ! Elle se sentit frappée d’admiration, et de quelque chose de si particulier pour lui, qu’elle avait déjà perdu sa première indifférence, lorsque le jeune prince occupé de son aimable Abeille, se jeta aux pieds de Trufio : « Grande reine, lui dit-il, je te dois infiniment : tu me rends l’usage de la vie en nie rendant ma première forme ; mais si tu veux que je te doive mon repos, ma joie, enfin plus que le jour auquel tu me rappelles, rends-moi nia princesse. » En achevant ces paroles, il prit la petite Abeille, sur laquelle il avait toujours les yeux. «  Tu seras content  », répondit la généreuse Trufio, elle recommença ses cérémonies, et la princesse Aimée parut avec tant de charmes, qu’il n’y eut pas une des daines qui ne lui portât envie.

Linda hésitait dans son cœur si elle devait avoir de la joie ou du chagrin d’une aventure si extraordinaire, et particulièrement de la métamorphose de l’Abeille ; enfin la raison l’emporta sur la passion qui n’était encore que naissante ; elle fit mille caresses à Aimée, et Trufio la pria de leur conter ses aventures : elle lui avait trop d’obligation pour différer ce qu’elle souhaitait d’elle ; la grâce et le bon air dont elle parlait, intéressa toute l’assemblée ; et lorsqu’elle dit à Trufio qu’elle avait fait tant de merveilles par la vertu de son nom et de sa baguette, il s’éleva un cri de joie dans la salle, et chacun pria la fée d’achever ce grand ouvrage.

Trufio de son côté ressentait un plaisir extrême de tout ce qu’elle entendait ; elle serra étroitement la princesse entre ses bras : « Puisque je vous ai été si utile sans vous connaître, lui dit-elle, jugez, charmante Aimée, à présent que je vous connais, de ce que je veux faire pour votre service ; je suis amie du roi votre père et de la reine votre mère : allons promptement dans mon char volant à l’Île Heureuse, où vous serez reçus comme vous le méritez l’un et l’autre. »

Linda les pria de rester un jour chez elle, pendant lequel elle leur fit de riches présents, et la princesse Aimée quitta sa peau de tigre pour prendre des habits d’une beauté incomparable. Que l’on comprenne à présent la joie de nos tendres amants : oui, qu’on la comprenne si l’on peut ; mais il faudrait pour cela s’être trouvé dans les mêmes malheurs ; avoir été parmi les ogres, et s’être métamorphosé tant de fois. Enfin ils partirent. Trufio les conduisit au travers de l’air dans l’Île Heureuse ; ils furent reçus du roi et de la reine comme les personnes du monde qu’ils espéraient le moins de revoir, et qu’ils revoyaient avec la plus grande satisfaction. La beauté et la sagesse d’Aimée jointes à son esprit, la rendirent l’admiration de son siècle ; sa chère mère l’aimait éperdument. Les grandes qualités du prince Aimé ne charmaient pas moins que sa bonne mine ; leur mariage se fit ; rien n’a jamais été si pompeux : les Grâces y vinrent en habits de fête, les Amours s’y trouvèrent sans même en avoir été priés ; et par un ordre exprès de leur part, on nomma le fils aîné du prince et de la princesse, Amour Fidèle.

L’on ajouta depuis beaucoup de titres à celui-ci, et sous tous ces différents titres l’on a bien de la peine à le retrouver tel qu’il est né de ce charmant mariage. Heureux qui le rencontre sans s’y méprendre.

Avec un tendre amant, seule au milieu des bois,

Aimée eut en tout temps une extrême sagesse ;

Toujours de la raison elle écouta la voix,

Et sut de son amant conserver la tendresse.

Beautés, ne croyez pas pour captiver les cœurs,

Que les plaisirs soient nécessaires ;

L’amour souvent s’éteint au milieu des douceurs :

Soyez fières, soyez sévères,

Et vous inspirerez d’éternelles ardeurs.

Il était une fois un roi et une reine auxquels il ne manquait rien pour être heureux que d’avoir des enfants : la reine était déjà vieille, elle n’en espérait plus, quand elle devint grosse, et qu’elle mit au monde la plus belle petite fille qu’on ait jamais vue. La joie fut extrême dans la maison royale : chacun s’empressa de chercher un nom à la princesse, qui exprimât ce qu’on ressentait pour elle : enfin on l’appela Aimée. La reine fit graver sur un cœur de turquoise le nom d’Aimée, fille du roi de l’Île Heureuse : elle l’attacha au cou de la princesse, croyant que la turquoise lui porterait bonheur. Mais la règle là-dessus se démentit beaucoup, car un jour que pour divertir la nourrice on l’avait menée sur la mer par le plus beau temps de l’été, il survint tout d’un coup une si épouvantable tempête, qu’il fut impossible de la descendre à terre : et comme elle était dans un petit vaisseau qui ne servait qu’à se promener le long du rivage, il fut bientôt brisé en pièces : la nourrice et tous les matelots périrent : la petite princesse, qui dormait dans son berceau, demeura flottant sur l’eau : et enfin, la mer la jeta dans un pays assez agréable, mais qui n’était presque plus habité depuis que l’ogre Ravagio et sa femme Tourmentine y étaient venus demeurer, ils mangeaient tout le monde. Les ogres sont de terribles gens quand une fois ils ont croqué de la char frache (c’est ainsi qu’ils appellent les hommes), ils ne sauraient presque plus manger autre chose ; et Tourmentine trouvait toujours le secret d’en faire venir quelqu’un, car elle était demi-fée.

Elle sentit d’une lieue la pauvre petite princesse ; elle accourut sur le rivage pour la chercher avant que Ravagio l’eût trouvée ; ils étaient aussi goulus l’un que l’autre, et jamais il n’y eut de plus hideuses figures, avec leur œil louche placé au milieu du front, leur bouche grande comme un four, leur nez large et plat, leurs longues oreilles d’âne, leurs cheveux hérissés, et leur bosse devant et derrière.

Cependant, lorsqu’elle vit Aimée dans son riche berceau, enveloppée de langes de brocard d’or, qui jouait avec ses menottes, dont les joues étaient semblables à des roses blanches mêlées d’incarnat, et sa petite bouche vermeille et riante, demi ouverte, qui semblait sourire à ce vilain monstre qui venait pour la dévorer, Tourmentine, touchée d’une pitié dont elle n’avait jamais été capable, résolut de la nourrir, et si elle avait à la manger, de ne la pas manger si tôt.

Elle la prit entre ses bras ; elle lia le berceau sur son dos, et en cet équipage elle revint dans sa caverne. «  Tiens, Ravagio, dit-elle à son mari ; voici de la char frache bien grassette, bien douillette, mais par mon chef tu n’en croqueras que d’une dent, c’est une belle petite fille, je veux la nourrir, nous la marierons avec notre ogrelet, ils feront des ogrichons d’une figure extraordinaire, cela nous réjouira dans notre vieillesse.

— C’est bien dit, répliqua Ravagio ; tu as plus d’esprit que tu n’es grosse ; laisse-moi regarder cet enfant, il me semble beau à merveille.

— Ne va pas le manger, lui dit Tourmentine, en mettant la petite entre ses grandes griffes. -Non, non, dit-il ; je mourrais plutôt de faim. » Voilà donc Ravagio, Tourmentine et l’ogrelet à caresser Aimée d’une manière si humaine, que c’était une espèce de miracle.

Mais la pauvre enfant qui ne voyait que ces difformes magots autour d’elle, et qui n’apercevait point le téton de sa nourrice, commença de faire une petite mine, et puis elle cria de toute sa force ; la caverne de Ravagio en retentissait. Tourmentine craignant que cela ne le fâchât, la prit et la porta dans le bois où ses ogrelets la suivirent ; elle en avait six, plus affreux les uns que les autres. Elle était demi-fée, comme je l’ai déjà dit ; son savoir consistait à tenir sa baguette d’ivoire et à souhaiter quelque chose : elle prit donc la baguette et dit : « Je souhaite au nom de la royale fée Trufio, qu’il vienne tout à l’heure la plus belle biche de nos forêts, douce et paisible, qui laisse son faon et nourrisse cette mignonne créature que Fortune m’a donnée. » En même temps une biche paraît ; les ogrelets lui font fête : elle s’approche, et se laisse téter par la princesse, puis Tourmentine la rapporte dans sa grotte ; la biche court après, saute et gambade, l’enfant la regarde et la caresse ; quand elle est dans son berceau et qu’elle pleure, la biche a du lait tout prêt, et les ogrichons la bercent.

C’est ainsi que la fille du roi fut élevée, pendant qu’on la pleurait nuit et jour, et que la croyant abîmée au fond des eaux, il songeait à choisir un héritier : il en parla à la reine, qui lui dit de faire ce qu’il jugerait à propos ; que sa chère Aimée était morte : qu’elle n’espérait plus d’enfants : qu’il avait assez attendu, et que depuis quinze ans qu’elle avait eu le malheur de la perdre, il y aurait de l’extravagance à se promettre de la revoir. Le roi délibéra donc de mander à son frère qu’il choisît, entre ses fils, celui qu’il croyait le plus digne de régner, et de [le] lui envoyer en diligence. Les ambassadeurs, ayant reçu leurs dépêches et toutes les instructions nécessaires, partirent ; il y avait bien loin, on les fit embarquer sur de bons vaisseaux, le vent leur fut favorable ; ils arrivèrent en peu de temps chez le frère du roi, qui possédait un grand royaume : il les reçut fort bien ; et quand ils lui demandèrent un de ses fils pour l’emmener avec eux, afin de succéder au roi leur maître, il se prit à pleurer de joie, et leur dit que puisque son frère lui en laissait le choix, il lui enverrait celui qu’il aurait pris pour lui-même, qui était le second de ses fils, dont les inclinations répondaient si bien à la grandeur de sa naissance, qu’il n’avait jamais rien souhaité en lui qu’il ne l’y eût trouvé dans la dernière perfection.

L’on alla quérir le prince Aimé (c’est ainsi qu’on le nommait), et quelque prévenus que fussent les ambassadeurs, quand ils le virent, ils en restèrent surpris. Il avait dix-huit ans : Amour, le tendre Amour a moins de beauté : mais ce n’était point une beauté qui diminuât rien de cet air noble et martial qui inspire du respect et de la tendresse. Il sut l’empressement du roi son oncle de l’avoir auprès de lui, et l’intention du roi son père de le faire partir en diligence : on prépara son équipage : il fit ses adieux, s’embarqua, et cingla en pleine mer.

Laissons-le aller, que la Fortune le guide. Retournons chez Ravagio voir à quoi s’occupe notre jeune princesse : elle croît en beauté comme en âge ; et c’est bien d’elle qu’on peut dire que l’Amour, les Grâces et toutes les déesses rassemblées, n’ont jamais eu tant de charmes. Il semblait, quand elle était dans cette profonde caverne avec Ravagio, Tourmentine et les ogrelets, que le soleil, les étoiles, les cieux y étaient descendus, la cruauté qu’elle voyait à ces monstres la rendait plus douce : et depuis qu’elle connut leur terrible inclination pour la char frache, elle n’était occupée qu’à faire sauver les malheureux qui tombaient entre leurs mains : de sorte que pour les garantir, elle s’exposait souvent à toutes leurs fureurs. Elle les aurait éprouvées à la fin, si l’ogrelet ne l’avait pas chérie comme son œil. Hé ! que ne peut pas une forte passion ? Car ce petit monstre avait pris un caractère de douceur, en voyant et en aimant la belle princesse.

Mais, hélas ! quelle était sa douleur quand elle pensait qu’il fallait épouser ce détestable amant ? Quoiqu’elle ne sût rien de sa naissance, elle avait bien jugé par la richesse de ses langes, la chaîne d’or et la turquoise, qu’elle venait de bon lieu ; et elle en jugeait encore mieux par les sentiments de son cœur. Elle ne savait ni lire ni écrire, ni aucune langue, elle parlait le jargon d’Ogrelie : elle vivait dans une parfaite ignorance de toutes les choses du monde : elle ne laissait pas d’avoir d’aussi bons principes de vertu de douceur et de naturel, que si elle avait été élevée dans la Cour de l’univers la mieux polie.

Elle s’était fait un habit de peau de tigre ; ses bras étaient demi-nus ; elle portait un carquois et des flèches sur son épaule, un arc à sa ceinture ; ses cheveux blonds n’étaient attachés qu’avec un cordon de jonc marin, et flottaient au gré du vent sur sa gorge et sur son dos : elle avait aussi des brodequins du même jonc : en cet équipage elle traversait les bois comme une seconde Diane, et elle n’aurait point su qu’elle était belle, si le cristal des fontaines ne lui avait pas offert d’innocents miroirs, où ses yeux s’attachaient sans la rendre ni plus vaine, ni plus prévenue en sa faveur ; le soleil faisait sur son teint l’effet qu’il produit sur la cire. Il le blanchissait, et l’air de la mer ne le pouvait noircir. Elle ne mangeait jamais que ce qu’elle prenait à la chasse ou à la pêche ; et sur ce prétexte elle s’éloignait souvent de la terrible caverne, pour s’ôter la vue des plus difformes objets qui fussent dans la nature. « Ciel, disait-elle en versant des larmes, que t’ai-je fait pour m’avoir destinée à ce cruel ogrelet ! Que ne me laissais-tu périr dans la mer ? Pourquoi m’as-tu conservé une vie que je dois passer d’une manière si déplorable ? N’auras-tu pas quelque compassion de ma douleur ? » Elle s’adressait ainsi aux dieux, et leur demandait du secours.

Lorsque le temps était rude, et qu’elle pouvait croire que la mer avait jeté des malheureux sur le rivage, elle s’y rendait soigneusement pour les secourir, et pour faire en sorte qu’ils n’avançassent point jusqu’à la caverne des ogres. Il avait fait toute la nuit un vent épouvantable : elle se leva dès qu’il fut jour, et courut vers la mer ; elle aperçut un homme qui tenait une planche entre ses bras, et qui essayait de gagner le rivage malgré la violence des vagues qui le repoussaient : la princesse aurait bien voulu lui aider ; elle lui faisait des signes pour lui marquer les endroits les plus aisés, mais il ne la voyait ni ne l’entendait ; il venait quelquefois si près, qu’il semblait n’avoir qu’un pas à faire, puis une lame d’eau le couvrait, et il ne paraissait plus ; enfin, il fut poussé sur le sable, et il y demeura étendu sans aucun mouvement. Aimée s’en approcha : et malgré la pâleur qui lui faisait craindre sa mort, elle lui donna tout le secours qu’elle put : elle portait toujours de certaines herbes dont l’odeur était si forte, qu’elle faisait revenir des plus longs évanouissements : elle les pressa dans ses mains, et elle lui en frotta les lèvres et les tempes : il ouvrit les yeux, et demeura si surpris de la beauté et de l’habillement de la princesse, qu’il ne pouvait presque déterminer si c’était un songe ou une réalité. Il lui parla le premier ; elle lui parla à son tour : ils s’entendaient aussi peu l’un que l’autre, et se regardaient avec une attention mêlée d’étonnement et de plaisir. La princesse n’avait vu que quelques pauvres pêcheurs que les ogres avaient attrapés et qu’elle avait fait sauver, comme je l’ai déjà dit : que put-elle donc penser, quand elle vit l’homme du monde le mieux fait, et le plus magnifiquement vêtu ? Car enfin, c’était le prince Aimé son cousin germain, dont la flotte battue d’une furieuse tempête, s’était brisée contre des écueils ; et chacun poussé au gré des vents avait péri, ou était arrivé à quelques plages, pour la plupart inconnues.

Le jeune prince de son côté admirait que sous des habits si sauvages, et dans un pays qui paraissait désert, il s’y pût trouver une si merveilleuse personne : et l’idée récente des princesses et des dames qu’il avait vues, ne servait qu’à lui persuader que celle qu’il voyait alors, ne pouvait être égalée par aucune autre. Dans cette mutuelle surprise, ils continuaient de se parler sans s’entendre ; leurs yeux et quelques gestes servaient d’interprètes à leurs pensées ; la princesse passa ainsi plusieurs moments ; mais faisant tout d’un coup réflexion au péril où cet étranger allait être exposé, elle tomba dans une mélancolie et dans un abattement qui parurent aussitôt sur son visage. Le prince craignant qu’elle ne se trouvât mal, s’empressait auprès d’elle et voulait lui prendre les mains, elle le repoussait, et lui montrait comme elle pouvait, qu’il s’en allât : elle se mettait à courir devant lui, elle revenait sur ses pas, elle lui faisait signe d’en faire autant, il fuyait et revenait ; quand il revenait, elle se fâchait ; elle prenait ses flèches, elle les portait sur son cœur, pour lui signifier qu’on le tuerait ; il croyait qu’elle voulait le tuer, il mettait un genou en terre et il attendait le coup quand elle voyait cela elle ne savait plus que faire, ni comment s’exprimer ; et le regardant tendrement : « Quoi ! disait-elle, tu seras donc la victime de mes affreux hôtes ? Quoi ! des mêmes yeux dont j’ai le plaisir de te regarder, je te verrai déchirer en morceaux et dévorer sans miséricorde ? » Elle pleurait, et le prince interdit ne pouvait rien comprendre à tout ce qu’elle faisait.

Cependant, elle réussit à lui faire entendre qu’elle ne voulait pas qu’il la suivît : elle le prit par la main, elle le mena dans un rocher dont l’ouverture donnait du côté de la mer ; il était très profond : elle y allait souvent pleurer ses disgrâces ; elle y dormait quelquefois quand le soleil était trop ardent pour retourner à la caverne ; et comme elle avait beaucoup de propreté et d’adresse, elle l’avait meublé d’un tissu d’ailes de papillons de plusieurs couleurs, et sur des cannes pliées et passées les unes dans les autres qui formaient une espèce de lit de repos, elle y avait étendu un tapis de jonc marin ; elle mettait dans de grandes et profondes coquilles des branches de fleurs, cela faisait comme des vases qu’elle remplissait d’eau pour conserver ses bouquets, il y avait mille gentillesses qu’elle travaillait, tantôt avec des arêtes de poisson et des coquilles, tantôt avec le jonc marin et les cannes ; et ces petits ouvrages, malgré leur simplicité, avaient quelque chose de si délicat, qu’il était aisé de juger par eux du bon goût et de l’adresse de la princesse.

Le prince demeura surpris de tant de propreté ; il crut que c’était en ce lieu qu’elle se retirait ; il était ravi de s’y trouver avec elle : et quoiqu’il ne fût pas assez heureux pour lui pouvoir faire entendre les sentiments d’admiration qu’elle lui inspirait, il lui semblait déjà qu’il préférait de la voir et de vivre auprès d’elle, à toutes les couronnes où sa naissance et la volonté de ses proches l’appelaient.

Elle l’obligea de s’asseoir ; et pour lui marquer qu’elle souhaitait qu’il restât là jusqu’à ce qu’elle lui eût apporté à manger, elle défit le cordon qui retenait une partie de ses cheveux, elle l’attacha au bras du prince et le lia au petit lit, et puis elle s’en alla : il mourait d’envie de la suivre, mais il craignait de lui déplaire, et il commença de s’abandonner à des réflexions dont la présence de la princesse l’avait distrait. «  Où suis-je ? disait-il. En quel pays la Fortune m’a-t-elle conduit ? Mes vaisseaux sont péris, mes gens noyés, tout me manque : je trouve au lieu de la couronne qui m’était offerte, un triste rocher où je cherche une retraite ! Que dois-je devenir ici ? Quel peuple y trouverai-je ? Si j’en juge par la personne qui m’a secouru, ce sont des divinités : mais la crainte qu’elle avait que je la suivisse, ce langage dur et barbare qui sonne si mal dans sa belle bouche, me laissent craindre quelque aventure plus funeste que celle qui m’est déjà arrivée !  » Ensuite il mettait toute son application à repasser dans son esprit les beautés incomparables de la jeune sauvage ; son cœur s’échauffait, il s’impatientait de ne la voir point revenir, et son absence lui semblait le plus grand de tous les maux.

Elle revint avec tout l’empressement possible ; elle n’avait pas cessé de songer au prince, et elle était si nouvelle sur les tendres sentiments, qu’elle n’était point en garde contre ceux qu’il lui inspirait : elle remerciait le Ciel de l’avoir sauvé du péril de la mer : elle le conjurait de le préserver de celui qu’il courait, si proche des ogres ; elle était si chargée, et elle avait marché si vite, qu’en arrivant elle se trouva un peu mal sous la grosse peau de tigre qui lui servait de manteau. Elle s’assit, le prince se mit à ses pieds, fort ému de ce qu’elle souffrait ; il était assurément plus malade qu’elle. Enfin, elle revint de sa faiblesse ; aussitôt elle lui montra tous les petits ragoûts qu’elle lui avait apportés, entre autres quatre perroquets et six écureuils cuits au soleil, des fraises, des cerises, des framboises, et d’autres fruits : les assiettes étaient de bois de cèdre et de calambour, le couteau de pierre, les serviettes de grandes feuilles fort douces et maniables, une coquille pour boire, et de belle eau dans une autre.

Le prince lui témoignait sa reconnaissance par tous les signes de tête et de mains qu’il pouvait lui faire ; et elle, avec un doux sourire, lui laissait connaître que tout ce qu’il faisait lui était agréable. Mais l’heure de se séparer étant venue, elle lui fit si bien entendre qu’elle s’en allait, qu’ils se prirent tous deux à soupirer et se cachèrent leurs larmes l’un à l’autre, chacun pleurait tendrement : elle se leva et voulut sortir : le prince fit un grand cri et se jeta à ses pieds, la priant de rester : elle voyait bien ce qu’il souhaitait, mais elle le repoussa : et prenant un petit air sévère, il connut qu’il fallait s’accoutumer de bonne heure à lui obéir.

Il faut dire la vérité, s’il passa une terrible nuit, celle de la princesse n’eut rien de moins triste. Quand elle arriva à la caverne et qu’elle se trouva au milieu des ogres et des ogrichons, qu’elle regardait l’affreux ogrelet comme le monstre qui serait son mari, et qu’elle pensait aux charmes de l’étranger qu’elle venait de quitter, elle était sur le point de s’aller jeter la tête la première dans la mer. Il faut ajouter à cela la crainte que Ravagio ou Tourmentine ne sentissent char frache, et qu’ils n’allassent droit au rocher dévorer le prince Aimé.

Ces différentes alarmes la tinrent éveillée toute la nuit ; elle se leva avec le jour et prit le chemin du rivage ; elle y courut, elle y vola, chargée de perroquets, de singes et d’une outarde, de fruits, de lait, et de tout ce qu’elle put croire de meilleur. Le prince ne s’était point déshabillé : il avait souffert tant de fatigue sur la mer, et il avait si peu dormi, que vers le jour il fit un léger somme.

« Comment ? dit-elle en le réveillant, j’ai pensé toujours à vous depuis que je vous ai quitté ; je n’ai pas même fermé les yeux, et vous êtes capable de dormir ! » Le prince la regardait et l’écoutait sans l’entendre ; il lui parla à son tour : «  Quelle joie, ma chère enfant ! lui disait-il en baisant ses mains ; quelle joie de vous revoir ! Il me semble qu’il y avait un siècle que vous étiez partie de ce rocher. » Il lui parla longtemps, sans réfléchir qu’elle ne l’entendait point : lorsqu’il s’en souvint, il soupira tristement et se tut. Elle prit la parole, et lui dit qu’elle avait de cruelles inquiétudes que Ravagio et Tourmentine le découvrissent ; qu’elle n’osait espérer qu’il fût longtemps en sûreté dans ce rocher, que son éloignement la ferait mourir ; mais qu’elle y consentait plutôt que de l’exposer à être dévoré ; qu’elle le conjurait de s’enfuir. En cet endroit ses yeux se couvrirent de larmes ; elle joignit ses mains devant lui d’une manière suppliante : il ne comprit point ce qu’elle voulait, il en était au désespoir et se jeta à ses pieds. Enfin, elle lui montra si souvent le chemin, qu’il entendit une partie de ses signes ; et il lui fit entendre à son tour, qu’il mourrait plutôt que de l’abandonner. Elle sentit si vivement ce témoignage de l’amitié du prince, que pour marquer à quel point elle en était touchée, elle détacha de son bras la chaîne d’or et le cœur de turquoise que la reine sa mère lui avait mis au cou, et elle l’attacha au bras du prince de la manière du monde la plus gracieuse. Quelque transporté qu’il fût de cette faveur, il ne laissa pas d’apercevoir les caractères qui étaient gravés sur la turquoise ; il les regarda avec attention, et lut : Aimée, fille du roi de l’Île Heureuse.

Il n’a jamais été un étonnement semblable au sien ; il savait que la petite princesse qui avait péri se nommait Aimée, il ne douta point que ce cœur n’eût été à elle : mais il ignorait encore si la belle sauvage était la princesse, ou si la mer avait jeté ce bijou sur le sable. Il regardait Aimée avec une attention extraordinaire ; et plus il la regardait, plus il lui semblait découvrir un certain air de famille, de certains traits, et particulièrement des mouvements de tendresse dans son âme, qui l’assuraient que la sauvage était sa cousine.

Elle examinait avec surprise les actions qu’il faisait, levant les yeux au ciel, comme pour lui rendre grâce, la regardant et pleurant, lui prenant les mains et les baisant de tout son cour ; il la remercia de la libéralité qu’elle venait de lui faire ; et lui remettant au bras, il lui fit connaître qu’il aimait mieux un de ses cheveux qu’il lui demanda, et qu’il eut bien de la peine à obtenir.

Quatre jours se passèrent ainsi ; la princesse portait dès le matin tout ce qu’il lui fallait pour sa nourriture : elle demeurait avec lui le plus longtemps qu’elle pouvait, et les heures s’écoulaient ainsi bien vite, quoiqu’ils n’eussent pas le plaisir de s’entretenir.

Une fois qu’elle revint assez tard et qu’elle craignait d’être grondée par la terrible Tourmentine, elle fut très surprise d’en recevoir un accueil favorable, et de trouver une table toute chargée de fruits : elle demanda permission d’en prendre quelques-uns. Ravagio lui dit qu’ils n’étaient là que pour elle ; que son ogrelet les était allé chercher, et qu’enfin, il était temps de le rendre heureux : qu’il voulait dans trois jours qu’elle l’épousât. Quelles nouvelles ! S’en peut-il au monde de plus funestes pour cette aimable princesse ? Elle en pensa mourir d’effroi et de douleur : mais cachant son affliction, elle répondit qu’elle leur obéirait sans répugnance, pourvu qu’ils voulussent prolonger un peu le temps prescrit. Ravagio se fâcha et s’écriant : « À quoi tient-il que je ne te mange ? », la pauvre princesse tomba évanouie de peur entre les griffes de Tourmentine et de l’ogrelet, qui l’aimait fort, et qui pria tant Ravagio qu’il s’apaisa.

Aimée ne dormit pas un moment, elle attendait le jour avec impatience ; dès qu’il parut elle fut au rocher, et quand elle vit le prince, elle poussa des cris douloureux et versa un ruisseau de larmes. Il demeura presque immobile : sa passion pour la belle Aimée avait fait plus de progrès en quatre jours, que les passions ordinaires n’en font en quatre ans : il se tuait de lui demander ce qu’elle avait ; elle connaissait bien qu’il ne le comprenait point, elle ne savait comment se faire entendre : enfin, elle abattit ses longs cheveux : elle mit une couronne de fleurs sur sa tête, et touchant de sa main celle d’Aimé, auquel elle faisait signe qu’elle en userait ainsi avec un autre, il comprit le malheur dont il était menacé, et qu’on allait la marier.

Il fut sur le point d’expirer à ses pieds ; il ne savait ni les routes, ni les moyens de la sauver, elle ne les savait pas non plus : ils pleuraient, ils se regardaient et se marquaient mutuellement qu’il valait mieux mourir ensemble que de se séparer. Elle demeura avec lui jusqu’au soir ; mais comme la nuit était venue plus tôt qu’ils ne l’attendaient, et que toute pensive elle ne prenait pas garde aux sentiers qu’elle suivait, elle s’avança dans une route du bois peu fréquentée, où il lui entra dans le pied une longue épine qui le perçait de part en part ; heureusement pour elle il n’y avait pas loin de là jusqu’à la caverne ; elle eut beaucoup de peine à s’y rendre, son pied était tout en sang. Ravagio, Tourmentine et les ogrichons la secoururent ; elle souffrit de grandes douleurs quand il fallut arracher cette épine ; ils pilèrent des herbes, ils les mirent sur son pied, et elle se coucha avec l’inquiétude que l’on peut imaginer pour son cher prince.

Hélas ! disait-elle, je ne pourrai marcher demain ; que pensera-t-il de ne me pas voir ? Je lui ai fait entendre que l’on me va marier, il croira que je n’ai pu m’en défendre ; qui le nourrira ? De quelque manière que ce soit, il va mourir : s’il vient me chercher il est perdu : si j’envoie un ogrelet vers lui, Ravagio en sera informé. » Elle fondait en larmes, elle soupirait, et voulut se lever de bon matin : mais il lui fut impossible de marcher, sa blessure était trop grande ; et Tourmentine qui l’aperçut sortir l’arrêta, et lui dit que si elle faisait un pas elle l’allait manger.

Cependant le prince, qui voyait passer l’heure où elle avait accoutumé de venir, commença de s’affliger et de craindre ; plus le temps s’avançait, plus ses alarmes augmentaient : tous les supplices du monde lui auraient paru moins terribles que les inquiétudes auxquelles son amour le livrait : il se faisait la dernière violence pour attendre, plus il attendait, moins il espérait. Enfin, il se dévoua à la mort, et sortit résolu d’aller chercher son aimable princesse.

Il marchait sans savoir où il allait : il suivit un sentier battu qu’il trouva à l’entrée du bois, et après avoir marché une heure, il entendit quelque bruit, et il aperçut la caverne d’où il sortait une épaisse fumée ; il se promit d’apprendre là quelques nouvelles ; il entra, et il n’eut guère avancé qu’il vit Ravagio, qui le saisissant tout d’un coup d’une force épouvantable, allait le dévorer, si les cris qu’il faisait en se débattant n’eussent frappé les oreilles de sa chère amante. À cette voix elle ne ressentit plus rien qui pût l’arrêter : elle sortit de son trou, elle entra dans celui où Ravagio tenait le pauvre prince : elle était pâle et tremblante comme s’il eût voulu la manger elle-même : elle se jeta à genoux devant lui, et le conjura de garder cette char frache pour le jour de ses noces avec l’ogrelet, et qu’elle lui promettait d’en manger. À ces mots Ravagio fut si content de penser que la princesse voulait prendre ses coutumes, qu’il lâcha le prince et l’enferma dans le trou où tous les ogrichons couchaient.

Aimée demanda permission de le bien nourrir, afin qu’il ne maigrît point et qu’il fît honneur au repas : l’ogre y consentit. Elle porta au prince tout ce qu’elle put trouver de meilleur. Quand il la vit entrer, il en eut une joie qui diminua son déplaisir, mais lorsqu’elle lui montra la blessure de son pied, sa douleur prit de nouvelles forces. Ils pleurèrent longtemps ; le prince ne pouvait manger, et sa chère maîtresse coupait de ses mains délicates de petits morceaux qu’elle lui présentait de si bonne grâce, qu’il ne lui était pas possible de les refuser.

Elle fit apporter par les ogrichons de la mousse fraîche, qu’elle couvrit d’un tapis de plumes d’oiseaux, et elle fit entendre au prince que c’était là son lit. Tourmentine l’appela : elle ne put lui faire d’autre adieu que de lui tendre la main : il la baisa avec des transports de tendresse qu’on ne saurait redire ; elle laissa à ses yeux le soin de lui exprimer ce qu’elle pensait.

Ravagio, Tourmentine et la princesse couchaient dans une des concavités de la caverne, l’ogrelet et cinq ogrichonneaux couchaient dans une autre, où le prince coucha aussi ; or c’est la coutume en Ogrichonnie, que tous les soirs l’ogre, l’ogresse et les ogrichons mettent sur leur tête une belle couronne d’or, avec laquelle ils dorment : voilà leur seule magnificence, mais ils aimeraient mieux être pendus et étranglés, que d’y avoir manqué.

Lorsque tout le monde fut endormi, la princesse qui pensait à son aimable amant fit réflexion que malgré la parole que Ravagio et Tourmentine lui avaient donné de ne le pas manger, s’ils avaient faim pendant la nuit (ce qui leur arrivait presque toujours quand ils avaient de la char frache), c’était fait de lui ; et l’inquiétude qu’elle en eut commença de lui livrer de si rudes assauts, qu’elle en pensa mourir d’effroi. Après avoir rêvé quelque temps elle se leva, se couvrit à la hâte de sa peau de tigre, et tâtonnant sans faire de bruit, elle alla dans la caverne où les ogrichons dormaient ; elle prit la couronne du premier qu’elle trouva et la posa sur la tête du prince, qui était bien éveillé et qui n’osa en faire semblant, ne sachant qui lui faisait cette cérémonie ; ensuite la princesse retourna dans son petit lit.

Elle s’y était à peine fourrée, que Ravagio songeant au bon repas qu’il aurait fait du prince, et son appétit augmentant à mesure qu’il y pensait, il se leva à son tour et fut dans le trou où les ogrichons dormaient. Comme il ne voyait point clair, crainte de s’y méprendre, il tâta avec la main et se jeta sur celui qui n’avait pas de couronne, il le croqua comme un poulet ; la pauvre princesse qui entendait le bruit des os du malheureux qu’il mangeait, pâmait, mourait de peur que ce ne fût son amant : et le prince de son côté qui en était encore plus proche, ressentait toutes les alarmes qu’on peut avoir en pareille occasion.

Le jour tira la princesse d’une terrible peine ; elle se hâta d’aller chercher le prince, et elle lui fit assez connaître, par ses signes, ses craintes et son impatience de le voir à couvert des dents meurtrières de ces monstres : elle lui fit des amitiés, et il lui en aurait fait mille à son tour, sans que l’ogresse étant venue pour voir ses enfants, elle aperçut le sang dont la caverne était pleine, et trouva qu’il lui manquait son plus petit ogrichon. Elle poussa des cris affreux. Ravagio comprit assez le beau coup qu’il avait fait, mais le mal était sans remède : il lui dit à l’oreille, qu’ayant eu faim il s’était mépris au choix, qu’il avait cru manger la char frache. Tourmentine feignit de s’apaiser, car Ravagio était cruel, et si elle n’avait pas pris ses excuses en bonne part, il l’aurait peut-être mangée elle-même.

Mais hélas ! que la belle princesse souffrait d’étranges inquiétudes ! Elle ne cessait pas de rêver aux moyens de sauver le prince : et que ne pensait-il pas de son côté, de l’endroit affreux où vivait cette aimable fille ? Il ne pouvait se résoudre de s’en éloigner tant qu’elle y serait ; la mort lui aurait paru plus douce que cette séparation : il le lui faisait entendre, lorsque par des signes réitérés elle le conjurait de fuir, et de mettre sa vie en sûreté ; ils pleuraient ensemble, ils se prenaient les mains ; chacun en sa langue se jurait une foi réciproque et un amour éternel. Elle ne put s’empêcher de lui montrer les langes qu’elle avait quand Tourmentine la trouva, et le berceau dans lequel elle était. Le prince y reconnut les armes et la devise du roi de l’Île Heureuse ; cette vue le ravit : il marqua des transports de joie à la princesse, qui lui firent juger qu’il s’instruisait de quelque chose importante par la vue de ce berceau : elle mourait d’envie d’en être informée ; mais quelque peine qu’il y prît, comment lui faire comprendre de qui elle était fille, et la proximité qui était entre eux ? Tout ce qu’elle pénétrait, c’est qu’elle avait sujet d’en être bien aise. L’heure vint de se retirer, et l’on se coucha comme l’on avait fait la nuit précédente. La princesse saisie des mêmes inquiétudes se releva sans bruit, entra dans la caverne où était le prince, prit doucement la couronne d’une ogrelette, et la mit sur la tête de son amant, qui n’osa l’arrêter, quelque désir qu’il en eût : mais le respect qu’il avait pour elle et la crainte de lui déplaire l’en empêchèrent.

La princesse n’avait jamais été mieux inspirée que d’aller mettre la couronne sur la tête d’Aimé ; sans cette précaution, c’était fait de lui ; la barbare Tourmentine se réveilla en sursaut, et rêvant au prince qu’elle avait trouvé beau comme le jour et fort appétissant, il lui prit une si grande peur que Ravagio ne l’allât manger tout seul, qu’elle crut que le meilleur était de le prévenir : elle se glissa sans dire mot dans le trou des ogrichons, elle toucha doucement ceux qui avaient des couronnes (le prince était de ce nombre), et une des ogrelettes passa le pas en trois bouchées. Aimé et sa maîtresse entendaient tout et tremblaient de peur ; mais Tourmentine ayant fait cette expédition, ne demandait plus qu’à dormir, et ils furent en sûreté le reste de la nuit.

« Ciel, disait la princesse, secourez-nous ! Inspirez-moi ce que nous devons faire dans une extrémité si pressante. » Le prince ne priait pas avec moins d’ardeur et quelquefois il avait envie d’attaquer ces deux monstres et de les combattre : mais quel moyen d’espérer quelque avantage sur eux ? Ils étaient hauts comme des géants et leur peau était à l’épreuve du pistolet ; de sorte qu’il pensait fort prudemment qu’il n’y avait que l’adresse qui pût les tirer de cet affreux endroit.

Dès qu’il fut jour et que Tourmentine eut trouvé les os de son ogrelette, elle remplit l’air de hurlements épouvantables. Ravagio ne parut pas moins désespéré : ils furent cent fois prêts de se jeter sur le prince et sur la princesse, et de les égorger sans miséricorde ; ils s’étaient cachés dans un petit coin obscur, mais les mangeurs de char frache ne savaient que trop où ils étaient ; et de tous les périls qu’ils avaient courus, celui-là paraissait le plus évident.

Aimée rêvant et se creusant la tête, vint tout d’un coup à se souvenir que la baguette d’ivoire dont Tourmentine se servait faisait des espèces de prodiges, et qu’elle-même n’en pouvait dire la raison : «  Si malgré son ignorance, disait-elle, il ne laisse pas d’arriver des choses si surprenantes, pourquoi mes paroles n’auront-elles pas autant de vertu ? » Remplie de cette idée, elle courut dans la caverne où Tourmentine couchait ; elle chercha la baguette qui était cachée dans le fond d’un trou ; et lorsqu’elle la tint, elle s’écria : « Je souhaite au nom de la royale fée Trufio, de parler le langage que parle celui que j’aime. » Elle aurait bien fait d’autres souhaits, mais Ravagio entra ; la princesse se tut, et remettant la baguette, elle vint tout doucement auprès du prince. « Cher étranger, lui dit-elle, vos peines me touchent plus sensiblement que les miennes propres. » À ces mots le prince demeura étonné et confus : «  Je vous entends, adorable princesse, lui dit-il ; vous parlez ma langue, et je puis espérer que vous entendrez à votre tour que je souffre moins pour moi, que pour vous ; que vous m’êtes plus chère que ma vie, que la lumière et que tout ce qu’il y a de plus aimable dans la nature.

— Mes expressions seront plus simples, répliqua la princesse, mais elles ne seront pas moins sincères : je sens que je donnerais tout ce que j’ai dans le rocher de la mer, mes moutons, mes agneaux, enfin ce que je possède, pour le seul plaisir de vous voir. » Le prince lui rendit mille grâces de ses bontés, et la conjura de lui apprendre qui lui avait enseigné en si peu de temps tous les termes et toutes les délicatesses d’une langue qui lui avait été inconnue jusqu’alors. Elle lui raconta le pouvoir de la baguette enchantée ; il l’informa de sa naissance et de leur parenté. La princesse se sentait transportée de joie ; comme elle avait naturellement un esprit merveilleux, elle disait des choses si fines et si bien tournées que le prince sentit un violent accroissement à sa passion.

Ils n’avaient pas de temps à perdre pour régler leurs affaires : il était question de fuir des monstres irrités et de chercher promptement un asile à leurs innocentes amours, ils se promirent de s’aimer éternellement et d’unir leurs destinées, dès qu’ils seraient en état de s’épouser. La princesse dit à son amant que lorsqu’elle verrait Ravagio et Tourmentine endormis, elle irait quérir leur grand chameau et qu’ils monteraient dessus pour s’en aller où il plairait au Ciel de les conduire. Le prince était si aise, qu’il ne pouvait [qu'] à peine contenir sa joie ; et quelque sujet qu’il eût d’avoir encore beaucoup de frayeur, les charmantes idées de l’avenir effaçaient une partie des maux présents.

Cette nuit si désirée arriva : la princesse prit de la farine et pétrit de ses mains blanches un gâteau où elle mit une fève, puis elle dit en tenant la baguette d’ivoire : « Ô fève, petite fève, je souhaite au nom de la royale fée Trufio, que tu parles s’il le faut, jusqu’à ce que tu sois cuite. » Elle mit ce gâteau sous les cendres chaudes, et fut prendre le prince qui l’attendait bien impatiemment dans le vilain gîte des ogrichons : « Partons, lui dit-elle, le chameau est lié dans le bois.

— Que l’Amour et la Fortune nous conduisent, répondit tout bas le jeune prince : allons, allons mon Aimée, allons chercher un séjour heureux et tranquille. » Il faisait clair de lune ; elle s’était saisie de la secourable baguette d’ivoire : ils trouvèrent le chameau et se mirent en chemin, sans savoir où ils allaient.

Cependant Tourmentine qui avait la tête remplie de chagrin, se tournait et retournait sans pouvoir dormir ; elle allongea le bras pour sentir si la princesse était déjà dans son petit lit, et ne la trouvant point, elle s’écria d’une voix de tonnerre : « Où es-tu donc, fille ?-Me voici auprès du feu, répondit la fève.

— Viendras-tu te coucher ? dit Tourmentine.

— Tout à l’heure, répondit la fève ; dormez, dormez. » Tourmentine, ayant peur de réveiller son Ravagio, ne parla plus : mais à deux heures de là elle tâta encore dans le petit lit d’Aimée, et s’écria : « Quoi, petite pendarde ! Tu ne veux donc pas te coucher ?

— Je me chauffe tant que je peux, répondit la fève. -Je voudrais que tu fusses au milieu du feu pour ta peine, ajouta l’ogresse.

— J’y suis aussi, dit la fève ; et l’on ne s’est jamais chauffée de plus près. » Elles firent encore beaucoup d’autres discours, que la fève soutint en fève très habile. Conclusion : vers le jour Tourmentine appela encore la princesse : mais la fève qui était cuite ne répliqua rien. Ce silence l’inquiète ; elle se lève fort émue, regarde, parle, s’alarme et cherche partout : point de princesse, plus de prince, ni de petite baguette. Elle s’écrie d’une telle force, que les bois et les vallons en retentissaient : « Réveille-toi mon poupard, réveille-toi, beau Ravagio, ta Tourmentine est trahie, nos chars fraches ont pris la fuite. »

Ravagio ouvre son œil, saute au milieu de la caverne comme un lion, il rugit, il beugle, il hurle, il écume : « Allons, allons, dit-il, mes bottes de sept lieues, mes hottes de sept lieues, que je poursuive nos fuyards ; j’en ferai bonne curée et gorge chaude avant qu’il soit peu. » Il met ses bottes avec lesquelles une seule de ses jambes l’avançait de sept lieues. Hélas ! quel moyen d’aller assez vite pour se garantir d’un tel coureur ? On s’étonnera qu’avec la baguette d’ivoire ils n’allaient pas encore plus vite que lui : mais la belle princesse était bien neuve dans l’art de féerie ; elle ne savait pas tout ce qu’elle pouvait faire avec une telle baguette ; et il n’y avait que les grandes extrémités qui pussent lui donner des lumières tout d’un coup.

Flattés du plaisir d’être ensemble, de celui de s’entendre, et de l’espoir de n’être point poursuivis, ils avançaient leur chemin, lorsque la princesse, qui aperçut la première le terrible Ravagio, s’écria : «  Prince, nous sommes perdus ! Voyez cet affreux monstre qui vient vers nous comme un tonnerre !

— Qu’allons-nous faire ? dit le prince, qu’allons-nous devenir ? Ah ! si j’étais seul, je ne regretterais point ma vie ; mais la vôtre, ma chère maîtresse, est exposée !

— Je suis sans consolation si la baguette ne nous garantit pas, ajouta Aimée en pleurant ; il faut nous résoudre à la mort. Je souhaite, dit-elle, au nom de la royale fée Trufio, que notre chameau devienne un étang, que le prince soit un bateau, et moi une vieille batelière qui le conduirai. » En même temps l’étang, le bateau et la batelière se forment, et Ravagio arrive sur le bord ; il crie : « Holà, ho ! vieille mère éternelle, n’avez-vous pas vu passer un chameau, un jeune homme et une fille ? » La batelière, qui se tenait au milieu de l’étang, mit ses lunettes sur son nez, et regardant Ravagio, elle lui fit signe qu’elle les avait vus, et qu’ils étaient passés dans la prairie. L’ogre la crut, il prit à gauche ; la princesse souhaita de reprendre sa forme naturelle ; elle se toucha trois fois avec la baguette, elle en frappa le bateau et l’étang, elle redevint belle et jeune, ainsi que le prince ; ils montèrent sur le chameau, et tournèrent à droite pour ne pas rencontrer leur ennemi.

Pendant qu’ils s’avançaient diligemment, et qu’ils souhaitaient de trouver quelqu’un à qui demander le chemin de l’Île Heureuse, ils vivaient des fruits de la campagne, ils buvaient l’eau des fontaines et couchaient sous les arbres, bien inquiets que les bêtes sauvages ne vinssent pour les dévorer : mais la princesse avait son arc et ses flèches, dont elle aurait essayé de se défendre. Le péril ne les effrayait pas si fort, qu’ils ne ressentissent vivement le plaisir d’être échappés de la caverne, et de se trouver ensemble : depuis qu’ils s’entendaient, ils se disaient les plus jolies choses du monde ; l’amour donne ordinairement de l’esprit ; à leur égard ils n’avaient pas besoin de ce secours, ayant mille agréments naturels, et des pensées toujours nouvelles.

Le prince témoignait à sa princesse l’extrême impatience qu’il avait d’arriver bientôt chez le roi son père ou chez le sien, puisqu’elle lui avait promis qu’avec leur consentement, elle le recevrait pour époux. Ce qu’on ne croira peut-être pas sans peine, c’est qu’en attendant cet heureux jour, il vivait avec elle dans les bois, dans la solitude, et maître de lui proposer tout ce qu’il aurait voulu, d’une manière si respectueuse et si sage, qu’il ne s’est jamais trouvé tant de passion et tant de vertu ensemble. Après que Ravagio eut parcouru les monts, les forêts et les plaines, il retourna à sa caverne, où Tourmentine et les ogrichons l’attendaient impatiemment ; il était chargé de cinq ou six personnes qui étaient tombées malheureusement sous ses griffes. « Hé bien ! lui cria Tourmentine, les as-tu trouvés et mangés, ces fuyards, ces voleurs, ces chars fraches ? Ne m’en as-tu gardé ni pieds ni pattes ?-Je crois qu’ils sont envolés, répondit Ravagio ; j’ai couru comme un loup de tous côtés, sans les rencontrer ; et j’ai vu seulement une vieille dans un bateau sur un étang, qui m’en a dit des nouvelles. -Et que t’en a-t-elle dit ? répliqua l’impatiente Tourmentine.

— Qu’ils avaient tourné à gauche, ajouta Ravagio.

— Par mon chef, dit-elle, tu en es la dupe ! J’ai dans la tête que tu parlais à eux-mêmes : retourne et si tu les attrapes, ne leur fais pas quartier d’un moment. »

Ravagio graissa ses bottes de sept lieues et partit comme un désespéré. Nos jeunes amants sortaient d’un bois où ils avaient passé la nuit. Quand ils l’aperçurent, ils s’effrayèrent également : «  Mon Aimée, dit le prince, voici notre ennemi : je me sens assez de courage pour le combattre, n’en aurez-vous pas assez pour fuir toute seule ?

— Non, s’écria-t-elle, je ne vous abandonnerai point, cruel, doutez-vous ainsi de ma tendresse ? Mais ne perdons pas un moment, la baguette nous sera peut-être d’un grand secours. Je souhaite, dit-elle, au nom de la royale fée Trufio, que le prince soit métamorphosé en portrait, le chameau en pilier, et moi en nain. » Le changement se fit, et le nain se mit à sonner du cor. Ravagio qui s’avançait au grand pas, lui dit : « Apprends-moi, petit avorton de la nature, si tu n’as point vu passer un beau garçon, une jeune fille, et un chameau.

— Ors vous le dirai, répondit le nain : jaçoient que soyez en quête d’un gentil damoisel, d’une émerveillable dame, et de leur monture, les avisai hier en cet ère qui se pavanoient tous coyent et réjouis ; icel gentil chevalier reçut le lots et galardon des joûtes et tournoyements qui se firent à l’honneur de Merlusine, qu’ilec voyez dépeinte en sa vive ressemblance ; moult hauts prud’hommes et bons chevaliers y dérompirent lances, hauberts, salades et pavois : le conflict fut rude, et le guerdon un moult beau fermeillet d’or, accoutré de perles et diamans ; au départir la dame inconnue me dit : "Nain, mon ami, sans plus longs parlemens, je te requiers un service au nom de ta plus douce amie (si n’en serez éconduite, lui dis-je, et vous l’octroye, à celle condition qu’il soit en mon pouvoir), au cas dit-elle, qu’aviser tu puisse le grand et décommunal géant, qui œil porte droit par le milieu du front ; prie-le moult accortement qu’il voise en paix, et nous y laisse." Puis elle chassa son palfroi et ils s’éloignèrent.

— Par où ? dit Ravagio.

— Jus cette verdoyante prairie, à l’orée du bois, dit le nain.

— Si tu mens, répliqua l’ogre, sois assuré, petit crasseux, que je te mangerai, toi, ton pilier et ton portrait de Merluche.

— Oncque vilenie, ni falace n’y eut en moi, dit le nain ; ma bouche n’est mie mensongère, homme vivant ne me peut trouver en fraude ; mais allez vite, si quérez les occire avant soleil couché. » L’ogre s’éloigna, le nain reprit sa figure et toucha le portrait et le pilier, qui devinrent ce qu’ils devaient être.

Quelle joie pour l’amant et pour la maîtresse ! «  Non, disait le prince, je n’ai jamais ressenti de si vives alarmes, ma chère Aimée ; comme ma passion pour vous prend à tout moment de nouvelles forces, mes inquiétudes augmentent quand vous êtes en péril.

— Et moi, lui dit-elle, il me semble que je n’avais point de peur, parce que Ravagio ne mange pas les tableaux : que j’étais seule exposée à sa fureur ; que ma figure était peu appétissante ; et qu’enfin je donnerais ma vie, pour conserver la vôtre. »

Ravagio courut inutilement, il ne trouva ni l’amant ni la maîtresse ; il était las comme un chien ; il reprit le chemin de sa caverne. « Quoi 1 tu reviens sans nos prisonniers ? s’écria Tourmentine en arrachant ses crins hérissés. Ne m’approche pas, ou je t’étrangle.

— Je n’ai rencontré, dit-il, qu’un nain, un pilier et un tableau.

— Par mon chef, continua-t-elle, ce les était ! Je suis bien folle de te confier le soin de ma vengeance, comme si j’étais trop petite pour la prendre moi-même ! Çà, çà, j’y vas ; je veux me botter à mon tour, et je n’irai pas avec moins de diligence que toi. » Elle mit les bottes de sept lieues et partit. Quel moyen que le prince et la princesse allassent assez vite, pour s’échapper de ces monstres avec leurs maudites bottes de sept lieues ? Ils virent venir Tourmentine vêtue de peau de serpent, dont les couleurs bigarrées surprenaient ; elle portait sur son épaule une massue de fer d’une terrible pesanteur ; et comme elle regardait soigneusement de tous côtés, elle aurait aperçu le prince et la princesse, sans qu’ils étaient dans le fond d’un bois.

« L’affaire est sans retour, dit Aimée en pleurant ; voici la cruelle Tourmentine, dont l’aspect me glace le sang : elle est plus adroite que Ravagio ; si l’un de nous deux lui parle, elle nous reconnaîtra et commencera notre procès par nous manger ; il finira bientôt, comme vous le pouvez croire.

— Amour, Amour, s’écria le prince, ne nous abandonne point ! Est-il sous ton empire des cœurs plus tendres et des feux plus purs que les nôtres ? Ah ! ma chère Aimée, continua-t-il, en prenant ses mains et les baisant avec ardeur, êtes-vous destinée à périr de manière si barbare ?

— Non, dit-elle, non, je sens de certains mouvements de courage et de fermeté qui me rassurent ; allons, petite baguette, fais ton devoir ; je souhaite au nom de la royale fée Trufio que le chameau soit une caisse, que mon cher prince devienne un bel oranger, et que métamorphosée en abeille, je vole autour de lui. » Elle frappa à son ordinaire les trois coups sur chacun d’eux, et le changement fut assez tôt fait pour que Tourmentine, qui arriva en ce lieu, ne s’en aperçût point.

L’affreuse mégère était essoufflée, elle s’assit sous l’Oranger ; la princesse Abeille se donna le plaisir de la piquer en mille endroits ; quelque dure que fût sa peau, elle la dardait et la faisait crier : il semblait à la voir se rouler et se débattre sur l’herbe, d’un taureau ou d’un jeune lion assailli par les mouches, car celle-ci en valait cent. Le prince Oranger mourait de peur qu’elle ne se laissât attraper et qu’elle ne la tuât. Enfin, Tourmentine tout en sang s’éloigna, et la princesse allait reprendre sa première forme, quand malheureusement des voyageurs passèrent par le bois : ayant aperçu la baguette d’ivoire qui était fort propre, ils la ramassèrent et l’emportèrent. Il n’y a guère de contretemps plus fâcheux que celui-là : le prince et la princesse n’avaient pas perdu l’usage de la parole, mais que c’était un faible secours en l’état où ils se voyaient ! Le prince, accablé de douleur, poussait des regrets qui augmentaient sensiblement le déplaisir de sa chère Aimée ; il s’écriait quelquefois :

Je touchais art moment où nia belle princesse

Devait couronner ma tendresse :

Ce doux espoir enchantait tous mes sens.

Amour qui fais tant de merveilles,

Et dont les traits sont si puissants,

Conserve-toi ma chère Abeille :

Fais que son cœur ne change pas,

Et malgré la métamorphose

Que notre infortune nous cause,

Qu’elle m’aime jusqu’au trépas.

« Que je suis malheureux, continuait-il, je me trouve resserré sous l’écorce d’un arbre : me voilà Oranger, je n’ai aucun mouvement ; que deviendrai-je si vous m’abandonnez, ma chère petite Abeille ! Mais, ajoutait-il, pourquoi vous éloigneriez-vous de moi ? Vous trouverez sur mes fleurs une agréable rosée et une liqueur plus douce que le miel, vous pourrez vous en nourrir ; mes feuilles vous serviront de lit de repos, où vous n’aurez rien à craindre de la malice des araignées. » Dès que l’Oranger finissait ses plaintes, l’Abeille lui répondait ainsi :

Prince, ne craigne : pas que jamais je vous quitte,

Rien ne peut ébranler mon cour ;

Faites que rien ne vous agite,

Que le doux souvenir d’en être le vainqueur.



Elle ajoutait à cela : « N’appréhendez pas que je vous laisse jamais, ni les lis, ni les jasmins, ni les roses, ni toutes les fleurs des plus charmants parterres, ne me pourraient faire commettre une telle infidélité ; vous me verrez sans cesse voltiger autour de vous, et vous connaîtrez que l’Oranger n’est pas moins cher à l’Abeille, que le prince Aimé l’était à sa princesse Aimée. » En effet, elle s’enferma dans une des plus grosses fleurs, comme dans un palais ; et la véritable tendresse, qui trouve des ressources partout, ne laissait pas d’avoir les siennes dans cette union.

Le bois où l’Oranger était, servait de promenade à une princesse qui demeurait dans un palais magnifique ; elle avait de la jeunesse, de la beauté et de l’esprit ; on l’appelait Linda. Elle ne voulait point se marier, parce qu’elle craignait de n’être pas toujours aimée de celui qu’elle choisirait pour époux ; et comme elle avait de grands biens, elle fit bâtir un château somptueux, et elle n’y recevait que des dames et des vieillards, plus philosophes que galants, sans permettre qu’aucun autre cavalier en approchasse.

Le chaud du jour l’ayant arrêtée dans son appartement plus longtemps qu’elle n’aurait voulu, elle sortit sur le soir avec toutes ses darnes, et vint se promener dans le bois ; l’odeur de l’Oranger la surprit ; elle n’en avait jamais vu, et elle resta charmée de l’avoir trouvé : on ne comprenait point par quel hasard il se rencontrait dans un lieu comme celui-là ; il fut bien vite entouré de toute cette grande compagnie. Linda défendit qu’on en cueillît une seule fleur, et on le porta dans son jardin, où la fidèle Abeille le suivit. Linda ravie de son excellente odeur, s’assit dessous ; et sur le point de rentrer dans le palais, elle allait prendre quelques fleurs, lorsque la vigilante Abeille sortit, bourdonnant dessous les feuilles où elle se tenait en sentinelle, et piqua la princesse d’une telle force, qu’elle pensa s’évanouir : il ne fut plus question de dépouiller l’Oranger de ses fleurs : Linda revint chez elle toute malade.

Quand le prince put parler en liberté à Aimée : «  Quel chagrin vous a pris, ma chère Abeille, lui dit-il, contre la jeune Linda ? Vous l’avez cruellement piquée.

— Pouvez-vous me faire une telle question ? répondit-elle. N’êtes-vous pas assez délicat pour comprendre que vous ne devez avoir des douceurs que pour moi ? Que tout ce qui est à vous m’appartient, et que je défends mon bien, quand je défends vos fleurs ?

— Mais, lui dit-il, vous en voyez tomber sans peine : ne vous serait-il pas égal que la princesse s’en fût parée ? Qu’elle les eût passées dans ses cheveux ou mises sur son sein ?

— Non, lui dit l’Abeille, d’un ton assez aigre, la chose ne m’est point égale : je connais, ingrat, que vous êtes plus touché pour elle que pour moi ! Il y a aussi une grande différence entre une personne polie, richement vêtue, qui tient ici un rang considérable, ou une princesse infortunée, que vous avez vue couverte d’une peau de tigre, au milieu de plusieurs monstres qui ne lui ont donné que des manières dures et barbares, et dont la beauté est trop médiocre pour vous arrêter. » Elle pleura en cet endroit, autant qu’une abeille est capable de pleurer ; quelques fleurs de l’amoureux Oranger en furent mouillées, et son déplaisir d’avoir chagriné sa princesse alla si loin, que toutes ses feuilles jaunirent, plusieurs branches séchèrent, et il en pensa mourir. « Qu’ai-je donc fait, s’écria-t-il, belle Abeille ? Qu’ai-je fait pour m’attirer votre courroux ? Ah ! vous voulez sans doute m’abandonner ; vous êtes déjà lasse de vous être attachée à un malheureux comme moi ! » La nuit se passa en reproches ; mais au point du jour un zéphyr obligeant, qui les avait écoutés, les engagea de se raccommoder ; il ne pouvait leur rendre un service plus agréable.

Cependant Linda, qui mourait d’envie d’avoir un bouquet de fleurs d’orange[r], se leva fort matin ; elle descendit dans son parterre, et fut pour en cueillir ; mais comme elle avançait la main, elle se sentit piquer si violemment par la jalouse Abeille, que le cœur lui en manqua ; elle rentre dans sa chambre de fort mauvaise humeur : « Je ne comprends point, dit-elle, ce que c’est que l’arbre que nous avons trouvé ; mais aussitôt que j’en veux prendre le plus petit bouton, des mouches qui les gardent, me pénètrent de leurs piqûres. »

Une de ses filles, qui avait de l’esprit et qui était fort gaie, lui dit en riant : « Je suis d’avis, madame, que vous vous armiez comme une amazone, et qu’à l’exemple de Jason, lorsqu’il fut conquérir la Toison d’or, vous alliez courageusement prendre les plus belles fleurs de ce joli arbre. » Linda trouva quelque chose de plaisant dans cette idée, et sur-le-champ elle se fit faire un casque couvert de plumes, une légère cuirasse, des gantelets, et au son des trompettes, des timbales, des fifres et des hautbois, elle entra dans son jardin, suivie de toutes ses dames qui s’étaient armées à son exemple, et qui appelaient cette fête, la guerre des Mouches et des Amazones. Linda tira son épée de fort bonne grâce, puis frappant sur la plus belle branche de l’Oranger : « Paraissez, terribles abeilles, s’écria-t-elle, paraissez, je viens vous défier ; serez-vous assez vaillantes pour défendre ce que vous aimez ? »

Mais que devint Linda et toutes celles qui l’accompagnaient, lorsqu’elles entendirent sortir du tronc de l’Oranger un « hélas ! » pitoyable, suivi d’un profond soupir, et qu’elles virent couler du sang de la branche coupée. « Ciel ! s’écria-t-elle, qu’ai-je fait ? Quel prodige ! » Elle prit la branche ensanglantée, elle la rapprocha inutilement pour la rejoindre, elle se sentit saisir d’une frayeur et d’une inquiétude épouvantables.

La pauvre petite Abeille, désespérée de l’aventure funeste de son cher Oranger, pensa paraître pour chercher la mort dans la pointe de cette fatale épée, voulant venger son cher prince ; mais elle aima mieux vivre pour lui ; et songeant au remède dont il avait besoin, elle le conjura de vouloir bien qu’elle volât en Arabie pour lui rapporter du baume : en effet, après qu’il y eut consenti et qu’ils se furent dit un adieu tendre et touchant, elle s’achemina dans cette partie du monde, où son seul instinct la guidait ; mais pour parler plus juste, l’Amour l’y mena ; et comme il va plus vite que les plus diligentes mouches, il lui fournit le moyen de faire promptement ce grand voyage. Elle rapporta des baumes merveilleux sur ses ailes et au bout de ses petits pieds, dont elle guérit son prince. Il est vrai que ce fut bien moins par l’excellence du baume, que par le plaisir qu’il eut de voir la princesse Abeille prendre tant de soins de son mal ; elle y mettait tous les jours de son baume, et il en avait bien besoin, car la branche coupée était un de ses doigts : de sorte que pour peu qu’on l’eût maltraité, comme avait fait Linda, il ne lui serait demeuré ni bras ni jambes. Oh ! que l’Abeille ressentait vivement les souffrances de l’Oranger ! Elle se reprochait d’en être la cause, par l’empressement qu’elle avait eu de défendre ses fleurs.

Linda, épouvantée de ce qu’elle avait vu, ne dormait et ne mangeait plus ; enfin, elle résolut d’envoyer chercher des fées pour tâcher d’être éclaircie sur une chose qui lui paraissait si extraordinaire : elle dépêcha des ambassadeurs et les chargea de grands présents, pour les convier de venir à sa Cour.

Entre celles qui arrivèrent chez Linda, la reine Trufio vint une des premières : il n’a jamais été une personne plus savante dans l’art de féerie ; elle examina la branche et l’Oranger, elle en sentit les fleurs, et démêla une odeur humaine qui la surprit. Elle ne négligea aucune conjuration et elle en fit de si fortes, que tout d’un coup l’Oranger disparaissant, on aperçut le prince plus beau et mieux fait qu’aucun autre. À cette vue Linda demeura immobile ! Elle se sentit frappée d’admiration, et de quelque chose de si particulier pour lui, qu’elle avait déjà perdu sa première indifférence, lorsque le jeune prince occupé de son aimable Abeille, se jeta aux pieds de Trufio : « Grande reine, lui dit-il, je te dois infiniment : tu me rends l’usage de la vie en nie rendant ma première forme ; mais si tu veux que je te doive mon repos, ma joie, enfin plus que le jour auquel tu me rappelles, rends-moi nia princesse. » En achevant ces paroles, il prit la petite Abeille, sur laquelle il avait toujours les yeux. «  Tu seras content  », répondit la généreuse Trufio, elle recommença ses cérémonies, et la princesse Aimée parut avec tant de charmes, qu’il n’y eut pas une des daines qui ne lui portât envie.

Linda hésitait dans son cœur si elle devait avoir de la joie ou du chagrin d’une aventure si extraordinaire, et particulièrement de la métamorphose de l’Abeille ; enfin la raison l’emporta sur la passion qui n’était encore que naissante ; elle fit mille caresses à Aimée, et Trufio la pria de leur conter ses aventures : elle lui avait trop d’obligation pour différer ce qu’elle souhaitait d’elle ; la grâce et le bon air dont elle parlait, intéressa toute l’assemblée ; et lorsqu’elle dit à Trufio qu’elle avait fait tant de merveilles par la vertu de son nom et de sa baguette, il s’éleva un cri de joie dans la salle, et chacun pria la fée d’achever ce grand ouvrage.

Trufio de son côté ressentait un plaisir extrême de tout ce qu’elle entendait ; elle serra étroitement la princesse entre ses bras : « Puisque je vous ai été si utile sans vous connaître, lui dit-elle, jugez, charmante Aimée, à présent que je vous connais, de ce que je veux faire pour votre service ; je suis amie du roi votre père et de la reine votre mère : allons promptement dans mon char volant à l’Île Heureuse, où vous serez reçus comme vous le méritez l’un et l’autre. »

Linda les pria de rester un jour chez elle, pendant lequel elle leur fit de riches présents, et la princesse Aimée quitta sa peau de tigre pour prendre des habits d’une beauté incomparable. Que l’on comprenne à présent la joie de nos tendres amants : oui, qu’on la comprenne si l’on peut ; mais il faudrait pour cela s’être trouvé dans les mêmes malheurs ; avoir été parmi les ogres, et s’être métamorphosé tant de fois. Enfin ils partirent. Trufio les conduisit au travers de l’air dans l’Île Heureuse ; ils furent reçus du roi et de la reine comme les personnes du monde qu’ils espéraient le moins de revoir, et qu’ils revoyaient avec la plus grande satisfaction. La beauté et la sagesse d’Aimée jointes à son esprit, la rendirent l’admiration de son siècle ; sa chère mère l’aimait éperdument. Les grandes qualités du prince Aimé ne charmaient pas moins que sa bonne mine ; leur mariage se fit ; rien n’a jamais été si pompeux : les Grâces y vinrent en habits de fête, les Amours s’y trouvèrent sans même en avoir été priés ; et par un ordre exprès de leur part, on nomma le fils aîné du prince et de la princesse, Amour Fidèle.

L’on ajouta depuis beaucoup de titres à celui-ci, et sous tous ces différents titres l’on a bien de la peine à le retrouver tel qu’il est né de ce charmant mariage.

Heureux qui le rencontre sans s’y méprendre.

Avec un tendre amant, seule au milieu des bois,

Aimée eut en tout temps une extrême sagesse ;

Toujours de la raison elle écouta la voix,

Et sut de son amant conserver la tendresse.

Beautés, ne croyez pas pour captiver les cœurs,

Que les plaisirs soient nécessaires ;

L’amour souvent s’éteint au milieu des douceurs :

Soyez fières, soyez sévères,

Et vous inspirerez d’éternelles ardeurs.

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