jeudi 10 mai 2018

Poil de Carotte - Le jour de l'an



Le jour de l’an

Il neige. Pour que le jour de l’an réussisse, il faut qu’il neige.
Madame Lepic a prudemment laissé la porte de la cour verrouillée.
Déjà des gamins secouent le loquet, cognent au bas, discrets d’abord, puis
hostiles, à coups de sabots, et, las d’espérer, s’éloignent à reculons, les yeux
encore vers la fenêtre d’où madame Lepic les épie. Le bruit de leurs pas
s’étouffe dans la neige.
Poil de Carotte saute du lit, va se débarbouiller, sans savon, dans l’auge
du jardin. Elle est gelée. Il doit en casser la glace, et ce premier exercice
répand par tout son corps une chaleur plus saine que celle des poêles. Mais
il feint de se mouiller la figure, et, comme on le trouve toujours sale, même
lorsqu’il a fait sa toilette à fond, il n’ôte que le plus gros.
Dispos et frais pour la cérémonie, il se place derrière son grand frère
Félix, qui se tient derrière sœur Ernestine, l’aînée. Tous trois entrent dans
la cuisine. Monsieur et madame Lepic viennent de s’y réunir, sans en avoir
l’air.
Sœur Ernestine les embrasse et dit :
– Bonjour papa, bonjour maman, je vous souhaite une bonne année, une
bonne santé et le paradis à la fin de vos jours.
Grand frère Félix dit la même chose, très vite, courant au bout de la
phrase, et embrasse pareillement.
Mais Poil de Carotte sort de sa casquette une lettre. On lit sur l’enveloppe
fermée : « À mes Chers Parents. » Elle ne porte pas d’adresse. Un oiseau
d’espèce rare, riche en couleurs, file, d’un trait, dans un coin.
Poil de Carotte la tend à madame Lepic, qui la décachette. Des fleurs
écloses ornent abondamment la feuille de papier, et une telle dentelle en fait
le tour que souvent la plume de Poil de Carotte est tombée dans les trous,
éclaboussant le mot voisin.
MONSIEUR LEPIC
Et moi, je n’ai rien !
POIL DE CAROTTE
C’est pour vous deux ; maman te la prêtera.
MONSIEUR LEPIC
Ainsi, tu aimes mieux ta mère que moi. Alors, fouille-toi, pour voir si cette
pièce de dix sous neuve est dans ta poche !
POIL DE CAROTTE
Patiente un peu, maman a fini.
MADAME LEPIC
Tu as du style, mais une si mauvaise écriture que je ne peux pas lire.
– Tiens papa, dit Poil de Carotte empressé, à toi, maintenant.
Tandis que Poil de Carotte, se tenant droit, attend la réponse, M. Lepic lit
la lettre une fois, deux fois, l’examine longuement, selon son habitude, fait
« Ah ! ah ! » et la dépose sur la table.
Elle ne sert plus à rien, son effet entièrement produit. Elle appartient à
tout le monde. Chacun peut voir, toucher. Sœur Ernestine et grand frère Félix
la prennent à leur tour et y cherchent des fautes d’orthographe. Ici Poil de
Carotte a dû changer de plume, on lit mieux. Ensuite ils la lui rendent.
Il la tourne et la retourne, sourit laidement, et semble demander :
– Qui en veut ?
Enfin il la resserre dans sa casquette.
On distribue les étrennes. Sœur Ernestine a une poupée aussi haute
qu’elle, plus haute, et grand frère Félix une boîte de soldats en plomb prêts
à se battre.
– Je t’ai réservé une surprise, dit madame Lepic à Poil de Carotte.
POIL DE CAROTTE
Ah, oui !
MADAME LEPIC
Pourquoi cet : ah, oui ! Puisque tu la connais, il est inutile que je te la montre.
POIL DE CAROTTE
Que jamais je ne voie Dieu, si je la connais.
Il lève la main en l’air, grave, sûr de lui. Madame Lepic ouvre le buffet.
Poil de Carotte halette. Elle enfonce son bras jusqu’à l’épaule, et, lente,
mystérieuse, ramène sur un papier jaune une pipe en sucre rouge.
Poil de Carotte, sans hésitation, rayonne de joie. Il sait ce qu’il lui reste
à faire. Bien vite, il veut fumer en présence de ses parents, sous les regards
envieux (mais on ne peut pas tout avoir !) de grand frère Félix et de sœur
Ernestine. Sa pipe de sucre rouge entre deux doigts seulement, il se cambre,
incline la tête du côté gauche. Il arrondit la bouche, rentre les joues et aspire
avec force et bruit.
Puis, quand il a lancé jusqu’au ciel une énorme bouffée :
– Elle est bonne, dit-il, elle tire bien.

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