mardi 17 avril 2018

Poil de Carotte - Les perdrix



Les perdrix


Comme à l’ordinaire, M. Lepic vide sur la table sa carnassière. Elle
contient deux perdrix. Grand frère Félix les inscrit sur une ardoise pendue
au mur. C’est sa fonction. Chacun des enfants a la sienne. Sœur Ernestine
dépouille et plume le gibier. Quant à Poil de Carotte, il est spécialement
chargé d’achever les pièces blessées. Il doit ce privilège à la dureté bien
connue de son cœur sec.
Les deux perdrix s’agitent, remuent le col.
MADAME LEPIC
Qu’est-ce que tu attends pour les tuer ?
POIL DE CAROTTE
Maman, j’aimerais autant les marquer sur l’ardoise, à mon tour.
MADAME LEPIC
L’ardoise est trop haute pour toi.
POIL DE CAROTTE
Alors, j’aimerais autant les plumer.
MADAME LEPIC
Ce n’est pas l’affaire des hommes.
Poil de Carotte prend les deux perdrix. On lui donne obligeamment les
indications d’usage :
– Serre-les là, tu sais bien, au cou, à rebrousse-plume.
Une pièce dans chaque main derrière son dos, il commence.
MONSIEUR LEPIC
Deux à la fois, mâtin !
POIL DE CAROTTE
C’est pour aller plus vite.
MADAME LEPIC
Ne fais donc pas ta sensitive ; en dedans, tu savoures ta joie.
Les perdrix se défendent, convulsives, et, les ailes battantes, éparpillent
leurs plumes. Jamais elles ne voudront mourir. Il étranglerait plus aisément,
d’une main, un camarade. Il les met entre ses deux genoux, pour les contenir,
et, tantôt rouge, tantôt blanc, en sueur, la tête haute afin de ne rien voir, il
serre plus fort.
Elles s’obstinent.
Pris de la rage d’en finir, il les saisit par les pattes et leur cogne la tête
sur le bout de son soulier.
– Oh ! le bourreau ! le bourreau ! s’écrient grand frère Félix et sœur
Ernestine.
– Le fait est qu’il raffine, dit madame Lepic. Les pauvres bêtes ! je ne
voudrais pas être à leur place, entre ses griffes.
M. Lepic, un vieux chasseur pourtant, sort écœuré.
– Voilà ! dit Poil de Carotte, en jetant les perdrix mortes sur la table.
Madame Lepic les tourne, les retourne. Des petits crânes brisés du sang
coule, un peu de cervelle.
– Il était temps de les lui arracher, dit-elle. Est-ce assez cochonné ?
Grand frère Félix dit :
– C’est positif qu’il ne les a pas réussies comme les autres fois.

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