vendredi 25 mai 2018

Poil de Carotte - Le coffre-fort



Le lendemain, comme Poil de Carotte rencontre Mathilde, elle lui dit : – Ta maman est venue tout rapporter à ma maman et j’ai reçu une bonne fessée. Et toi ? POIL DE CAROTTE Moi, je ne me rappelle plus. Mais tu ne méritais pas d’être battue, nous ne faisions rien de mal. MATHILDE Non, pour sûr. POIL DE CAROTTE Je t’affirme que je parlais sérieusement, quand je te disais que je me marierais bien avec toi. MATHILDE Moi, je me marierais bien avec toi aussi. POIL DE CAROTTE Je pourrais te mépriser parce que tu es pauvre et que je suis riche, mais n’aie pas peur, je t’estime. MATHILDE Tu es riche à combien, Poil de Carotte ? POIL DE CAROTTE Mes parents ont au moins un million. MATHILDE Combien que ça fait un million ? POIL DE CAROTTE Ça fait beaucoup ; les millionnaires ne peuvent jamais dépenser tout leur argent. MATHILDE Souvent, mes parents se plaignent de n’en avoir guère. POIL DE CAROTTE Oh ! les miens aussi. Chacun se plaint pour qu’on le plaigne, et pour flatter les jaloux. Mais je sais que nous sommes riches. Le premier jour du mois, papa reste un instant seul dans sa chambre. J’entends grincer la serrure du coffre-fort. Elle grince comme les rainettes, le soir. Papa dit un mot que personne ne connaît, ni maman, ni mon frère, ni ma sœur, personne, excepté lui et moi, et la porte du coffre-fort s’ouvre. Papa y prend de l’argent et va le déposer sur la table de la cuisine. Il ne dit rien, il fait seulement sonner les pièces, afin que maman, occupée au fourneau, soit avertie. Papa sort. Maman se retourne et ramasse vite l’argent. Tous les mois ça se passe ainsi, et ça dure depuis longtemps, preuve qu’il y a plus d’un million dans le coffre-fort. MATHILDE Et pour l’ouvrir, il dit un mot. Quel mot ? POIL DE CAROTTE Ne cherche pas, tu perdrais ta peine. Je te le dirai quand nous serons mariés, à la condition que tu me promettras de ne jamais le répéter. MATHILDE Dis-le moi tout de suite. Je te promets tout de suite de ne jamais le répéter. POIL DE CAROTTE Non, c’est notre secret à papa et à moi. MATHILDE Tu ne le sais pas. Si tu le savais, tu me le dirais. POIL DE CAROTTE Pardon, je le sais. MATHILDE Tu ne le sais pas, tu ne le sais pas. C’est bien fait, c’est bien fait. – Parions que je le sais, dit Poil de Carotte gravement. – Parions quoi ? dit Mathilde hésitante. – Laisse-moi te toucher où je voudrai dit Poil de Carotte, et tu sauras le mot. Mathilde regarde Poil de Carotte. Elle ne comprend pas bien. Elle ferme presque ses yeux gris de sournoise, et elle a maintenant deux curiosités au lieu d’une. – Dis le mot d’abord, Poil de Carotte. POIL DE CAROTTE Tu me jures qu’après tu te laisseras toucher où je voudrai. MATHILDE Maman me défend de jurer.
POIL DE CAROTTE
Tu ne sauras pas le mot.
MATHILDE Je m’en fiche bien de ton mot. Je l’ai deviné, oui, je l’ai deviné. Poil de Carotte, impatienté, brusque les choses. Écoute, Mathilde, tu n’as rien deviné du tout. Mais je me contente de ta parole d’honneur. Le mot que papa prononce avant d’ouvrir son coffre-fort, c’est « Lustucru ». À présent, je peux toucher où je veux. – Lustucru ! Lustucru ! dit Mathilde, qui recule avec le plaisir de connaître un secret et la peur qu’il ne vaille rien. Vraiment, tu ne t’amuses pas de moi ? Puis, comme Poil de Carotte, sans répondre, s’avance, décidé, la main tendue, elle se sauve. Et Poil de Carotte entend qu’elle rit sec. Et elle a disparu qu’il entend qu’on ricane derrière lui. Il se retourne. Par la lucarne d’une écurie, un domestique du château sort la tête et montre les dents. – Je t’ai vu, Poil de Carotte, s’écrie-t-il, je rapporterai tout à ta mère. POIL DE CAROTTE Je jouais, mon vieux Pierre. Je voulais attraper la petite. Lustucru est un faux nom que j’ai inventé. D’abord, je ne connais point le vrai. PIERRE Tranquillise-toi, Poil de Carotte, je me moque de Lustucru et je n’en parlerai pas à ta mère. Je lui parlerai du reste. POIL DE CAROTTE Du reste ? PIERRE Oui, du reste. Je t’ai vu, je t’ai vu, Poil de Carotte ; dis voir un peu que je ne t’ai pas vu. Ah ! tu vas bien pour ton âge. Mais tes plats à barbe s’élargiront ce soir ! Poil de Carotte ne trouve rien à répliquer. Rouge de figure au point que la couleur naturelle de ses cheveux semble s’éteindre, il s’éloigne, les mains dans ses poches, à la crapaudine, en reniflant.

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